Franco-palestinienne et résidente à Ramallah, Inès Abdel Razek est directrice du plaidoyer pour le Palestine Institute for Public Diplomacy, une ONG indépendante, et membre active du « laboratoire d’idées » al-Shabaka. Elle fait partie de cette nouvelle génération tournée vers l’avenir et déterminée à refonder le mouvement national.
Qu’est-ce qui motive votre engagement ?
Inès Abdel Razek : Une conviction : la défense de la justice et la libération du peuple palestinien passeront par une mobilisation citoyenne forte. J’ai fait le choix de travailler au sein de la société civile car l’espace d’innovation, de pensée politique, de liberté d’action y est beaucoup plus important qu’au sein des structures officielles palestiniennes, verrouillées de l’intérieur et limitées par les contraintes du cadre imposé par les accords d’Oslo.
Que signifie être une jeune femme palestinienne engagée aujourd’hui ?
I.A. R. : C’est le double défi de lutter au sein d’une société patriarcale dans un environnement colonial. Aucune femme ne dirige un parti politique palestinien ni ne siège à un poste important d’une instance politique. Dans les années 1970-1980, le mouvement national palestinien comptait de nombreuses organisations de femmes influentes, très actives durant la première Intifada notamment. Peu ont survécu au processus d’Oslo puis à la seconde intifada. La stratégie de la « paix économique » et la construction de l’Autorité palestinienne – sans la souveraineté d’un État – promue par les bailleurs internationaux a mené à une dépolitisation de la société civile.
Pour les femmes en particulier, cela s’est par exemple traduit par la promotion et le développement de coopératives autour de la broderie et de l’artisanat. Ces projets sont économiquement importants mais ne visent pas à l’émancipation politique ou sociale des femmes.
Résultat : les forces militantes se sont éparpillées en différentes ONG professionnelles qui gèrent des projets sans lien avec l’émancipation politique et la fin de l’occupation. Les militants aujourd’hui savent pertinemment qu’entrer dans la sphère politique les amènera à subir des pressions très fortes, à voir leurs locaux fouillés, à ne pas avoir de financement, à des arrestations arbitraires.
Les femmes, notamment celles des couches sociales privilégiées, peuvent accéder à des positions dans le secteur privé : la direction des grandes entreprises, les médias… Les femmes palestiniennes représentent 65% des diplômés à l’université, mais représentent moins de 30% des actifs/actives sur le marché du travail. Cela ne veut pas dire que le féminisme palestinien n’existe plus, il connaît au contraire un renouveau. Un exemple actuel intéressant est le mouvement Tal3at, actif en Cisjordanie et auprès des Palestiniennes de 48, notamment à Haïfa et Jaffa. Elles prônent la création d’un front alliant décolonisation et émancipation des femmes, considérant que les deux vont de pair.
Si le jeu politique palestinien est « verrouillé », il semble y avoir un réel bouillonnement au sein de la jeunesse depuis l’annonce d’élections dans les Territoires occupés. Comment l’expliquez-vous ?
Commençons par distinguer l’élan politique représenté par le projet annoncé d’élections avec ces élections précisément qui ne permettront pas réellement un renouvellement démocratique. Tout est préparé pour que les forces existantes et la direction palestinienne actuelle puissent se maintenir et ne pas être trop bousculées par les votes. De plus, c’est Israël en tant qu’occupant qui a le pouvoir, donc la démocratie sous occupation reste un oxymore. Par ailleurs, entre l’annonce et la tenue des élections doivent s’écouler quatre mois. Après tant d’années de vide politique et de répression, comment peut-on imaginer sérieusement la construction de force politique représentant les aspirations de la population ?
Sauf que la jeunesse palestinienne a soif de démocratie et d’engagement, d’une représentation nationale palestinienne qui ne soit pas basée sur le clientélisme et le maintien du statu quo. La société est frustrée de ne pas pouvoir exprimer politiquement ses choix. Entre l’occupation israélienne et l’autocratisation de l’Autorité palestinienne, il y a peu d’espace pour s’engager. Le moment actuel représente une opportunité pour pouvoir donner son avis, favorisant l’ouverture de lieux d’échanges et de débats, souvent clandestinement ou de manière prudente. Mais c’est un défi pour la jeunesse palestinienne : défendre son espace démocratique. Régulièrement, des jeunes sont arrêtés pour avoir critiqué l’Autorité palestinienne sur les réseaux sociaux.
L’engagement est aussi une question de classe sociale. La « paix économique » promue par Oslo a profité à certains tout en mettant de côté une part significative de la population palestinienne qui est marginalisée que ce soit dans les camps de réfugiés ou les travailleurs obligés de postuler pour aller travailler dans les colonies ou en Israël. Cette discrimination économique va de pair avec l’exclusion politique. Prenez la loi électorale : pour être candidat à la députation ou à la présidence il faut avoir 28 ans et un budget minimal de 10000$ pour financer le dépôt d’une liste. Combien de Palestiniens disposent d’une telle somme ?
Toute cette colère, cette frustration, a soif de reconquête politique et démocratique pour s’exprimer, mais cela ne peut pas se faire en quelques semaines.
Propos recueillis par Thomas Vescovi
Photo : Ines Abdel Razek, Palestine Institute for Public Diplomacy