Au fil de ces dernières années, plusieurs études, ou rapports, ont été publiés qui apportent les éléments permettant de confronter les définitions de l’apartheid internationalement reconnues, avec la situation réellement vécue des Palestiniens. Ce lent et minutieux travail commence à être connu et reconnu. Il est donc maintenant tout à fait possible de qualifier le régime israélien envers les Palestiniens comme un apartheid, selon la définition qu’en donne le droit international, pour peu qu’on s’intéresse à la question en étant juste et intègre.
Le parcours sera sans doute encore long et semé d’embûches avant que les États reconnaissent ce régime d’apartheid, et imposent la fin de ce crime contre l’humanité, comme le droit les y oblige. Pour nous, la première étape est de nous informer, afin de pouvoir convaincre autour de nous et agir sur nos gouvernements… Nous nous y employons !
Quels sont les documents les plus notables sur lesquels s’appuyer et que disent-il ?
En 2008, le Conseil de recherche en sciences humaines (HSRC) d’Afrique du Sud commande un travail d’investigation à une équipe internationale d’universitaires et de praticiens en droit international. Elles et ils viennent de l’Afrique du Sud, d’Israël, d’Angleterre et de Cisjordanie. Leur étude sera publiée en 2009 après 15 mois de recherche. Leur rapport de 300 pages est intitulé « Occupation, Colonialisme, Apartheid ? Une réévaluation des pratiques d’Israël dans les territoires palestiniens occupés sous la loi internationale ». Ce document constitue une revue exhaustive des pratiques d’Israël dans les territoires palestiniens occupés, analysées au filtre des définitions du colonialisme et d’apartheid tels que définis par le droit international. Il conclut que l’État d’Israël exerce un contrôle sur les territoires palestiniens occupés dans le but de maintenir une domination des Juifs sur les Palestiniens et que ce système constitue une violation de l’interdiction de l’apartheid. Deux des plus importantes ONG palestiniennes – Al-Haq [1] et Adalah [2] – ont participé à ce travail, Al-Haq du côté palestinien, Adalah, du côté israélien.
En 2007 et 2012, le CERD [3] avait conclu qu’Israël violait l’article 3 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR) qui définit l’obligation selon laquelle « les États Parties condamnent tout particulièrement la ségrégation raciale et l’apartheid et s’engagent à prévenir, interdire et éliminer toutes les pratiques de cette nature dans les territoires placés sous leur juridiction ». Il avait alors exhorté l’Israël à prendre des mesures, immédiates pour interdire et éradiquer toute politique ou pratique de ségrégation raciale et d’apartheid… Sans contrainte et sans succès.
De 2009 à 2013, le Tribunal Russell sur la Palestine se réunit. Il s’agit d’un tribunal international des peuples créé par des citoyens – appuyé sur des Comités d’Experts et de Témoins, chargés d’établir les faits et l’argumentaire juridique qui est sou- mis au Tribunal – dont l’objectif est d’informer et de mobiliser dans le contexte de la situation israélo-palestinienne pour faire respecter le droit international.
Le Tribunal estime qu’Israël soumet le peuple palestinien dans son ensemble à un régime de domination institutionnalisé qui équivaut à un apartheid tel que défini par le droit international. Il conclut alors que le règne d’Israël sur le peuple palestinien sous sa juridiction, indépendamment de leur zone de résidence, équivaut collectivement à un seul régime intégré d’apartheid. (cf. encadré)
En 2017, la CESAO (Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale) intervient. Il était connu que les Palestiniens sont soumis de la part de l’État d’Israël à un processus de dépossession de leurs terres et de leurs ressources, d’enfermement, de destruction de leur société, et le terme d’apartheid était déjà là pour décrire le rapport entre Palestiniens et Israéliens. Mais, pour la première fois, c’est une agence de l’ONU, la CESAO qui prend l’initiative et commande à deux juristes de re- nommée internationale de diligenter une étude sur la question.
Cette demande d’une approche totalement juridique, change la nature et la portée des conclusions du travail qui en découlera. En effet, l’apartheid est un crime contre l’humanité, que les Nations Unies et leurs États membres ont obligation de combattre. Le rapport de Richard Falk [4] et Virginia Tilley aura donc un impact politique particulier. Malgré les pressions subies, elle et il vont jusqu’au bout de leur mission et leur travail sera publié pendant quelques jours sur le site de la CESAO. Puis cédant aux pressions conjointes d’Israël et des États-Unis, le Secrétaire général de l’ONU exige le retrait du rapport. Unanimement respectée, la directrice exécutive de la CESAO, Rima Khalaf, préfère alors démissionner.
Quelles vérités le rapport « Israeli Practices towards the Palestinian People and the Question of Apartheid » dévoile-t-il pour subir un tel traitement ?
Ce rapport met en évidence la stratégie d’Israël, qui organise la fragmentation du peuple palestinien. Israël sépare les Palestiniens en quatre catégories géographiques, juridiques et politiques distinctes. Ces politiques et pratiques jouent un rôle essentiel pour garantir que les Palestiniens de différentes régions ne puissent pas se rencontrer, se regrouper, vivre ensemble, partager la pratique de leur culture, et exercer tout droit collectif, en particulier le droit à l’autodétermination. Ces quatre groupes sont les Palestiniens citoyens d’Israël soumis au droit civil et foncier israélien ; les Palestiniens de Jérusalem régis par la loi israélienne de la résidence permanente à Jérusalem, leur ville ; les Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, soumis au droit militaire israélien ; enfin, les Palestiniens réfugiés, ou exilés auxquels Israël refuse l’application du droit au retour. Constat est fait que cette fragmentation stratégique constitue le principal outil par lequel Israël a mis en œuvre et maintient son régime d’apartheid.
Le rapport conclut, au terme d’une étude approfondie, qu’il existe de très fortes présomptions qu’Israël soit coupable du crime d’apartheid vis-à-vis du peuple palestinien.
2019, huit ONG palestiniennes et régionales – Al-Haq, Badil, PCHR, Addameer, Al-Mezan, CCDPJ, Institut du Caire, HIC – remettent un rapport conjoint au CERD [5]. Le rapport aborde successivement la fragmentation, les différentes lois discriminantes, l’incarcération de masse pour réduire au silence, et l’incitation à la haine raciste en Israël. Le CERD reconnaît alors la continuité des pratiques et politiques israéliennes de ségrégation raciale et d’apartheid visant les Palestiniens des deux côtés de la ligne verte (Israël et Territoire palestinien occupé).
En juin 2020, 47 experts et rapporteurs spéciaux de l’ONU déclarent dans le contexte de l’annonce d’annexion par Israël de la vallée du Jourdain et des colonies à partir du 1er juillet que celle-ci violerait un principe fondamental du droit international. Ajoutant « Ainsi, le lendemain de l’annexion serait la cristallisation d’une réalité déjà injuste : deux peuples vivant dans le même espace, dirigés par le même État, mais avec des droits profondément inégaux. C’est la vision d’un apartheid du XXIe siècle ».
En juillet 2020, une grande ONG israélienne Yesh Din publie un avis juridique de l’avocat des droits de l’humain Michael Sfard, déclarant que le crime contre l’humanité de l’apartheid est commis contre les Palestiniens en Cisjordanie, même sans nouvelles étapes vers l’annexion. La conclusion de cet avis juridique est que le crime d’apartheid est commis en Cisjordanie parce que, dans ce contexte de régime de domination et d’oppression d’un groupe national par un autre, les autorités israéliennes mettent en œuvre des politiques et des pratiques qui constituent des actes inhumains tels que définis par le droit international : la négation des droits d’un groupe national, la privation des ressources d’un groupe et leur transfert à un autre, la séparation physique et juridique entre les deux groupes et l’installation d’un système juridique différent pour chacun d’eux. Il s’agit là d’une liste non exhaustive des actes inhumains. Ajoutant que le régime israélien dans son ensemble est un régime d’apartheid…
« Et même si tous les Israéliens ne sont pas coupables de ce crime, nous en sommes tous responsables. Il est de notre devoir, à tous et à chacun d’entre nous, d’agir résolument pour mettre fin à la perpétration de ce crime ».
2021, B’Tselem, ONG israélienne de défense des droits humains publie en janvier un rapport nommé « Un régime de suprématie juive de la Méditerranée au Jourdain : c’est un apartheid » dans lequel il utilise pour la première fois le terme d’apartheid. Une des raisons de ce rapport est donnée par son directeur Hagaï El-Ad « Nous voulons changer le discours sur ce qu’il se passe ici. L’une des raisons pour lesquelles rien ne bouge, c’est que la situation n’est pas analysée correctement ». Dans ce cadre, il s’attache à mettre en évidence la perception d’une réalité vivace, mais fausse, selon laquelle il y aurait deux régimes séparés par la Ligne verte. L’un serait une démocratie à l’intérieur des frontières de l’État d’Israël. L’autre serait palestinien, actuellement sous occupation militaire, mais dont le statut final devrait être déterminé lors de futures négociations. Le rapport analyse les différents moyens de contrôle israélien de l’ensemble du territoire « de la Méditerranée au Jourdain » par des lois, des pratiques violentes, et jusqu’à la promulgation de la loi fondamentale « Israël- l’État nation du peuple juif » de juillet 2018 qui dévoile le projet Israélien en enracinant le droit du peuple juif à l’exclusion des autres. Le rapport conclut que ce sont les pratiques et non les déclarations qui définissent l’apartheid.
Le 27 avril 2021 l’ONG internationale HRW publie un rapport « Un seuil franchi : les autorités israéliennes et les crimes d’apartheid et de persécution ». Avec ses 213 pages, c’est aujourd’hui le plus complet sur la question. Le rapport présente la réalité actuelle d’une autorité unique, brutale –le gouvernement israélien –, qui exerce le principal pouvoir sur la zone située entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée, peuplée de deux groupes de population de taille à peu près égale, et qui privilégie méthodiquement les Israéliens juifs tout en réprimant les Palestiniens d’une manière particulièrement sévère dans le territoire occupé. Il précise que le constat d’apartheid et de persécution ne change rien au statut juridique du Territoire palestinien occupé, constitué de la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, et de Gaza, ni à la réalité factuelle de l’occupation. Le rapport introduit aussi la notion juridique de crime contre l’humanité de persécution, tel que défini dans le Statut de Rome et le droit international coutumier, il consiste en une grave privation des droits fondamentaux d’un groupe racial, ethnique ou autre, exercée avec une intention discriminatoire. « Ces politiques, qui accordent aux Israéliens juifs les mêmes droits et privilèges où qu’ils vivent et discriminent les Palestiniens à des degrés divers où qu’ils vivent, reflètent une volonté de privilégier un peuple au détriment d’un autre ». « Depuis des années, des voix éminentes ont averti du risque d’apartheid si la domination d’Israël sur les Palestiniens se poursuivait », déclare Kenneth Roth, Directeur exécutif de Human Rights Watch.
« Cette étude détaillée révèle que les autorités israéliennes ont déjà franchi ce seuil et commettent aujourd’hui les crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution. »
Faisant écho à l’appel de plus de 200 ONG palestiniennes, régionales et internationales en septembre 2020, qui ont appelé les États à prendre leurs responsabilités à l’AG de l’ONU [6] Le rapport conclut par une incitation à l’action pour mettre fin à la répression des Palestiniens, au niveau des États, de la CPI, comme des individus. « Celles et ceux qui luttent pour la paix israélo-palestinienne, qu’elle prenne la forme d’une solution à un ou à deux États ou d’une confédération, devraient entre-temps reconnaître cette réalité pour ce qu’elle est, et mettre en œuvre les instruments relatifs aux droits humains nécessaires pour y mettre fin. »
Le 8 juin 2021, le département des Négociations de l’OLP, État de Palestine, publie un rapport de 50 pages, intitulé « C’est l’apartheid : la réalité de l’occupation coloniale de la Palestine par Israël ». Cette publication présente la situation d’Israël en tant que système d’apartheid. Il définit les actes de l’État d’Israël sur la terre de Palestine occupée depuis 1967. En exergue du document « ce qui agit comme l’apartheid, est dirigé comme l’apartheid et harcèle comme l’apartheid, n’est pas un canard – c’est l’apartheid ».
Mireille Sève