Mardi 11 mai à Ramallah : jour
de fête de la francophonie.
Autour du centre culturel français,
les soldats étaient en faction sur les
toits pour protéger la venue du consul
général de France de Jérusalem. L’homme
arriva et, bien sûr, tint admirablement
son rôle. Il inaugura l’événement comme
il se doit, lâchant simplement au détour
d’une phrase ce mot étrange : « agitation »
Les mots qui suivirent fournissaient
l’explication... Le diplomate faisait en
effet référence à cette manifestation qui
s’était déroulée dans la ville quelques
jours plus tôt, lors de l’attaque par l’armée
israélienne de la prison de Jéricho qui
s’était soldée par l’arrestation du dirigeant
du FPLP Ahmet Saadat et de
quelques dizaines d’autres Palestiniens.
Un bien étrange qualificatif pour dire
l’indignation et la révolte de tout un
peuple face à une nouvelle trahison de
la communauté internationale. Dire qu’il
pensait alors aussi au rassemblement qui
venait de se tenir place des Lions contre
l’embargo que son gouvernement contribuait
à imposer à la population n’était,
bien sûr, que pure supputation. Ce fut
pourtant ainsi que, dans l’assistance, certains
l’interprétèrent.
Quant à moi, je ne pus m’empêcher de
vouloir raconter la scène à Sohair, que
je retrouvai quelques minutes plus tard.
Sohair, Palestinienne d’Israël, me coupa
la parole pour me dire ce qui lui importait,
à elle : « Jamais, jamais plus, je ne
veux entendre parler l’hébreu. Tu
m’entends, je hais cette langue. » Sohair.
Je l’avais rencontrée, il y a un an, gaie,
heureuse, jeune militante convaincue
d’une cause pour un seul Etat sur la terre
de Palestine où tous vivraient en paix.
Puis elle me raconta son accouchement,
seule, dans une clinique de Jérusalem
interdite d’accès à son mari. Ses
démarches, deux mois durant, pour enregistrer
sa petite dernière avant de revenir
à la maison. « Et toi, dis moi, dis moi
ce que je vais faire quand, dans quelques
jours, quelques semaines, les Israéliens
mettront leur menace à exécution en
nous interdisant, à nous, Palestiniens
d’Israël résidant en Cisjordanie, de rester
ici à moins de devoir partir définitivement en Israël. Dis-moi où je dois
vivre ? ».
« Où dois-je vivre ? ». Cette question
Raed aussi me l’avait soufflée quelques
jours plus tôt. Raed, 26 ans, a vécu avec
sa mère en Jordanie jusqu’en 2004. Bien
sûr, sa décision de venir s’installer à
Ramallah avait été guidée par des considérations
financières puisqu’en traversant
le Jourdain, lui, le jeune diplômé en
comptabilité, espérait gagner mieux que
ce à quoi il pouvait prétendre à Amman
où le salaire minimum ne dépassait pas
les 100 euros mensuels. Mais il y avait
aussi la Palestine, cette terre qui était la
sienne et sur laquelle vivaient son père
et l’un de ses frères. Et puis « il y avait
alors une atmosphère particulière, une
ambiance ici à Ramallah beaucoup plus
ouverte, beaucoup plus tolérante qu’en
Jordanie ». Même si le chômage atteignait
des niveaux que l’on ne connaissait pas
auparavant, il était content de venir s’y
installer. Confiant dans l’avenir. Quelles
que soient les difficultés, il se disait que
les choses pouvaient encore changer,
que l’on pouvait avoir enfin la paix.
Quatre mois après mon arrivée, Raed
avait trouvé un emploi. Le salaire de 580
euros qu’on lui offrait comme comptable
dans ce centre sportif de Ramallah
n’était pas terrible mais il lui permettait
de louer un petit appartement
dans les faubourgs de la ville, de s’initier
au français, « et les bons mois, même,
d’épargner ». Mieux, lorsqu’à l’automne,
son employeur lui avait annoncé sa décision
de réajuster enfin son salaire pour
le placer au niveau qu’il doit être, « 800
euros », Raed avait envisagé enfin ce
voyage en Europe qu’il espérait faire
depuis longtemps. Une autre époque.
Depuis le mois de mars de cette année,
Raed ne pense plus qu’à une chose :
savoir quand et comment il pourra rembourser
les dettes qu’il a contractées
pour se nourrir. Cela faisait déjà deux
mois que son salaire n’était plus versé,
deux mois que chaque jour il se rendait
tout de même à son bureau, « dans l’espoir
que, peut-être, la situation se débloque. »
Son entreprise avait prêté une grosse
somme d’argent au gouvernement que
celui-ci ne pouvait plus lui rendre. Avec
quelques-uns de ses collègues, Raed est
allé début avril au ministère du Travail
pour réclamer leur dû, menacer d’une
action en justice. « Mais à quoi bon ?
Si l’Autorité reçoit enfin de
l’argent, il y a peu
de chance que l’on
soit prioritaire,
non ? », m’avait-il
lancé. « Et puis, on nous
a prévenus : si on fait
ça, nous a-t-on dit, la
direction de l’entreprise
pourrait en profiter
pour fermer
boutique ».
Depuis le mois de
mars, son compte
bancaire, donc, était dans
le rouge. « Maintenant, c’est
sûr. Je vais partir », m’avait-il confié.
« Aller en Suède, dans le Golfe, en
Europe, n’importe où mais je vais partir.
Enfin... Enfin, je vais voir. Je me
donne encore quelques semaines pour
me décider. Mais, franchement, comment
pourrais-je tenir ici plus longtemps
? Et encore, moi, je suis seul. Je
n’ai pas d’enfants à nourrir. Je ne sais pas comment font tous ceux qui perçoivent
leur argent de l’Autorité. Moi, seul,
je n’ai déjà plus rien. Les cours de français
que je prenais, j’ai dû les arrêter.
L’argent que j’arrive à emprunter à ma
famille me sert désormais simplement tout
juste à manger. Et combien de temps
pourront-ils m’aider ? Tout le monde
est en train de sombrer. La situation est
catastrophique. Qui va vouloir demain
investir en Cisjordanie ou à Gaza ».
Raed n’était pas désespéré, non : simplement
révolté. Aux dernières élections,
il a partagé ses voix entre le Fatah
et le Hamas. « On pensait tous qu’on
serait plus fort comme ça dans les négociations
avec les Israéliens, et puis que
le gouvernement prendrait enfin en considération
les besoins des gens ; les aiderait
à trouver un travail. Que des usines
seraient construites en Palestine. » Un
vote social et politique, assumait-il. « Le
Fatah a trop volé pour que nous lui donnions
un blanc-seing... Qui aurait imaginé
que le monde allait se liguer contre
nous parce que l’on a élu un gouvernement
qui dit refuser de reconnaître
un Etat qui refuse lui-même de faire
connaître le tracé de ses frontières ? »
Raed était pour moi le symbole de cette
Palestine d’avril et de mai 2006, avec simplement
cette particularité de pouvoir
encore entrevoir un avenir provisoire
ailleurs. « Et ce n’est pas la fin d’un
rêve. Certainement pas... Un jour, je
reviendrai, mais alors je serai plus fort
que je le suis aujourd’hui. Je construirai
une belle maison où je viendrai passer
mes vacances. Peut-être même mieux :
j’aurais une entreprise ou une ferme à
Jéricho. »
Martine Hassoun