Les discussions étaient chargées d’émotion. Ministre siégeant au Cabinet, Haim-Moshe Shapira, déclara que tous les fondements moraux d’Israël avaient été sapés. Le ministre David Remez fit remarquer que les actes qui avaient été commis nous faisaient sortir de la catégorie des Juifs et somme toute de la catégorie des êtres humains. D’autres ministres étaient consternés aussi : Mordechai Bentov se demandait quel genre de Juifs il resterait dans le pays après la guerre ; Aharon Zisling racontait qu’il avait passé une nuit sans dormir – les criminels, déclara-t-il, portaient un coup à l’âme de tout le gouvernement. Certains ministres exigèrent que les témoignages fassent l’objet d’une enquête et que ceux qui en étaient responsables soient tenus de rendre des comptes. David Ben-Gurion était évasif. Finalement, les ministres décidèrent d’une enquête. Le résultat en fut la création d’une « commission d’examen des cas de meurtre commis dans (par) l’armée ».
C’était en novembre 1948. Les témoignages sur les massacres perpétrés par les soldats des Forces de Défense d’Israël contre les Arabes – prenant pour cibles des hommes désarmés ainsi que des personnes âgées, des femmes et des enfants – s’entassaient sur la table du conseil des ministres. Pendant des années ces discussions ont été cachées au grand public par les censeurs militaires. Aujourd’hui, un rapport d’enquête de Haaretz et de l’Institut Akevot de Recherche sur le Conflit Israélo-Palestinien rend pour la première fois publics les vifs échanges sur ce sujet entre les ministres et dévoile trois massacres auparavant inconnus ainsi que de nouveaux détails sur le massacre de Hula au Liban, l’un des crimes les plus flagrants de la guerre.
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En octobre 1948, les FDI lancèrent deux opérations à grande échelle : au Sud, l’ Opération Yoav, qui ouvrit une voie vers le Néguev ; et au Nord, l’Opération Hiram. Au cours de cette dernière, en l’espace de 30 heures, des dizaines de villages arabes du Nord furent conquis et des dizaines de milliers d’habitants s’enfuirent ou furent expulsés de leur domicile. En l’espace de moins de trois jours, les FDI firent la conquête de la Galilée et étendirent leur champ d’action aux villages du Sud du Liban. La majorité écrasante d’entre eux ne prirent aucune part aux combats. La plupart des échanges de tirs eurent lieu entre les FDI et l’Armée Arabe de Salut, composée de volontaires venus des pays arabes.
Au moment de la campagne israélienne pour conquérir la Galilée, 120.000 Arabes étaient restés dans la région, la moitié du nombre de ceux qui y habitaient à la veille de l’adoption du plan de partage des Nations Unies, en novembre 1947. L’avance rapide des FDI en direction de la frontière septentrionale mit les soldats en contact avec la population qui était restée dans les villages, parmi laquelle il y avait des personnes âgées, des femmes et des enfants. Le sort des Palestiniens se trouvait désormais entre les mains des soldats israéliens. Cela fut le contexte des massacres qui furent perpétrés contre les civils et contre les soldats arabes qui avaient été faits prisonniers. A la fin de la guerre, quelque 30.000 Arabes étaient restés dans le Nord.
Les atrocités de la guerre de 1948 sont connues grâce à divers documents historiques : lettres de soldats, mémoires écrits en temps réel qui n’ont pas été publiés, procès verbaux de réunions tenues par les paris politiques, et grâce à d’autres sources. Les rapports sur les enquêtes militaires et gouvernementales sont en majeure partie classés secrets, et la lourde main de la censure militaire continue à faire obstacle à la recherche universitaire et au journalisme d’investigation. Toutefois, les sources accessibles donnent une image qui devient lentement plus précise. Par exemple, les témoignages sur les massacres précédemment inconnus qui ont eu lieu à Reineh, à Meron et à Al-Burj, qui sont abordés ci-dessous.
Les massacres de Reineh
Le village de Reineh, près de Nazareth, fut conquis avant même l’Opération Hiram, en juillet 1948. Quelques mois plus tard, Aharon Haim Cohen, de la section de la confédération syndicale de la Histadrout qui s’occupait de la population arabe, a réclamé qu’un représentant de la section analogue du Mapam, parti de gauche qui faisait partie du gouvernement, fasse la clarté sur le point suivant : « Pourquoi 14 Arabes, parmi lesquels une Bédouine et aussi un membre de l’Alliance des Travailleurs de la Terre d’Israël, Yusuf al-Turki, ont-ils été assassinés dans le village de Reineh au début de septembre ? Ils ont été capturés près du village, accusés de contrebande, emmenés au village et assassinés ». Sheikh Taher al-Taveri, un des dirigeant de la communauté palestinienne dans le Nord, a maintenu que le massacre de Reineh « n’était pas le seul » et que ces actes avaient été « effectués à des fins de vol ». Les familles des victimes ont affirmé que ceux qui avaient été assassinés avaient été porteurs de centaines de livres, une sommes très importante.
Le village de Al-Burj (aujourd’hui Modi’in) a été conquis aussi en juillet 1948, au cours de l’Opération Dani. Selon un document, dont l’auteur est inconnu, et que l’on a trouvé dans les Archives de Yad Yaari, quatre personnes âgées étaient restés dans le village après qu’il ait été conquis : « Hajj Ibrahim, qui donnait un coup de main à la cantine de l’armée, une femme âgée malade, un autre homme âgé et une (vieille) femme ». Huit jours après que le village ait été conquis, Les soldats ont envoyé Ibrahim cueillir des légumes pour l’éloigner de ce qui allait se passer. « Les trois autres ont été emmenés dans une maison isolée. Après cela un obus antichar (« Fiat » ) fut tiré. Après que l’obus eut manqué la cible, six grenades à main furent jetées dans la maison. Elles tuèrent le vieillard et la femme, et la femme âgée fut mise à mort par une arme à feu. Après quoi ils incendièrent la maison et brûlèrent les trois corps. Quand Hajj Ibrahim revint avec celui qui le gardait, on lui dit que les trois autres avaient été emmenés à l’hôpital de Ramallah. Vraisemblablement il ne crut pas cette histoire, et quelques heures après il fut mis à mort par quatre balles ».
Selon le témoignage de Shmuel Mikunis, du Parti Communiste, membre du Conseil d’Etat Provisoire (qui a précédé la Knesset), et dont il est fait état ici pour la première fois, des atrocités ont aussi été perpétrées dans la région de Meron. Mikunis a contourné les censeurs en temps réel en posant au premier ministre une question parlementaire, qui s’est retrouvée dans les archives de la Knesset. Il a réclamé des éclaircissements à David Ben-Gurion au sujets des actes dont Mikunis disait qu’ils avaient été commis par des membres de la milice clandestine de l’Irgoun : « A) ils ont anéanti avec une mitrailleuse 35 Arabes qui s’étaient rendus à cette compagnie en arborant un drapeau blanc B) Ils ont fait prisonniers des habitants pacifiques, parmi lesquels des femmes et des enfants, leur ont ordonné de creuser une fosse, les y ont poussés à l’aide de longues baïonnettes françaises et ont tiré sur ces malheureux jusqu’à ce qu’ils aient tous été tués. Il y avait même une femme avec un nourrisson dans les bras. C) Des enfants arabes d’environ 13-14 ans qui jouaient avec des grenades ont tous été abattus. D) Une jeune fille d’environ 19-20 ans a été violée par des hommes de l’Altalena (une unité de l’Irgoun) ; après quoi elle a été poignardée avec une baïonnette et un bâton lui a été introduit dans le corps ».
Sur Meron on a rapporté, « Ils ont fait prisonniers des habitats pacifiques, parmi lesquels des femmes et des enfants,leur ont ordonné de creuser une fosse, les y ont poussés… et ont tiré sur les malheureux jusqu’à ce qu’ils aient tous été assassinés. Il y a avait même une femme avec un nourrisson dans les bras. »
Il y a lieu ici d’insister sur le fait que nous n’avons aucun témoignage supplémentaire qui donne plus de poids aux descriptions brutales des évènements survenus à Reineh, Al-Burj et Meron. Ceci n’est pas surprenant, compte tenu de la quantité de documents qui restent enfermés dans les archives. En ce qui concerne le témoignage de Mikunis, il y a des raisons supplémentaires de différer un scepticisme salutaire. Dans cette même question parlementaire à Ben-Gurion, Mikunis a fourni une description dans les moindres détails du massacre dans le village libanais de Hula, et il s’est avéré plus tard, au tribunal, que ses sources étaient fiables.. (Il n’y a aucune preuve qu’il y ait eu une réponse de la part du premier ministre).
« Certains montraient encore des signes de vie »
Les ministres semblent avoir été particulièrement perturbés par le massacre de Hula. Le village a été conquis par une compagnie du 22ème bataillon de la Brigade Carmeli, sous le commandement de Shmuel Lahis. Des centaines d’habitants, la majorité de la population de Hula, avaient fui, mais environ 60 personnes étaient restées dans le village et se sont rendues sans résistance. Après la conquête, deux massacres y furent perpétrés, en deux jours de suite. Le premier jour, le 31 octobre 1948, 18 villageois furent assassinés, et le jour suivant le nombre de victimes s’éleva à 15.
Lahis, le commandant de la compagnie, est le seul combattant de l’Opération Hiram qui a été jugé pour meurtre. Il a été acquitté au bénéfice du doute pour le premier épisode, mais a été reconnu coupable pour le massacre le deuxième, qu’il a lui-même effectué. Le verdict de Lahis a ensuite été relégué aux archives juridiques de l’Université de Tel Aviv, et un court extrait du jugement est publié ici pour la première fois.
Lahis a ordonné le déplacement « de ces 15 Arabes de la maison dans laquelle ils étaient et les a conduit vers une maison isolée qui était à quelque distance du cimetière musulman du village. Quand ils y sont arrivés, le requérant (Lahis) a ordonné que les Arabes soient emmenés dans une des pièces et là il leur a ordonné de se mettre en ligne le visage tourné vers le mur… Le requérant a alors tiré sur les Arabes avec la Sten (l’arme à feu) qu’il tenait et a vidé deux chargeurs sur eux. Après que les gens soient tombés, le requérant a examiné les corps et a observé s’il y avait de la vie en eux. Certains d’entre eux montraient encore des signes de vie et le requérant a alors effectué sur eux des tirs supplémentaires ».
Lahis a déclaré pour sa défense qu’il avait agi dans l’esprit du commandant du bataillon, qui lui avait dit qu’il « n’était pas nécessaire d’encombrer le personnel des services de renseignement avec des prisonniers ». Il a expliqué qu’il avait ressenti un puissant besoin de vengeance en raison de la mort de ses amis, même si ses victimes n’avaient pas pris part aux combats. Il fut condamné à sept ans d’emprisonnement ; en appel la peine de prison fut réduite à une année. Il l’a purgée dans des conditions tout à fait confortables dans une base militaire du Nord.
Au fil des ans, les juges ont donné diverses explications de la condamnation légère. Le Juge Gideon Eilat a justifié la condamnation en faisant remarquer que Lahis a été la seule personne mise en jugement, bien que des meurtres plus graves aient été commis. Le Juge Chaim Dvorin a déclaré, « en tant que juge, il m’était difficile de faire face à une situation dans laquelle nous sommes assis derrière une table et où nous jugeons une personne qui s’est comportée pendant la bataille comme elle s’est comportée. Pouvait-il savoir à ce moment-là qui était innocent et qui était ennemi » ?
Après sa libération, Lahis a été amnistié par le Président Yitzhak Ben-Zvi. Trois décennies plus tard il a été nomme directeur général de l’Agence Juive. En cette qualité il a conçu l’idée de la Journée de Jérusalem, commémorant la réunification de Jérusalem pendant la Guerre des Six jours, qui depuis a été célébrée chaque année.
Deir Yassin
Des millions de documents datant de la fondation de l’État sont conservés dans les archives gouvernementales, et il est interdit de les publier. Pour couronner le tout, il y a une censure active. Ces dernières années le personnel de l’appareil de la Malmab (acronyme en hébreu de « directeur de la sécurité de l’institution de la défense » ) ont fouillé les archives de tout le pays et retiré les preuves des crimes de guerre, comme l’a révélé un article d’investigation de Hagar Shezaf publié dans Haaretz en 2019. Cependant, malgré les efforts de dissimulation, les récits relatifs aux massacres continuent de s’accumuler.
Les travaux préparatoires ont été établis par l’historien Benny Morris, qui a mené des recherches exhaustives et pionnières dans les archives, à partir des années 1980. S’y sont ensuite ajoutées les travaux d’un autre historien, Adel Manna, dont l’objectif est l’histoire orale et qui a étudié l’histoire des Arabes de Haïfa et de la Galilée. Manna a décrit, entre autres évènements, le peloton d’exécution qui a massacré neuf habitants de Majd al-Krum (son propre lieu de naissance). Au fil des ans des publications supplémentaires, comme les témoignages rapportés ici, ont progressivement rempli les éléments manquants du puzzle.
Morris a recensé 24 massacres pendant la guerre de 1948. Aujourd’hui on peut dire que le nombre est plus élevé, s’élevant à plusieurs dizaines de cas. Dans certains d’entre eux quelques personnes ont été assassinées, dans d’autres des dizaines de personnes, et il y a aussi des cas de plus de cent victimes. A l’exception du massacre de Deir Yassin, en avril 1948, qui a trouvé un large écho au fil des ans, cette sombre tranche d’histoire semble avoir été réprimée et écartée du discours public israélien.
Parmi les massacres les plus importants qui ont eu lieu pendant les Opérations Hiram et Yoav il y a eu les évènements qui se sont produits dans les villages de Saliha, Safsaf et Al-Dawayima. A Saliha (aujourd’hui le Kibbutz Yiron), qui se trouve près de la frontière avec le Liban, la 7ème Brigade a exécuté entre 60 et 80 habitants en utilisant une méthode mise en oeuvre un certain nombre de fois au cours de la guerre : concentrer les habitants dans un bâtiment du village et faire sauter ensuite la construction avec les gens à l’intérieur.
A Safsaf (aujourd’hui le Moshav Safsufa), près de Safed, les soldats de la 7ème Brigade ont massacré des dizaines d’habitants. Selon un témoignage (ultérieurement reclassé secret par l’appareil de la Malmab), « Cinquante-deux hommes ont été capturés, ont été attachés l’un à l’autre, une fosse creusée et on les a abattus. Dix tressaillaient encore. Des femmes sont arrivées, ont demandé pitié. On a trouvé les corps de 6 vieillards. Il y avait 6 corps. 3 cas de viol ».
Dans le village de Al-Dawayima (aujourd’hui le Moshav Amatzia), dans le District de Lachish, des soldats de la 8ème Brigade ont massacré environ 100 personnes. Un soldat qui a été témoin des évènements a décrit aux responsables du Mapam ce qui s’est passé : « Il n’y a eu aucune bataille et aucune résistance. Les premiers conquérants ont tué 80 à 100 hommes, femmes et enfant arabes. Les enfants ont été tués en leur fracassant le crâne avec des bâtons. Il n’y avait aucune maison dans laquelle des personnes n’aient pas été tuées ». Selon un officier des services de renseignement qui a été affecté au village deux jours après, le nombre de ceux qui ont été tués s’est élevé à 120.
Un article publié après la guerre par une soldat anonyme dans le journal Ner précise que la pratique de tuer des non-combattants était largement répandue dans les FDI. L’auteur a raconté comment ses camarades de son unité ont assassiné une vieille femme arabe qui était resté derrière pendant la conquête du village de Lubiya, en Basse Galilée : « ceci est devenu une mode. Et quand je me suis plains au commandant du bataillon ce qui se passait et que je lui ai demandé de faire le carnage, qui n’avait aucune justification militaire, il a haussé les épaules et a déclaré qu’« il n’y avait aucun ordre venu d’au-dessus » pour l’empêcher. « Depuis lors, le bataillon n’a fait que descendre plus bas sur la pente. Ses succès militaires ont continué, mais d’un autre côté, les atrocités se sont multipliées ».
« C’est une question juive »
En novembre-décembre 1948, quand la pression de la guerre s’est quelque peu atténuée, le gouvernement s’est mis à discuter des rapports sur les massacres, qui étaient arrivés aux ministres de différentes façons. La lecture des procès-verbaux de ces réunions ne laisse aucune place au doute : les dirigeants du pays les plus élevés ont eu en temps réel connaissance des évènements sanglants qui ont accompagné la conquête des villages arabes.
En fait, les procès-verbaux des réunions du gouvernement de cette période ont été mis à la disposition du public dès 1995. Toutefois, les parties des débats consacrés à la « conduite de l’armée en Galilée et dans le Néguev » – selon le terme de l’ordre du jour du gouvernement – sont restées expurgées et censurées jusqu’à il y a quelques jours seulement. Le présent reportage a été rendu possible après une demande adressée à l’archiviste d’État par l’Institut Akevot.
Même aujourd’hui, les transcriptions ne sont pas disponibles dans leur intégralité. Il est évident que les mentions directes des crimes de guerre restent expurgées. Toutefois, les échanges entre les ministres sur la question de savoir s’il fallait enquêter ou non sur les crimes – échanges qui ont été cachés pendant 73 ans – sont maintenant accessibles aux chercheurs, aux journalistes et aux citoyens curieux. Voici, par exemple, à quoi ressemblait la réunion du gouvernement du 7 novembre 1948 :
Morris a répertorié 24 massacres pendant la guerre de 1948. Aujourd’hui l’on peut dire qu’il y en a eu plusieurs dizaines de cas. Dans certains d’entre eux quelques personnes ont été assassinée, dans d’autres des dizaines, et il y a aussi des cas avec plus d’une centaine de victimes.
Le Ministre de l’Immigration et de la Santé Haim-Moshe Shapira (du Hapoel Hamizrahi) : « Aller aussi loin est interdit, même en temps de guerre. Ces questions ont été soulevées plus d’une fois lors des réunions du gouvernement, et le ministre de la défense a enquêté et exigé, et des ordres ont été donnés. Je crois que pour donner l’impression que nous prenons cette affaire très au sérieux, nous devons désigner une commission de ministres qui se rendront dans ces endroits et verront par eux-mêmes ce qui s’est passé. Les personnes qui commettent ces actes doivent être punies. L’affaire n’était pas secrète. Ma proposition est de choisir une commission de trois ministres qui se penchera sur la gravité de l’affaire ».
Le Ministre de l’Intérieur Yitzhak Gruenbaum (des General Zionists) : « J’avais moi aussi l’intention de poser une question dans ce sens. J’ai appris qu’il existe un ordre pour nettoyer le territoire ». À ce stade, Gruenbaum parle d’un officier qui a transporté des habitants dans un bus vers les lignes ennemies, où ils ont été expulsés, et ajoute, "Mais apparemment d’autres n’ont pas la même intelligence, ni la même sensibilité. Apparemment l’ordre peut être exécuté par d’autres moyens ».
A ce stade, de nombreuses lignes sont expurgées.
Le Ministre du Travail Mordechai Bentov (du Mapam) : « Les personnes qui ont fait ça ont prétendu avoir reçu des ordres dans cet esprit. Il me semble que nous n’avons jamais été aussi impuissants sur aucun autre sujet que nous le sommes, apparemment, sur ce sujet. A mon avis, ce n’est pas une question arabe, c’est une question juive. La question est de savoir quels Juifs resteront dans le pays après la guerre. Je ne vois pas d’autre solution que d’éradiquer le mal d’une main ferme. Comme nous n’avons pas vu cette main forte au quartier général (de l’armée) ou au Ministère de la Défense, je soutiens la proposition de M. Shapira de désigner une commission qui sera autorisée par le gouvernement à enquêter sur toutes les personnes qu’il souhaitera. Il est nécessaire d’enquêter sur les chaînes de commandement, sur qui a reçu des ordres de qui, sur la façon dont les choses ont été faites sans ordres écrits. Ces choses sont faites selon une méthode particulière. Il s’avère qu’un ordre est une chose et la procédure une autre ».
Le Premier Ministre et Ministre de la Défense David Ben-Gurion (du Mapai) : « s’ils s’enfuient, il n’y a pas besoin de les poursuivre. Toutefois il en va différemment pour les habitants qui restent sur place et que nos armées chassent. Cela peut être évité. Il n’y a pas besoin de les chasser. A Lod et à Ramle des ordres explicites ont été donnés de ne pas chasser les habitants et il s’est avéré qu’ils ont été forcés (de partir). Je voulais aller à Lod dans les premiers jours après la conquête, et on m’a donné quelques excuses pour ne pas y aller. La première fois, je les ai acceptées naïvement. Un problème plus grave est celui des vols. La situation à cet égard est horrible ».
« Le paradis des fous »
Le 7 novembre 1948, la réunion s’est terminée par la décision de nommer une commission de trois ministres pour étudier les témoignages sur les massacres. La commission se composait de Haim-Moshe Shapira, de Bentov et du Ministre de la Justice Pinhas Rosenbluth (Rosen), du Parti Progressiste. Une semaine après ils ont informé le gouvernement que les maigres pouvoirs qui leur avaient été attribués ne leur permettaient pas d’aller au fond des choses. Trois jours de plus ont passé, et le gouvernement s’est réuni de nouveau pour débattre de l’enquête sur les crimes.
Bentov : « Je sais qu’il y a des milieux dans l’armée qui veulent saboter les décisions du gouvernement ».
Shapira : « Nous devons trouver le meilleur moyen d’arrêter cette peste. La situation dans cette affaire est comme une épidémie fléau. Aujourd’hui la commission a entendu un témoin, et j’ai caché mon visage de mes mains, de honte et de déshonneur. Si telle est la situation, je ne sais pas de quel côté il y a un plus grand danger pour l’état – du côté des Arabes ou de notre propre côté. A mon avis, toutes nos bases morales ont été sapées et nous devons chercher des moyens de freiner ces instincts. Nous en sommes arrivés à cet état des choses parce que nous n’avons pas su contrôler les choses lorsque que ceci a commencé. J’ai l’impression que nous vivons dans un paradis des fous.. Si aucun changement ne se produit, alors nous sapons de nos propres mains les bases morales du gouvernement ».
Le Ministre de l’Agriculture Aharon Zisling (du Mapam) : « "J’ai reçu une lettre d’une certaine personne à propos de cette question. Je dois vous dire que j’étais au courant de la situation dans cette affaire, et que j’ai mis le sujet sur cette table plus d’une fois . Après avoir lu la lettre que j’avais reçue, je n’ai pas pu dormir de toute la nuit. J’ai senti que quelque chose était en train de se faire qui affectait mon âme, l’âme de ma maison et l’âme de nous tous ici. Je ne pouvais pas m’imaginer d’où nous sommes venus et où nous allions. Je sais que ce n’est pas un fait du hasard, mais quelque chose qui détermine les normes de la vie de la nation. Je sais que cela pourrait avoir des conséquences dans tous les domaines de notre vie. Une transgression en engendre une autre, et cette matière devient la seconde nature des gens ».
Le Ministre de la Police Bechor-Shalom Sheetrit (des Sephardim and Oriental Communities) : « Déjà dans les premiers jours de l’Administration Publique (corps législatif provisoire d’avant mai 1948), J’ai réclamé d’aborder cette question de façon stricte, et vous ne m’avez pas écouté. Vous êtes bouleversés par leurs actes graves. J’ai avancé plusieurs propositions sur ce sujet, et à ce jour aucune d’elles n’a été acceptée ».
Le Ministre des Transports David Remez (du Mapai) : « Nous avons glissé sur une pente terrible - certes, pas toute l’armée, mais s’il y a des actes comme ceux-ci, et ils sont récurrents dans pas mal d’endroits, ils sont sans doute horribles jusqu’au point de désespérer ».
A l’issue de la discussion, Ben-Gurion a déclaré de façon tranchante : « Puisque la commission n’a pas rempli le rôle qui lui a été confié, elle est par conséquent abolie." Ce à quoi Gruenbaum a rétorqué : « Nous enterrons l’affaire ». Le ministre Shapira, qui était à l’origine de la création de la commission, a déclaré qu’il avait senti la terre se dérober sous ses pieds.
En fait, les ministres ont très vite compris que le premier ministre n’était pas intéressé par une enquête approfondie sur les crimes de guerre. Il a refusé d’accorder à la commission des trois le pouvoir de citer des témoins à comparaître et a imputé son échec à la paresse de ses membres. Alors que certains ministres réclamaient la création d’une commission ayant du mordant et insistaient pour que les responsables soient traduits en justice, Ben-Gourion s’est orienté dans une direction totalement opposée. La réunion s’est terminée par la décision suivante : « Le gouvernement confie au premier ministre (la responsabilité) d’enquêter sur toutes les allégations concernant le comportement de l’armée vis-à-vis des Arabes en Galilée et dans le sud ».
Deux jours après la réunion, le 19 novembre 1948, il (le premier ministre) a nommé l’avocat général, Yaakov-Shimshon Shapira, pour enquêter sur les évènements. Le premier ministre a précisé dans la lettre de nomination que l’avocat général « est invité par la présente à prendre sur lui d’examiner et d’enquêter pour savoir si des atteintes ont été infligées par des soldats et l’armée à la vie des résidents arabes de la Galilée et du Sud, ce qui n’était pas conforme aux règles de guerre acceptées ».
Deux semaines après l’avocat généra a remis son rapport au premier ministre. Dans la réunion du gouvernement du 5 décembre, Ben-Gurion a donné lecture de ses principaux points, mais cette partie du compte-rendu demeure expurgée. Dans les années 1980, l’historien Morris a adressé une requête à la Haute Cour de Justice, pour demander que le rapport soit mis à sa disposition, mais la requête fut rejetée. L’Institut Akevot oeuvre depuis plusieurs années à ce que le secret sur le compte-rendu soit levé.
Le compte-rendu n’est mentionné que quelques fois dans la littérature universitaire – si rarement que certains ont remis en question son existence même. L’historien Yoav Gelber, l’auteur de l’un des livres les plus instructifs sur la Guerre d’Indépendance(« Indépendance Contre Nakba : la Guerre Arabo-Israélienne de 1948 » en hébreu),a écrit qu’il n’a pas trouvé « le rapport d’enquête de Shapira ni une quelconque référence à celui-ci, ou toute autre preuve qu’une enquête ait été menée sur les actions irrégulières qui ont eu lieu en Galilée ». Néanmoins, le rapport existe réellement, et le compte-rendu maintenant devenu accessible montre que les membres du gouvernement n’ont pas tous été satisfaits de son contenu ou de ses recommandations.
Après avoir lu les principaux points du rapport au gouvernement, Ben-Gurion a déclaré, « je n’accepte pas tout ce qu’il (Shapira) a écrit, mais je pense qu’il a fait quelque chose d’important et a dit des choses que d’autres n’auraient pas osé ». Puis il a saisi l’occasion de critiquer ses collègues membres du gouvernement. « Bien sûr, il est facile de siéger autour de cette table et de blâmer un petit nombre de personnes, ceux qui ont combattu ».
Haim-Moshe Shapira : « l’avocat-général a bien sûr présenté un rapport à partir de ce qu’on lui a dit, mais cela n’est pas son boulot. A mon avis, la seule chose qu’il est encore possible de faire, est de désigner au nom du gouvernement une commission publique qui enquêtera sur cette question et qui entrera dans tous ses détails. Mais si ces actes sont dissimulés, c’est le gouvernement tout entier qui est responsable s’il ne traduit pas les contrevenants en justice ».
Remez : « Ces actes nous retirent complètement du nombre des Juifs et du nombre des êtres humains. C’est précisément sur ces questions graves que nous avons gardé le silence jusqu’à ce jour. Nous devons trouver un moyen de mettre un terme à ces actes, mais nous ne devons pas faire taire notre conscience en faisant porter toute la gravité de la faute sur des garçons qui ont été entraînés dans le sillage d’actes commis antérieurement ».
Le grand public ne semble pas avoir été perturbé par tout ceci. Le philosophe Martin Buber a qualifié de "psychose de guerre" l’état d’esprit qui dominait la société juive à l’époque.
Bentov : « Les gens s’habituent au fait de se détourner et commencent à comprendre : il n’y a pas de justice et pas de juge ».
La loi du silence
Au cours des réunions du gouvernement, il a plusieurs fois été fait mention d’un code du silence existant parmi les soldats au sujet des des crimes de guerre. Le Ministre Shapira a déclaré : « Le fait est que les soldats ont peur de témoigner. J’ai demandé à un soldat s’il était prêt à se présenter devant le comité. Il m’a demandé de ne pas mentionner son nom, d’oublier qu’il avait parlé avec moi et de le considérer comme quelqu’un qui ne savait rien ».
Ben-Gourion a également abordé la difficulté de briser le cercle du silence : « en ce qui concerne la Galilée, peu de choses ont été publiées. Toutes les rumeurs ne correspondent pas aux faits. Plusieurs choses ont été confirmées. Ce qui est arrivé ne peut être confirmé. Il y a une dissimulation. Le problème de la dissimulation est extrêmement grave. J’ai demandé à quelqu’un d’éclaircir une certaine question, et une opération organisée a été montée contre lui pour qu’il ne fasse pas cet éclaircissement. Il était soumis à une forte pression ». Ben-Gourion a affirmé qu’il était impossible d’établir la vérité, ni au nord ni au sud. Il a ajouté que dans le Néguev, « avaient été perpétrés des actes qui n’étaient pas moins choquants que les actes en Galilée ».
Le code du silence a aidé ceux qui souhaitaient mettre les crimes d’un coup de balai sous le tapis et éviter les enquêtes et les mises en accusation. En effet, Shmuel Lahis, le commandant de l’unité qui a perpétré le massacre de Hula, a fait partie des quelques personnes qui ont été accusées de meurtre pendant la Guerre d’Indépendance. Même le massacre d’Al-Dawayima, qui a fait l’objet d’une enquête interne des FDI, n’a pas donné lieu à des inculpations.
L’intensité de la dissimulation dans l’armée apparaît dans le livre de Yosef Shai-El, un soldat de la compagnie de Lahis, qui a témoigné dans le procès contre son ancien commandant. Dans ses mémoires non publiées de 2005, « Les quatre-vingts premières années de ma vie », Shai-El écrit : " Après le verdict du procès, j’ai traversé des moments difficiles pendant un certain temps. Les gens m’attrapaient dans les cafés et divers endroits de la ville et me frappaient. J’ai pris l’habitude de sortir avec un pistolet dans ma poche. Longtemps avant, j’avais trouvé ce pistolet à Acre dans une maison abandonnée. Tout le monde savait que j’étais un tireur d’élite, et j’ai profité de la tranquillité pendant un certain temps. La police a informé mon père qu’il y avait un plan pour m’enlever à la maison, et je me suis caché chez un ami ».
Même ceux qui n’avaient pas bénéficié du silence et de la dissimulation, et qui ont été jugés pour des crimes commis pendant la guerre, ont finalement été libérés. En février 1949 une amnistie générale rétroactive a été déclarée pour tous les crimes perpétrés pendant la guerre. Le grand public ne semble pas avoir été perturbé par tout cela. Les événements décrits ci-dessus ont eu lieu pendant la période de création du système de justice militaire. Ceci pourrait expliquer pourquoi l’armée a intériorisé une culture d’organisation qui tolère le meurtre de Palestiniens par des soldats pendant les opérations.
Six mois plus tard, le premier Président de la Knesset, Joseph Sprinzak, s’est présenté devant la Commission des affaires étrangères et de la défense du parlement. Lors de la réunion, il a été question de deux articles parus dans la presse ce jour-là, qui résument l’attitude à l’égard des actes de meurtre pendant la guerre. Au cours de la réunion, il a été question de deux articles parus dans la presse ce jour-là, qui résument l’attitude à l’égard des actes de meurtre pendant la guerre. L’un d’entre eux concernait un officier qui, pendant les combats, avait ordonné le meurtre de quatre blessés ; le second portait sur une personne qui vendait du matériel militaire volé. Le premier a été condamné à six mois de prison, le second à trois ans. Sprinzak, en tout cas, ne se fait pas d’illusions. "Nous sommes loin de l’humanisme", a-t-il déclaré à la commission. "Nous sommes comme toutes les nations."
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers
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Fred Csasznik