17 juillet 2020
La vue depuis le sommet de la colline est spectaculaire. Une vallée en fleurs, des bosquets et des champs verdoyants avec quelques bâtiments dispersés parmi eux, un poulailler et un porcherie – le tout entouré par ce qui est par ailleurs une terre aride et blanchie. C’est à cela que ressemble le désert lorqu’il fleurit. C’est à cela que ressemble l’apartheid israélien.
Des tourniquets dispersent l’eau en cercles dans la chaleur écrasante de midi ; il n’y a pas de problème d’eau dans ces champs. C’est une hora [danse traditionnelle, ndlt] d’arrosage, dansant et pulvérisant de l’eau. Tout autour, cependant, c’est juste du sable et encore du sable. Dispersées sur les pentes de la colline, comme des chèvres accrochées aux rochers, se trouvent les communautés de bergers bédouins de la vallée du Jourdain, des Jahalin et d’autres tribus. Elles constituent un groupe dense de tentes et de cabanes dans lesquelles des milliers de personnes vivent sans eau courante ni raccordement au réseau électrique dans la chaleur torride.
Les clochettes des moutons tintent : les bergers font paître leur bétail ici derrière les collines, parce qu’ils sont terrifiés par les colons, qui les chassent de presque partout. De temps à autre, l’administration civile du gouvernement militaire émet également des ordres de démolition, et les cabanes bédouines sont écrasées sous les chenilles de bulldozers israéliens, éxécuteurs de la loi.
Les communautés d’Al-Kaabneh, Rashidiya, Al-Maajath et Ras al-Auja se battent pour leur survie ici. Mais rien de mal n’arrivera à l’immense ranch au cœur de la vallée fleurie, avec ses maisons, ses champs, ses bosquets et ses animaux. Il est manifestement illégal, mais qui s’en soucie ?
C’est Havat Omer (Omer’s Farm), alias Einot Kedem. Il a été établi ici en 2004 par Omer Atidiah, alors nouveau colon religieux venu du Moshav Ein Yahav dans le centre de l’Arava [flanc est du Neguev le long de la vallée du Jourdain, ndlt], et sa partenaire, Naama, sur les ruines d’une base militaire abandonnée. Il s’est étalé frénétiquement à un rythme incroyable. Des groupes de visiteurs se voient maintenant offrir une variété étrange de programmes et d’activités. Il y a « Desert Lite » (« Pour entendre notre histoire + thé et coupes-faim + visite à pied de la ferme ») ; « Tranquilité dans le désert » (« Notre histoire + un repas du désert face au paysage de la ferme ») ; « Le jardin de Naama (« Site d’ateliers et d’hospitalité pour les couples ») ; et même « La tente rouge » (« Site des femmes sous la lune »). Il n’y a qu’à choisir.
Mais la vraie merveille, aux proportions presque miraculeuses, se passe sur les collines à l’est de la ferme, au nord de Jéricho. Un rêve prend forme matérielle ici : les Palestiniens construisent un nouveau village pour eux-mêmes, pour leurs propres agriculteurs et pour les bergers bédouins de la région, sur les collines qui surplombent Einot Kedem à l’est.
Pendant ce temps, Omer Atidiah, avec des colons de Mevo’ot Yericho et d’autres communautés voisines, font tout ce qu’ils peuvent pour arrêter et saboter les travaux de construction afin d’empêcher les Palestiniens de construire un village - Dieu nous vienne en aide ! – sur leurs propres terres, et sur un territoire qui est censé être sous leur contrôle. Pourtant, merveille des merveilles, il semble que cette fois le jeu violent des colons ne l’emportera pas et que le village va effectivement voir le jour.
Il y a quelques semaines, l’organisation Regavim, dont le but est de « protéger les terres nationales d’Israël », a publié sur sa page Facebook en hébreu une vive réaction aux tracteurs effrontés des Palestiniens : « Honteux. Quand le peuple de l’Autorité palestinienne rit à la face de la police israélienne ». Regavim a affirmé que les travaux de terrassement s’étaient étendus au-delà de la zone A (qui, en vertu des accords d’Oslo II, est sous le contrôle total civil et sécuritaire palestinien).
« Il s’agit bien sûr d’une effronterie de premier ordre de l’Autorité palestinienne, mais on lui permet de se produire grâce au fait que l’état d’Israël ferme les yeux, et à son grave manque de détermination. Aujourd’hui, nous avons bloqué les travaux. Nous continuerons d’être sur le terrain afin d’empêcher leur reprise », a écrit Regavim.
Il serait difficile de trouver un étalage plus impudent d’hypocrisie et de manque de conscience de soi lorsqu’il s’agit de « fermer les yeux » sur un tracteur palestinien, face à l’impressionnant Einot Kedem, qui s’étend sur au moins 2 400 dunams (600 acres) – 4 000 dunams, selon, l’estimation des Palestiniens –et contre lequel aucune action juridique n’a jamais été entreprise.
Quant à la légalité de la ferme, un porte-parole de l’unité du Coordonnateur des activités gouvernementales dans les territoires a déclaré à Haaretz cette semaine : « En ce qui concerne Havat Omer, la construction a été effectuée sans les permis et les autorisations nécessaires. » Alors, quand la force de la loi sera-t-elle amenée pour être appliquée à la ferme ? « L’application de la loi sera effectuée conformément aux pouvoirs et procédures appropriés et sous réserve de l’ordre des priorités et des considérations opérationnelles ».
Lors de notre visite cette semaine, d’énormes bulldozers soulevaient des nuages de poussière à l’est d’Einot Kedem, nivelant la zone et la préparant à l’établissement du nouveau village, encore sans nom. Les 200 premiers dunams seront divisés en parcelles destinées à accueillir des centaines de familles. Ces familles sont membres de l’Association Jericho pour l’aide agricole, une sorte de groupe d’investissement immobilier de paysans palestiniens et de bergers bédouins qui construisent la nouvelle communauté avec leur propre argent et sans aucune aide extérieure.
Au fond de ce lieu éloigné de tout et désolé, un sentiment de Far West était suspendu dans l’air cette semaine, sur fond d’attaques des colons. Il est devenu encore plus intense quand une camionette avec des plaques israéliennes est soudainement apparue dans la zone où les gros bulldozers sont garés, cachés derrière les collines dans ce lieu de fin du monde. Du véhicule est sorti un jeune homme dodu et souriant portant un chapeau à large bord, qui s’est présenté comme « Sufian Sawaad de Dimona. »
Maintenant, la fiction était complète : Un Arabe israélien, de retour de 13 ans d’exil en Caroline du Nord, qui conduit l’énorme Caterpillars D10 appartenant à son père. Que faisait-il à l’étranger ? « Ce que tous les Israéliens font en Caroline du Nord. J’ai travaillé dans des kiosques de centres commerciaux et dans les téléphones cellulaires », dit-il en riant au vent du désert.
Sawaad, qui a grandi à Dimona, vit maintenant à Shfaram, une ville majoritairement musulmane dans le nord d’Israël. Avec l’ingénieur Tahar Hanani, de Naplouse, il est en train de construire un village palestinien dans la vallée du Jourdain occupée et presque annexée. Lui aussi a subi la colère divine des colons.
Armés de pistolets et de fusils, ils lui bloquent fréquemment le passage le long de la piste de terre qui mène au chantier, le forçant à faire demi-tour, explique-t-il. « Nous n’avons aucun problème avec vous, nous avons un problème avec les autres », lui disent-ils, magnanimes.
La scène se rejoue constamment. Les colons prétendent que les travaux de terrassement sont illégaux, convoquent l’armée et l’administration civile. L’ingénieur et l’entrepreneur leur montrent sur les cartes qu’ils sont en zone A, et les colons partent. Sawaad dit qu’il essaie d’éviter les confrontations avec eux, mais ils l’effraient, lui aussi.
Muwafek Hashem est l’instigateur de cette entreprise audacieuse et ambitieuse. Cinquante ans, membre de l’une des communautés bédouines de la région de Jéricho, il dirige l’association agricole qui construit le village sur les terres du Waqf (fiducie religieuse musulmane). Les études ont débuté en 2017 et les travaux sur le terrain ont été lancés le 11 septembre 2019. Le vent arrache les cartes et les photographies aériennes qu’il a apportées pour nous montrer. Il court pour récupérer les documents volants et parvient finalement à les récupérer tous.
Les colons ont fait venir l’armée dès le premier jour de travail, mais après que Hashem leur eut prouvé que le projet était confiné à la zone A, il a été autorisé à continuer.
L’unité du Coordonnateur des activités gouvernementales dans les territoires a déclaré à Haaretz cette semaine : « Les travaux de construction mentionnés dans votre requête sont menés en zone A. Comme on le sait, l’administration civile est chargée de mettre en œuvre les pouvoirs civils dans la zone C seulement, selon les Accords d’Oslo. Les constructions palestiniennes qui ne sont pas situées dans cette zone ne sont pas sous la responsabilité de l’administration civile ».
À trois reprises au moins selon Hashem, les colons ont pointé des fusils sur sa tête. Une dizaine de fois, ils ont arraché les poteaux d’acier mis en place par les arpenteurs, et les travailleurs ont dû tout recommencer. Deux conteneurs de diesel ont été vandalisés et les quatre conteneurs d’eau ont été volés. Mais le moral de Hashem est resté ferme et déterminé. Deux gardes bédouins sont sur les lieux 24 heures sur 24, pour surveiller l’équipement. Mais quand les colons descendent dans leurs véhicules tout-terrain menaçants, les gardes (qui ne sont bien sûr pas armés) laissent tout tomber et s’enfuient pour sauver leur vie dans les collines.
Les lots sur les 200 premiers dunams défrichés varieront de 400 à 2000 mètres carrés (1 dunam vaut 1000 mètres carrés), en fonction de la taille de chaque famille. Les habitations ne seront pas en pierre – il n’y a pas d’argent pour cela – mais seront plutôt des cabanes et des mobil-homes. Un défi majeur sera de raccorder dès que possible le nouveau village au réseau d’eau et au réseau électrique. Il n’y a pas de financement extérieur pour ce projet, souligne Hashem, ni de l’Autorité palestinienne ni de l’Union européenne. Le financement provient entièrement des 600 familles de l’association. Le budget des travaux de terrassement est d’environ 2 millions de shekels (environ 580 000 $), et la pose de la conduite d’eau coûtera un autre demi-million de shekels.
Le plan pour la prochaine étape de ce rêve requiert le défrichement de 3.800 dunams de terres du Waqf dans la zone C (sous contrôle israélien complet), ce que Hashem ne sera évidemment jamais autorisé à faire. En attendant, il rêve des cultures que le nouveau village va faire pousser : papaye, oranges, pomelos, citrons et, bien sûr, dattes.
Cette semaine, trois énormes D10 fonctionnaient à plein régime. Ils laissent une dernière section de 10 dunams pour la fin. C’est la section la plus proche de la ferme d’Omer, et ils ont peur.
Traduit de l’anglais original par RP pour l’AFPS