Les dirigeants occidentaux reconnaîtront-ils un jour la souffrance que, par leur silence, ils font cyniquement subir aux Palestiniens en faisant semblant de l’ignorer ? Prenons-nous nous-mêmes toute la mesure de cette souffrance lorsque nous préférons glorifier leur « résilience » et leur « héroïsme » ? A Gaza, mais aussi en Cisjordanie, nombreux sont ceux qui vivent dans l’angoisse panique du lendemain. Nombreux sont ceux que l’occupant a détruits tant physiquement que moralement. La docteure Samah Jabr est psychiatre , elle est au cœur de cette souffrance et elle témoigne avec courage et détermination. « Derrière les fronts, chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation » est le livre qu’elle a édité en 2018. C’est un recueil de 26 chroniques qu’elle avait publiées depuis 15 ans dans de nombreux journaux. Ce livre est plus que jamais d’actualité alors qu’à Gaza les morts et les blessés se comptent par dizaines de milliers, alors que chaque famille, chaque enfant doivent faire le deuil de tous ceux et celles qu’ils ne reverront plus.
En tant que soignante, Samah Jabr connaît ses limites : « les entretiens et les pilules ne ramèneront jamais un enfant tué à ses parents, un père emprisonné à ses enfants, ni ne remettront sur pied une maison démolie ». En tant que témoin, elle documente les conséquences de l’humiliation coloniale quotidienne sur les âmes et les corps. Car l’humiliation, souligne-t-elle, est « la base politique de l’occupation », c’est « une fin en soi », mais surtout c’est « une blessure sous-documentée ». Elle s’attache donc à décrire les conséquences de cette oppression intériorisée – banalisée – qui, pour nombre de Palestiniens, aboutit à l’apathie, à la démoralisation, à l’angoisse permanente ou à la violence contre plus faibles que soi ; cette violence qui peut parfois conduire au meurtre ou à la fuite dans la toxicomanie ; cette oppression qui génère népotisme et corruption, soigneusement alimentés par l’occupant pour qui la dégradation de la société palestinienne est un objectif stratégique. C’est ainsi que, de plus en plus nombreux, des milliers d’ouvriers palestiniens sont contraints de se lever tôt dans la nuit pour se soumettre à l’humiliant arbitraire des check-points, afin d’aller construire les colonies israéliennes ou le mur de séparation.
Samah Jabr vise à sortir ses lecteurs de « l’ignorance et de l’engourdissement moral du monde » qui a « permis tant de cruauté ». Israël, nous dit-elle, « s’est créé et a survécu sur la base de crimes de guerre... ». C’est un « État ethnocentrique, militarisé et raciste », qui opprime en permanence un peuple sans État, en toute impunité, sans aucun respect de ses engagements internationaux. « L’acharnement des sionistes à confondre judaïsme et sionisme, conjugué à l’impact accablant de l’Holocauste, accapare la signification religieuse et culturelle, riche et variée, de l’identité juive, dans un but étriqué et colonial » ... « Pour moi, il n’est pas encore venu le temps d’écrire des poèmes d’amour. Mon travail de psychiatre m’a rapprochée de la souffrance de nombreuses personnes. J’écris par nécessité, la nécessité de transformer cette souffrance, autant que par sens des responsabilités. Je cherche à donner un sens à l’absurde... »
C’est ce témoignage vibrant, ainsi que le film qu’il a inspiré à la réalisatrice Alexandra Dols qui ont décidé la compagnie de l’Âme à la vague, dirigée par Grégory Bonnefont, à écrire et à mettre en scène le spectacle présenté à Avignon cet été, en présence de l’Ambassadrice de Palestine. Mêlant théâtre et danse, Derrière les fronts explore la souffrance intime et la dépression collective d’un peuple soumis à l’occupation. Il montre comment la domination coloniale passe par la persécution des esprits. Et tout en témoignant des tortures, des humiliations et de leurs séquelles, il brise le cercle vicieux de cette domination pour faire émerger, au-delà des souffrances de chacun, le souffle vital du « sumoud » ; cette attitude de défi résolue face à l’adversité, à l’assujettissement et à l’occupation.
Grégory Bonnefont explique : « En adaptant Derrière les fronts, je choisis de donner la parole au plateau à une femme combattante, praticienne, intellectuelle mais surtout consciente de sa vie à l’orée de chacun des mots qu’elle prononce ». Car en tant qu’héritière de la pensée du psychiatre Frantz Fanon, Samah Jabr politise le psychologique et devient une figure majeure de la lutte pour les droits humains. C’est la profondeur et la richesse de cette pensée que ce spectacle parvient à nous montrer. Avec une efficacité indéniable, il interpelle directement notre humanité. La mise en scène, la scénographie et les décors restituent une multitude d’espace-temps, disparates et fragmentés comme le sont les esprits et la terre en Palestine. Check-points, mur, apartheid résonnent de cette oppression intériorisée, de cette aliénation, de cette attaque de l’identité.
Pour autant, en mêlant théâtre, danse, images et poésie, cette création est porteuse d’une grâce inattendue. Ainsi, même lorsqu’il s’agit de montrer l’innommable – des êtres attaqués dans leur dignité la plus profonde par des tortionnaires assermentés – la danse intervient comme une médiation : le choc et la violence sont là, mais la beauté de la mise en espace préserve une distance salutaire. Les six comédiens et danseurs qui donnent vie au spectacle réalisent de vraies performances d’acteurs. « [leur] présence charismatique […], particulièrement Jessy Khalil qui joue Samah Jabr est redoutable. Leur professionnalisme est traversé de l’étincelle d’une arabité partagée, d’une connaissance intime et profonde du racisme, dynamique qui structure la réalité palestinienne » écrit la réalisatrice Alexandra Dols qui ne tarit pas d’éloge sur leur talent.
Mais de tous les témoignages que nous avons pu recueillir, c’est celui de Hala Abu Hassira, ambassadrice de Palestine en France qui est le plus décisif : « En tant que Palestinienne née à Gaza, ce spectacle m’a bouleversée […] J’ai grandi pendant la première intifada, j’étais une enfant terrifiée par ces soldats qui envahissaient nos maisons, nos chambres. Je revois mes parents qui essayaient de nous protéger. […] Gregory Bonnefont a réussi, avec maîtrise et finesse, à porter sur scène les souffrances qui ont chamboulé nos vies. Il a réussi à montrer le vécu d’un peuple, l’humiliation, l’atteinte de l’âme des Palestiniens. La pièce démontre la barbarie de l’occupation, mais elle porte aussi un message d’espoir […] Je me réjouis de constater que la grande qualité de ce spectacle est maintenant reconnue : la compagnie de l’Âme à la vague vient d’être accréditée en tant que Club français pour l’Unesco pour les valeurs de la paix, ce qui lui donne beaucoup de crédibilité. Personnellement, je m’attache à le soutenir. Je pense que nous pourrons bientôt le voir sur des scènes de la région parisienne et, je l’espère, partout en France, car je crois qu’il mérite la meilleure diffusion. »
Bernard Devin
Derrière les fronts
Texte et mise en scène : Grégory Bonnefont
Avec Jessy Khallil, Sabrine Ben Njima Filipa Correia Lescuyer, Oussama El Yousfi Lenghari Nassim Gacem, Christophe Gellon
Dramaturgie : Astrid Chabratkatjdan – Chorégraphie : Christophe Gellon – Composition originale : Thomas Millot – Costumes : Maud Chanel, Salomé Romano – Lumière et son : Guillaume Merten – Vidéo : Olivier Bignon
Contacts : Grégory Bonnefont : bonnefontgregory@gmail.com Delphine Basquin – Administration : delamealavague.admin@free.fr