Rafah célèbre ses retrouvailles.
Située au sud de la bande de
Gaza, à la frontière égyptienne,
la petite ville palestinienne, lourdement
endeuillée par le déploiement de force
militaire israélien, vient de vivre près de
cinq années de destructions systématiques.
Des centaines de mètres carrés,
au sud, ressemblent à un vaste champ
de ruines. En cette fin d’été 2005, dans
la ville coupée en deux depuis la mise en
oeuvre des accords israélo-égyptiens de
Camp David, voici plus de vingt ans, la
foule submerge la frontière. Les familles
qui, « telles des fruits coupés en deux »
commentait alors une habitante, ne pouvaient
plus, dans le meilleur des cas, que
se parler par haut-parleurs de part et
d’autre d’un no man’s land sous haute
surveillance, refont connaissance. Après
le départ des colons et du dernier soldat
d’occupation de la bande de Gaza, ce 12
septembre, la multitude a débordé les
garde-frontières égyptiens qui, aux premiers
jours, l’ont laissée passer. Et ces
images ne sont pas sans en rappeler
d’autres, celles des mouvements qui ont
suivi, après le 9 novembre 1989, la destruction
du mur de Berlin, pour découvrir
l’autre côté. Ici, il s’agit de tester le
plaisir simple et inédit du déplacement,
de la circulation, après des années de
bouclages, d’attentes aux checks-points
et d’arbitraire, de périmètres de vie limités
à quelques centaines de mètres...
Mais aussi d’espérer trouver en Egypte,
jusqu’à al-Arich, dans le Sinaï, des denrées
devenues trop rares dans ce petit
morceau de territoire où l’occupation a
empêché tout développement économique
et où l’enfermement imposé a
réduit la majorité de la population à la
pauvreté. Médicaments introuvables,
essence, vivres, cigarettes, ont à leur tour
franchi les barbelés découpés, cette fois
d’Egypte vers Gaza. D’autres ont juste
voulu voir, retrouver ces terres, 40% du
territoire de la bande de Gaza, que quelque
8000 à 8500 colons se partageaient après
leur confiscation aux paysans palestiniens,
et où l’armée d’occupation n’a
laissé que des tonnes de décombres. Voir,
récupérer, ou même parfois chercher à
venger symboliquement des années
d’oppression en détruisant ce que la
même armée avait choisi de laisser debout.
D’autres encore ont regoûté aux plaisirs
jusqu’alors interdits de la plage, réservés
peu avant aux colons. Gaza s’est octroyé
un répit d’euphorie. Faute de pouvoir
croire à un début de normalité.
Victoire inachevée
Car nul se fait d’illusions. Ni sur les
motivations israéliennes, clairement affichées,
ni sur les contours d’un nouveau
morcellement imposé, non plus seulement
entre Palestiniens de « l’intérieur », ceux
vivant sous occupation et ceux contraints
à l’exil, mais également par ce nouveau
zonage des destins entre Gaza et Cisjordanie.
Ni même sur l’avenir immédiat
de la bande de Gaza toujours prisonnière
de frontières closes. Pourtant,
dans ce morceau de terre, la résistance
a fêté comme une victoire le départ du
dernier soldat israélien après trente-huit
ans d’occupation. Mais une victoire
inachevée. Tel est du reste le double
message du défilé organisé, mi-septembre,
par quelque 10 000 militants du
Hamas, armes à la main. Il s’agissait
pour eux tout à la fois de revendiquer le
retrait de Gaza comme un succès de la
lutte armée et de signifier dans la rue
que les milices ne rendraient pas les
armes tant que l’occupation de la Palestine
se poursuivrait. Un message destiné
aux forces israéliennes, mais aussi
à l’Autorité palestinienne.
En fait, même si les chancelleries affichent
une lénifiante méthode Coué,
saluant, jusqu’à la tribune des Nations
unies, garantes négligentes d’un droit
international pris en otage, le « courage »
et « l’efficacité » d’Ariel Sharon pour la
célérité impeccable de ce retrait, et faisant
mine de le considérer comme un
début, les projets et les actes du gouvernement
israélien sont connus. Il n’en
fait aucun mystère. Voici plusieurs mois
déjà, on s’en souvient, Dov Weisglass,
conseiller d’Ariel Sharon, définissait le
retrait de Gaza comme ce qui doit permettre
aux dirigeants israéliens de
« geler dans le formol » toute perspective
de négociation et de solution politiques.
Shimon Pérès, vice-Premier ministre, ne dit pas autre chose : dans un
entretien au Monde, réclamant le désarmement
des organisations palestiniennes,
il assure que l’on ne négocie pas sous la
contrainte des armes. Comme si l’occupation
ne réduisait une population à la
contrainte permanente des chars, et des
bulldozers. Comme si la négociation
n’avait précisément pour objectif d’y
mettre un terme. Ariel Sharon, après lui,
a réitéré son triple refus : refus d’un
retour aux frontières de 1967 et avec lui
projet d’annexion des grands blocs de
colonies, refus de toute négociation sur
Jérusalem, refus du droit au retour des réfugiés
palestiniens. Tandis que 8000 colons
quittaient le petit territoire de Gaza, il
entamait dans le silence bienveillant de
la diplomatie internationale la construction
de nouvelles colonies en Cisjordanie,
principalement entre Ma’ale Adumim
et Jérusalem, et répétait son refus
de se conformer aux recommandations
de la Cour internationale de Justice. La
construction du mur d’annexion se poursuivra.
Entre août 2004 et août 2005, ce
sont plus de 12.000 colons supplémentaires
qui se sont installés en Cisjordanie...
Aux dossiers essentiels qui concernent
la fin de l’occupation s’adjoignent cependant
aujourd’hui de nouvelles questions.
Elles concernent tout d’abord l’avenir
immédiat de la bande de Gaza elle-même.
Le défi du développement
Près d’un million et demi de Palestiniens,
dont au moins 900.000 réfugiés
pour la plupart dans des camps, vivent
dans la bande de Gaza. Ils viennent de
subir trente-huit années d’occupation.
En 1971-1972, déjà, Ariel Sharon avait
entamé la destruction systématique de
ses infrastructures, envoyé les chars
raser une partie des camps de réfugiés,
décimer la résistance et anéantir son
encadrement politique. Bénéficiant d’une
aide économique généreuse des gouvernements
israéliens successifs,
s’appuyant sur l’omniprésence de l’armée
censée « défendre » ces « pionniers » du
« Grand Israël », les colons de Netzarim
s’étaient installés les premiers, en 1972,
se déployant dans les dernières années
du régime travailliste. Les vingt-et-une
colonies de la bande de Gaza occupaient
40% des terres, les meilleures, mais utilisaient
aussi près de 80% des réserves
d’eau du territoire.
Ces cinq dernières années, pour les Palestiniens,
ont été celles des bombardements,
des démolitions systématiques,
qu’il s’agisse des maisons ou de rares
infrastructures sanitaires comme les tout
à l’égout ; celles de nouveaux couvrefeux,
de la poursuite de l’enfermement
et de l’étouffement, des assassinats ciblés
ou non, dont les effets durables sont loin
de se résumer à l’économie. Le siège
imposé s’est poursuivi durant les semaines
de l’évacuation, jusqu’à entraver la rentrée
scolaire. Alors que la densité de
population atteint près de 3 430 habitants
au km2, soit l’une des plus élevées
du monde, plus de 57% de la population
du territoire (selon le dernier rapport
de la Banque mondiale, près de 70%
selon d’autres sources) vit aujourd’hui
sous le seuil de pauvreté avec moins de
2 dollars par jour. Ce taux était de 25%
avant la répression massive qui s’est
abattue contre l’Intifada. Le revenu annuel
moyen par habitant est de 6.000 dollars
(un peu plus de 19.000 en Israël, avec de
fortes inégalités). Alors que 60% a moins
de 18 ans, plus de la moitié de la population
active, aujourd’hui, est réduite au
chômage.
Le départ des colons et de l’armée ne
signifie pas pour autant l’indépendance.
D’abord parce que le gouvernement israélien
se réserve toute possibilité de frapper
de nouveau. Ensuite, parce que reste
entière la question du contrôle des ressources,
des frontières, du passage sûr vers
la Cisjordanie, de l’accès à la mer, alors
même qu’Israël se réserve le contrôle
de l’espace aérien et entend maîtriser
l’entrée et la sortie du territoire, poursuivant
de fait le bouclage extérieur de
Gaza. Enfin, et peut-être surtout, parce
que le départ des colons ne transforme
évidemment pas Gaza en un embryon
d’Etat : l’indépendance suppose de vraies
perspectives politiques de paix et des
faits concrets ...
Reste que les besoins économiques sont
immenses. Si le développement économique
et social, impossible sans véritable
circulation avec la Cisjordanie et
l’extérieur, ne saurait se substituer à une
solution politique, il n’en demeure pas
moins indispensable. Au-delà des responsabilités
d’Israël en la matière en tant
que puissance occupante, la communauté
internationale doit se mobiliser.
Plusieurs priorités ont été avancées, en
particulier par la Banque mondiale. Elles
concernent la construction du port, la
remise en état de l’aéroport dont la piste
a été réduite à l’état de gravats par les bulldozers
israéliens, les routes, les égouts,
mais aussi le logement et la mise en place
d’infrastructures économiques pourvoyeuses
d’emplois utiles... Or rien n’est
aujourd’hui assuré. Israël refuse toujours
l’ouverture d’un aéroport qui permettrait
le désenclavement du territoire. Les
constructions, elles, dépendent entre
autres de la libre circulation des marchandises
et des personnes, qui demeure
interdite. Le terminal de Karni subit toujours
le « back to back », qui consiste au
déchargement et au rechargement de
camions à d’autres, sous entier contrôle
israélien. Cela concerne non seulement
les matières premières et matériaux indispensables
à toute construction, mais aussi
les produits agricoles palestiniens, lesquels
pourrissent sur pied alors que l’accès
au marché de Cisjordanie reste fermé.
Les économistes prévoient un boom de
la construction dopant transitoirement
l’économie. Le cheikh Khalifa, des Emirats
arabes unis, se serait engagé à financer la construction de quelques milliers de logements sur les décombres
d’anciennes colonies d’où dans l’immédiat
se pose la question de l’évacuation
des gravats. Les dons prévus par la communauté
internationale, (Union européenne,
Etats-Unis pour les infrastructures,
Japon pour certaines routes, pays
arabes...) non négligeables, semblent
cependant loin de répondre à l’ampleur
des besoins - alors que, dans le même
temps, se poursuit l’aide économique,
financière et militaire à l’Etat d’Israël...
Les serres des colonies, restées en place,
devraient quant à elles, selon le ministre
palestinien du Plan Ghassan Khatib,
assurer le maintien d’environ 4000
emplois. Le fonds palestinien d’investissement
met en place à cet effet une
compagnie spéciale pour leur gestion
durant six premiers mois, avant une privatisation
envisagée si un début de stabilisation
attire alors des investisseurs privés.
Plusieurs axes de développement,
assure-t-il, ont été par ailleurs débattus
durant un an par les ministères concernés,
les municipalités (y compris donc
avant les élections), et le secteur privé.
Ils portent sur l’agriculture, le tourisme,
l’exploitation des réserves naturelles,
l’industrie et le transport. La question du
partage des terres sera aussi centrale.
L’Autorité nationale palestinienne, qui
annonce qu’elle reconnaîtra les titres de
propriété (mais combien en possèdent ?)
considère qu’environ 97% seront terres
d’Etat. Qui les gèrera et comment ?
Quelle coordination sera mise en oeuvre
pour en décider ? Ces questions demeurent
aujourd’hui posées.
Cependant, avance Sarah Roy, chercheuse
à Harvard qui, depuis plusieurs
années, consacre ses travaux à la situation
économique et sociale de la bande
de Gaza, il n’est guère possible d’envisager
un développement autonome de
celle-ci. La dévastation méthodique du
territoire pendant près de quarante ans
l’ont privé, au moins pour les années à
venir, de tout potentiel. Même si les
Palestiniens bénéficient de cadres et de
techniciens formés, les plus pauvres
sont à bout de souffle, et la classe
moyenne asphyxiée. Le développement
suppose une continuité territoriale sans
entrave avec une Cisjordanie maîtresse
de ses ressources et de son destin, une
ouverture avec l’extérieur, mais aussi un
rattrapage de développement.
On est donc très loin des fables de George
W.Bush évoquant un « Etat démocratique
à Gaza », résumant les aspirations
nationales et démocratiques palestiniennes
à ce territoire qui représente
moins de 5% de la Palestine occupée...
Fait colonial irréversible : un tabou encore fécond...
En dépit des projets du gouvernement
israélien qui, pour développer en
Cisjordanie les faits accomplis de la
colonisation, s’appuie sur le crédit de
temps octroyé par la communauté
internationale après le désengagement
de Gaza, ce retrait n’a-t-il pas cependant
levé un tabou au sein de la société
israélienne ?
D’un côté, une mise en scène parfaite.
L’affichage médiatisé d’une armée suffisamment
préparée pour éviter les violences
promises par les plus extrémistes
des colons, efficace et humaine, faisant
montre de compassion vis-à-vis de colons
résumés à la souffrance d’une évacuation
présentée comme un drame ou un
traumatisme national. De l’autre pourtant,
la fissure d’un mythe, qui concerne
à la fois l’irréversibilité de la colonisation
et le « Grand Israël ». Un retrait avait
déjà eu lieu, celui des colonies du Sinaï
après les accords israélo-égyptiens ; mais
c’est la première fois qu’a lieu une évacuation
de colonies en Palestine occupée.
Épilogue d’un tabou, précurseur de
nouveaux développements ? En réalité,
la presse israélienne dévoile toute l’ambiguïté
de cette logique. Un éditorial de
Ma’ariv résume l’état d’esprit du consensus
national, favorable au désengagement
de Gaza, mais crispé sur la Cisjordanie
: « il faut espérer que les
pragmatiques l’emporteront et qu’ils
feront enfin consensus avec le centre et
la gauche pour consolider ce qui existe
en Cisjordanie et renoncer à ce qui
n‘existe pas ou ne devrait pas exister ».
Ha’aretz ne dit pas autre chose : « C’est
précisément maintenant que le gouvernement
devrait décider de poursuivre
sur sa lancée et se tourner vers la Cisjordanie
pour en finir avec les colonies
sauvages, les implantations minuscules
et les bandes de hors-la-loi ». Si la
société est majoritairement favorable
au plan Sharon, contrairement à la majorité
de son parti, le Likoud, c’est précisément
que celui-ci s’inscrit dans une
perspective de poursuite de la colonisation
de la Cisjordanie et d’annexion des
grands blocs de colonies. Et aucune
remise en cause du principe même de la
colonisation n’est envisagée.
Les colons crient à la trahison d’Ariel
Sharon qui assurait voici deux ans
« Netzarim est aussi importante que Tel-
Aviv ». Ils ont été jusqu’à inscrire le plan
de retrait dans une narration aussi linéaire
qu’a-historique de l’Histoire qui le relierait
à la destruction du Temple par les
Romains et au génocide des juifs
d’Europe, dans le plus grand mépris des
victimes du nazisme, suscitant l’indignation
de thuriféraires de la colonisation
eux-mêmes...Pour autant, cela n’a
pas empêché que le thème ethnicisant
selon lequel « des juifs expulsent des
juifs » soit repris jusque dans les médias
français, transformant le rapport au droit
international en question identitaire. Le
tabou est encore fécond dont se nourrit
la colonisation.
Le défi de la communauté internationale
Dans un tel contexte, comment concilier
la poursuite de la lutte pour la libération,
l’exigence de négociations fondées
sur le droit, et la mise en place d’institutions
démocratiques en dépit de l’occupation
et du morcellement du territoire ?
Le défi auquel est confrontée l’Autorité
palestinienne est d’autant plus immense
que l’absence de perspective, la violence
de la stratégie israélienne et l’inertie de
la communauté internationale nourrissent
les frustrations. Les Palestiniens ont
fait preuve d’une notable retenue durant
l’évacuation des colons. L’ensemble des
forces de résistance a alors respecté la
trêve unilatérale négociée par l’ANP.
Elles se préparent aux élections législatives
reportées à janvier 2006, qui recèlent
de réels enjeux de pouvoir national
et local. Pour autant, les impatiences légitimes
se manifestent d’autant plus qu’Ariel
Sharon réfute tout projet de négociation,
exigeant préalablement le démantèlement
des forces armées de résistance.
Exigence qu’il sait évidemment impossible
tant que dure l’occupation. Le caractère
unilatéral et non négocié du retrait
de l’intérieur de la bande de Gaza libelle,
du reste, cette stratégie. Une fois encore,
face au triple refus israélien, la balle est
du côté de la communauté internationale.
Isabelle Avran