Shireen Abu Akleh a été "délibérément et à plusieurs reprises prise pour cible" par un sniper de l’armée israélienne alors qu’elle faisait un reportage sur un raid des FDI en mai dernier, à l’entrée du camp de réfugiés de Jénine - par un sniper qui a "visé avec précision et attention".
C’est l’une des conclusions inédites d’une enquête menée conjointement par Forensic Architecture, une société britannique, et le département de surveillance et de documentation du groupe palestinien de défense des droits de l’Homme Al Haq, présentées ce matin devant la Cour pénale internationale dans la capitale néerlandaise à La Haye.
Ces conclusions, fondées en partie sur des images inédites enregistrées par un cameraman d’Al Jazeera présent sur les lieux, ont été divulguées à un petit groupe de journalistes après le dépôt d’une plainte auprès de la CPI par les avocats de la famille d’Abu Akleh et de deux journalistes palestiniens qui se trouvaient à ses côtés ce jour-là.
L’assaut du sniper israélien a impliqué "trois séries de tirs distinctes, totalisant seize tirs individuels sur Shireen, ses collègues et un civil qui tentait d’apporter une aide médicale", a révélé l’unité d’enquête Forensic Architecture-Al Haq (FAI).
"Tous les tirs ont été effectués au-dessus des épaules et avaient pour but de tuer".
Forensic Architecture, basée à l’université Goldsmiths de Londres, est spécialisée dans la "reconstruction spatiale de sites et de scènes de violence d’État." Leur analyse de la mort d’Abu Akleh - décrite comme un "assassinat ciblé" - est basée sur de multiples vidéos enregistrées par des Palestiniens et d’autres preuves.
Selon le rapport de la FAI : "il n’y avait pas d’autres personnes présentes entre [Abu Akleh et ses collègues] et le convoi de véhicules militaires au moment de l’incident", "aucun autre coup de feu ... n’a été tiré depuis le voisinage des journalistes", et "les seuls coups de feu tirés dans les trois minutes précédant le tir sur Shireen provenaient de la position de l’OIF".
Le rapport de la FAI révèle également que, alors qu’il tentait de porter secours à la journaliste chevronnée d’Al Jazeera, "un civil présent sur les lieux a été abattu à chaque fois qu’il a tenté de l’atteindre" et que, "par conséquent, Shireen s’est délibérément vue refuser des soins médicaux par les [forces d’occupation israéliennes] après avoir été abattue".
L’analyse du champ de vision simulant ce que le sniper des FDI aurait vu "montre que les journalistes étaient clairement identifiables comme tels", conclut la FAI.
"Les coups de feu n’ont été tirés que lorsque les journalistes et plus tard un civil se trouvaient dans la ligne de mire du tireur des FIO."
Photo par David Kattenburg : De gauche à droite : Tayab Ali (directeur du Centre international de justice pour les Palestiniens), Jennifer Robinson (Doughty Street Chambers), Anton Abu Akleh, Nasser Abu Baker (président, Syndicat des journalistes palestiniens) et Tatyana Eatwell (Doughty Street Chambers) devant les bureaux de la Cour pénale internationale siégeant à La Haye, aux Pays-Bas, le 20 septembre 2022.
Appel devant la CPI
Aucun de ces détails médico-légaux ne figurait dans la plainte remise à la CPI ce matin. En revanche, le document déposé aujourd’hui par deux avocats du cabinet britannique Doughty Chambers résume les récits des témoins oculaires et fournit des arguments juridiques en faveur d’une enquête approfondie sur le meurtre d’Abu Akleh.
"Il existe des motifs raisonnables de penser que des crimes de guerre ont été commis", dans le contexte plus large du "ciblage systématique" des journalistes palestiniens par les forces d’occupation israéliennes, indique le dépôt de la CPI d’aujourd’hui.
La plainte de 25 pages a été remise à un membre du personnel de la CPI qui ne s’est pas identifié à l’équipe juridique - les avocats Jennifer Robinson et Tatyana Eatwell de Doughty Chambers. Ni le Procureur en chef Karim Khan ni le Procureur adjoint Nazhat Shameen Khan (aucun lien de parenté) n’étaient présents.
"Il existe des motifs raisonnables de penser que des crimes de guerre ont été commis".
- Plainte auprès de la Cour pénale internationale concernant la mort de Shireen Abu Akleh
La plainte d’aujourd’hui a été déposée au nom du frère de Shireen Abu Akleh, Anton Abu Akleh, 59 ans, et de deux collègues de Shireen - le journaliste palestinien Ali Samoudi, touché à l’épaule alors qu’il se tenait près d’Abu Akleh ce jour-là, et Shatha Hanaysha, 29 ans, reporter pour le site d’information en ligne Ultra Palestine et collaboratrice de Mondoweiss, qui se tenait également près d’Abu Akleh lorsqu’un sniper israélien l’a abattue.
Samoudi, Hanaysha et la famille d’Abu Akleh ont reçu le soutien du Syndicat des journalistes palestiniens, du Centre international pour la justice des Palestiniens et de la Fédération internationale des journalistes.
Les avocats espèrent rencontrer le Bureau du Procureur de la CPI dans "les prochaines semaines" pour présenter des preuves médico-légales et des déclarations de témoins conduisant à la poursuite des responsables de la mort de Shireen Abu Akleh et d’autres journalistes palestiniens, a déclaré Tatyana Eatwell à Mondoweiss.
"Nous proposons notre coopération avec eux, afin de les aider dans cette enquête".
"Cette affaire, et les autres cas de journalistes tués ou mutilés par les forces israéliennes, relèvent carrément de la compétence de la Cour et justifient une enquête de la Cour pénale internationale", a déclaré Tatyana Eatwell aux journalistes réunis à la CPI ce matin.
"Il y a peu ou pas de perspective d’enquête pénale sur ces questions par les autorités nationales".
Une plainte plus large rédigée par l’équipe de Doughty Street Chambers, remise à la CPI le 16 avril - trois semaines avant le meurtre d’Abu Akleh - demandait à la CPI d’enquêter sur "le ciblage, la mutilation et le meurtre systématiques de journalistes et la destruction de l’infrastructure médiatique en Palestine".
Quatre journalistes palestiniens ont été cités dans la plainte d’avril. Yaser Murtaja et Ahmed Abu Hussein ont été abattus par des tireurs d’élite israéliens en avril 2018 alors qu’ils faisaient un reportage sur les manifestations de la Grande Marche du retour à Gaza. Tous deux ont succombé à leurs blessures. Nedal Eshtayeh et Muath Amarneh ont perdu les yeux en couvrant des manifestations en 2015 et fin 2019, respectivement. Tous les quatre portaient des gilets de presse lorsqu’ils ont été abattus.
La plainte d’avril et la saisine d’aujourd’hui ont été déposées en vertu de l’article 15 du Statut de Rome, qui donne mandat au procureur général de la CPI d’ouvrir des enquêtes de sa propre initiative (proprio motu) s’il existe une base raisonnable pour le faire. En théorie, l’autorisation de poursuivre l’enquête doit ensuite être accordée par la Chambre préliminaire de la Cour.
Le bureau du procureur en chef Karim Khan a accusé réception de la plainte du mois d’avril, mais n’a pas indiqué si la plainte ferait l’objet d’une enquête, a déclaré Tatyana Eatwell, à Mondoweiss.
Cela dit, les deux plaintes sont liées à l’enquête plus large sur la Palestine annoncée début mars 2021 par Fatou Bensouda, alors Procureur en chef.
Selon les termes de Bensouda, l’enquête sur la Palestine - l’une des dix-sept "situations" faisant actuellement l’objet d’une enquête de la CPI - couvre "tous les faits et éléments de preuve pertinents pour évaluer s’il existe une responsabilité pénale individuelle en vertu du Statut".
"L’Accusation pourra étendre ou modifier l’enquête", a écrit Bensouda, "tant que les affaires identifiées pour les poursuites sont suffisamment liées à la situation". En particulier, la situation en Palestine est une situation dans laquelle des crimes continueraient d’être commis."
Les enquêtes de la CPI visent à identifier "les auteurs présumés les plus notoires ou ceux qui sont présumés être les plus responsables de la commission des crimes."
Photo par David Kattenburg : Anton Abu Akleh debout devant les bureaux de la Cour pénale internationale assise à La Haye, aux Pays-Bas, le 20 septembre 2022.
Une culture de l’impunité
Israël n’a pas identifié le sniper israélien qui a abattu Shireen Abu Akleh et blessé Ali Samoudi le 11 mai, ni son unité ou son commandant.
Après l’annonce par le gouvernement américain de son examen de la balle qui a tué Shireen Abu Akleh, l’équipe juridique de Doughty Street a demandé à avoir accès à ces conclusions et à d’autres. Des demandes similaires ont été présentées au gouvernement d’Israël et à l’Autorité palestinienne. Aucune information n’a été fournie.
Dans son rapport de février 2019 au Conseil des droits de l’Homme, la Commission internationale indépendante d’enquête sur les manifestations dans les TPO a conclu qu’il y avait "des motifs raisonnables de croire que les tireurs d’élite israéliens ont tiré sur des journalistes intentionnellement, alors qu’ils avaient vu qu’ils étaient clairement marqués comme tels."
"Il y a toute une culture d’impunité au sein des forces de sécurité israéliennes pour ces actes. Et c’est vraiment la raison pour laquelle il est très important que la Cour pénale internationale, en tant qu’autorité internationale indépendante, enquête sur ces affaires", a déclaré Tatyana Eatwell à Mondoweiss peu de temps après le dépôt de la plainte qu’elle et sa collègue avocate Jennifer Robinson ont déposée en avril auprès de la CPI.
"C’est ce à quoi les victimes ont droit ; c’est ce qu’elles demandent, une enquête".
Anton Abu Akleh, le frère aîné de Shireen, s’est entretenu avec des journalistes devant la CPI ce matin.
"Jusqu’à présent, l’administration Biden n’a pas ouvert d’enquête, malgré les appels de plus de 85 membres du Congrès américain en ce sens", a déclaré Anton Abu Akleh.
"En plus d’être une citoyenne américaine, Shireen était aussi une fière Palestinienne tuée de sang-froid par un soldat israélien. Il semble que la raison pour laquelle son cas n’a pas été une priorité pour le gouvernement américain est du au fait de qui elle était et par qui elle a été tuée. Il n’y a aucun mystère concernant ce qui est arrivé à Shireen. Nous avons besoin d’une enquête des États-Unis et de la CPI pour qu’Israël soit tenu pour responsable. Notre famille ne devrait pas avoir à attendre un jour de plus pour obtenir justice".
Traduction et mise en page : AFPS / DD