Première image, premier choc : le
mur, incontournable, dès l’arrivée
à Kalandia, chaque fois plus
cauchemardesque. Depuis mon dernier
voyage en juin, je ne reconnais plus rien
de ce lieu kafkaïen qui m’était devenu,
au fil des ans, presque familier ; auquel,
comme tous les Palestiniens, je m’étais
habituée, comme si l’on pouvait intégrer
cet univers de béton, de barbelés, de
couloirs, au point de ne plus le regarder...
Cette fois, ma gorge se noue à la
vision de cette folie que l’occupant israélien
peut construire en toute quiétude, y
compris avec l’aide financière de la communauté
internationale, sans que celleci
ne soit scandalisée qu’une telle monstruosité
puisse encore se produire en ce
21ème siècle.
La Palestine dépecée
Ce check-point dont j’ai vu se construire
toutes les étapes depuis 1993, n’en finit
pas de raffiner son système de « nettoyage
ethnique ». Le mur-ouest, avec
sa tour de contrôle maculée des jets de
peinture de la protestation, a été rejoint
par le mur-est qui va fermer l’enclave
de Ramallah et la couper définitivement
de Jérusalem. Les voitures et les piétons
sont déviés, dans un bazar indescriptible,
en attendant que s’ouvre le terminal bâti
sur le modèle d’Erez à Gaza, qu’Israël
est en train d’achever et qui entérinerait,
selon la vision unilatérale de Sharon, la
future frontière internationale.
Partout ailleurs, le mur avance, bornant
l’horizon ... Des pans de mur, posés ça
et là, selon une absence de logique apparente,
dessinent la carte d’une Palestine
fragmentée, découpée par ces blocs de
béton, la nouvelle étape consistant à
construire, pièces par pièces, des murs
partout où c’est possible, là où il n’y a
pas eu de recours posé par les Palestiniens
devant la cour suprême d’Israël, pour
les joindre ensuite...
Devant un tel désastre écologique, car il
s’agit d’une destruction méthodique de
l’espace et de la représentation géographique
d’un territoire, sans parler des
autres aspects, je me demande pourquoi
nos « belles âmes » ne se scandalisent
pas et n’exigent pas immédiatement des
sanctions contre Israël... Pourtant, devraisje
encore m’en offusquer ? Le mur israélien
n’est que l’aboutissement de la
conception que le « monde libre » se fait
de la sécurité. J’ai quitté la France hantée
par ces images terribles, insoutenables,
de cette chasse à l’homme noir
à Melilla-Ceuta, cet autre scandale des
pays riches refusant de s’ouvrir à la
misère du monde qu’ils ont pourtant
engendrée. Le lien m’apparaît évident
entre le soutien à Israël, puissance coloniale
et cette Europe qui s’érige de murs
contre le Sud pauvre... Et le débat auquel
nous venons d’assister sur les bienfaits
supposés de la colonisation, ou les déclarations
d’un Finkielkraut sur la guerre
ethnico-religieuse dans nos banlieues
qu’il qualifie de « pogrom antirépublicain
», ne font que confirmer leurs profondes
connivences.
Un dispositif chaque fois plus performant
« Israël contrôle toute notre vie. Ils savent
qu’on se lève et qu’on se couche en pensant
aux soldats. Même nos pensées sont
assiégées. L’occupation est suffocante,
elle réduit notre espace ; on n’en peut
plus mais on continue » dit Leïla en
m’avouant ne plus savoir où se trouvent
les échappées possibles.
Et pourtant, tous les jours, les Palestiniens
vont au travail, à l’école, ils attendent
des heures que les portes s’ouvrent
pour aller cueillir leurs olives de l’autre
côté du mur. Résistance patiente, obstinée,
mâtinée de colère et de désespoir.
Nous sommes arrivés en Cisjordanie en
plein bouclage, en représailles pour les
colons tués du côté d’Hébron. De nouveau
des tonnes de terre déversées à
l’entrée des villages, les jeeps de l’armée
bloquant les passages ; de nouveau, la
ronde des taxis empruntant les chemins
détournés à travers champs pour rejoindre
coûte que coûte les villes. Six heures
pour faire Ramallah-Jénine. Tout un
peuple puni collectivement !
Autre nouveauté dans le dispositif de
séparation et d’enclavement, les fameux
tunnels - que les Israéliens ont ouverts
pour « améliorer la circulation des Palestiniens
» et pour lesquels ils ont reçu des
financements européens - qui passent
sous les murs et les routes confisquées
aux Palestiniens. Très pratiques pour
boucler les villes...Nous en avons fait
l’amère expérience à l’entrée de Tulkarem
où les Palestiniens n’ont plus à passer
par le check-point de Jubara pour
aller vers Qalqilya, mais traversent, sous
un tunnel, la route de Naplouse qui leur
est interdite... Après l’attentat du 26
octobre au nord de Tel-Aviv, ils ont
fermé le tunnel. Une seule jeep militaire
suffit pour enfermer des milliers de personnes.
Du côté de Qalqilya, trois villages se
retrouvent du côté israélien du mur, totalement
séparés par la colonie Alfe
Menashe et les routes des colons. Non
seulement les 1500 habitants de Ras Tira
sont prisonniers, mais ils n’ont plus le droit
d’enregistrer les naissances dans leur
commune. Ils doivent les déclarer à Habla
ou Wadi Rasha. Ils ont protesté à la Haute
Cour d’Israël qui a reconnu que ces trois
zones ne devaient pas être isolées et qui
leur a proposé de construire une barrière
pour les séparer de la colonie et un tunnel
pour rejoindre Habla. L’occupant
aménage l’apartheid...
L’enclave d’Azzun Atma en voie d’annexion
Nous rejoignons Qalqilya où nous
sommes attendus par l’Union des fermiers
pour visiter le moulin de Kufr
Thulth dont l’AFPS du Haut-Rhin a
financé la rénovation. Le soir, nous serons
logés à Azzun Atma, un village de 1700
habitants entouré de trois colonies à
l’ouest, au sud-est et à l’est, totalement
encerclé par le mur. Seul passage autorisé,
le check-point de Beit-Amin qui est
fermé le soir. Interdit d’être malade ou
d’accoucher pendant la nuit !
La situation de ce village est symbolique
de l’enfermement que subissent les Palestiniens.
Pour s’y rendre il faut passer par
Qalqilya, ville de 43 000 habitants, entourée
par les murs avec pour seule entrée
un check-point qui peut être fermé à tout
moment. Ensuite, nous devons passer
sous deux tunnels pour franchir le mur
et la route des colons, et traverser une
enclave où se trouvent deux villages dont
celui d’Habla. Là, deux murs de barbelés
se rejoignent formant un goulot d’étranglement.
Enfin, nous arrivons au checkpoint
de Beit-Amin qui boucle la poche
d’Azzun Atma. Il est bientôt 17h, moment
de la rupture du jeûne en ces temps de
Ramadan. Les soldats refusent de nous
laisser passer parce que nous n’avons
pas de permis. Motif invoqué : la sécurité.
Seuls les habitants du village sont
autorisés. Après vingt minutes, une soldate
nous dit que nous pouvons faire le
tour par Israël. Plus question de sécurité.
Peu importe, c’est l’arbitraire auquel
tout le monde ici est soumis en permanence.
25 minutes de taxi pour prendre
la route des colons qui va à Ariel. Nous
descendons près d’un barrage de terre
qui ferme l’ancienne route, désormais
interdite, menant au village. De l’autre
côté, nos amis nous attendent. Ils ont
raté leur repas de Ramadan.
La maison de notre hôte, qui jouxte la
colonie de Sha’are Tikwa, est menacée
de destruction. Si elle y a échappé jusqu’à
présent, ce n’est pas le cas de la maison voisine dont une partie a été dynamitée.
Le matin, les fermiers nous emmènent
visiter le chantier du nouveau mur additionnel
qu’Israël va construire pour protéger
la colonie et qui passe dans les
champs d’oliviers. Ils nous montrent des
champs entiers d’arbres tronçonnés. 600
ha de leurs terres se trouvent de l’autre
côté des murs, soit 122 000 oliviers. Une
perte de 3 millions de dollars par an.
Dans cette vallée fertile, il y avait 250 ha
de serres permettant à 600 fermiers de
vivre de la vente du maraîchage.
Aujourd’hui, il n’en reste que 75 ha en
service parce que les fermiers des villages
voisins ne peuvent plus pénétrer
dans l’enclave d’Azzun Atma pour
prendre soin de leurs serres. Pour acheminer
leurs légumes au marché de
Naplouse, il faut payer le transport qui
est de plus en plus cher, alors que les
prix de leurs produits sont si bas que,
souvent, ils vendent à perte.
Malgré de grandes difficultés, la même volonté de construire
Il y a 18 mois, les paysans ont créé l’Union
des fermiers. Ils sont 102 adhérents à se
grouper pour sauver leur terre et se donner
des moyens collectifs
pour améliorer
leur production,
élever leur revenu,
payer leur protection
sociale, obtenir des
réductions sur les
prix des intrants. Ils
ont créé une caisse
d’entraide à laquelle
chacun apporte 225
dollars au départ et
une cotisation mensuelle
de 15 dollars.
Elle permet d’ouvrir
des crédits pour des
micro-projets et
d’employer 20
jeunes dans les
serres. Les femmes
sont très actives et
font partie de la
direction du syndicat.
Il reste de gros
problèmes à résoudre
parce que l’Union
est constituée de paysans
pauvres qui
manquent de
moyens : « Tout vient de
notre travail. Nous avons besoin d’un
tracteur puissant. Nous espérons avoir
suffisamment d’argent pour l’acheter ce
qui permettrait d’améliorer les conditions
de vie de 50% de
la population. »
Cette volonté de
construire est la même
dans tous les villages
que nous visitons.
Avec les mêmes difficultés
aussi, les mêmes
urgences financières
qui se déclinent de
manière pressante, au
gré de l’avancée du
mur qui détruit la vie
rurale et le tissu social.
A Azzun, à l’est de Qalqilya,
la majorité des
serres se trouveront de
l’autre côté du mur. Tel
fermier a perdu ses
arbres fruitiers juste
quand ils arrivaient à
maturité parce qu’Israël
va construire une route.
Telle famille ayant
emprunté pour
construire, sur son
unique hectare de terre,
deux serres qui seront
confisquées lorsque le
mur sera terminé, ne pourra plus vivre
avec les 24 ares qui lui resteront.
Réunis avec les fermiers dans le local
des femmes d’Azzun, c’est un véritable
cahier de doléances qui nous est transmis,
chacun demandant de l’aide et ne
comprenant pas que le PARC et le PFU
aient financé tel projet dans tel village,
acheté de l’huile dans tel moulin et pas
dans tel autre ; nous sentons très fort
les effets pervers de l’enfermement qui
se traduisent par un retour au localisme.
A Qaffin, au nord de Tulkarem, le maire,
Taisir Arashi, nous raconte que le soir de
l’attentat, 150 fermiers ont été bloqués
au retour de la cueillette des olives, à la
porte de l’autre côté du mur, jusqu’à 11h
du soir. « J’ai parlementé pendant 3h
avec la sécurité israélienne avant qu’elle
ne les libère. »
En août dernier, le feu a pris dans les
oliviers qui se trouvent de l’autre côté du
mur. La commune de Qaffin a perdu
80% de sa surface agricole avec le mur.
Ce sont 400 hectares sur 500 qui ont
brûlé en trois fois. « L’armée a empêché
les pompiers palestiniens de franchir la
porte parce qu’ils n’avaient pas de permis.
Et les pompiers israéliens, qui étaient
massés aux bordures des vergers pour
protéger le kibboutz voisin, n’avaient
pas le droit d’intervenir parce que
c’étaient des terres palestiniennes. Il a
fallu attendre 6 heures pour débloquer
la situation. La plupart des arbres avaient
brûlé. »
Tout va de mal en pis, nous dit Taisir :
« En 2005, le pire arrive. Depuis trois
ans, les Israéliens n’ont pas donné les permis
aux fermiers pour soigner leur terre,
ce qui fait baisser les rendements. Cette
année nous cumulons, les arbres qui ont
brûlé, la récolte d’olives très faible qui
a fait grimper les prix. Pour la première
fois, la population est obligée d’acheter
de l’huile d’olive pour sa consommation,
au moment où elle est très chère,
alors qu’ils n’ont pas de revenus. Ici,
90% des gens travaillaient en Israël. La
plupart avaient des olives en complément
alimentaire. Avec le mur, ils ont
perdu leur travail et leur terre. Nous
avons évalué nos pertes à 20 millions
de dollars par an. Les gens ne construisent
plus, n’achètent plus de voiture, ne
se marient plus. L’économie est paralysée.
C’est exactement ce qu’Israël a planifié
: que nous n’ayons plus d’autre
choix que de partir. Plus de 200 familles
sont déjà allées à Ramallah. Le projet
israélien est de prendre la terre. Il est en
train de construire des murs additionnels,
notamment à Qaffin où un deuxième mur
est prévu pour entourer deux colonies.
Déjà, avec le mur existant, il faut attendre
en moyenne 2heures pour franchir la
porte. Imaginez le temps qu’il faudra
avec ces nouveaux murs ! Il viendra un
moment, où l’habitant de Qaffin, qui a
un job à Tulkarem, quittera le village.
C’est ce qu’on appelle le “transfert de
son plein gré”. Le mur est l’invention de
Sharon pour compléter l’issue finale :
l’annexion de la Cisjordanie. Tout se
fait progressivement : le vol de l’eau,
des bonnes terres, des routes. La vie
devient impossible. Parallèlement, ils
vont donner “la sécurité” aux colons
pour pouvoir étendre les colonies. Si on
se projette dans les vingt prochaines
années, les Palestiniens seront contraints
au départ volontaire pour des raisons
économiques et les colonies grossiront “de
manière naturelle”. Quand Israël aura
équilibré le nombre de colons avec le
nombre de Palestiniens, il justifiera, au
nom de la démocratie, l’annexion de la
Cisjordanie. »
Une vision pessimiste qui malheureusement
semble réaliste. Quoi que la
société civile palestinienne s’organise
pour développer la survie. Dans cette
résistance au quotidien réside l’espoir. A
l’exemple de la ténacité de Fayez et Mona
dont la ferme a été détruite trois fois et
chaque fois reconstruite. Tous les jours,
malgré les soldats et les menaces, Mona
coupait les barbelés pour se rendre dans
leurs serres. Leur droit au travail, ils l’ont
reconquis en ne pliant pas. « C’est notre
destin de toujours repartir de zéro. Perdre,
ce serait accepter l’humiliation. » conclut
Fayez. Si l’on a souvent l’impression
que les Palestiniens sont fatigués, que
de plus en plus ils ont le sentiment que
parler ne sert plus à rien pour secouer
l’indifférence du monde, il suffit d’évoquer
le projet de l’huile d’olive pour que
l’espoir revienne avec la joie et l’énergie
de construire l’avenir. Le regard
s’allume alors de la petite flamme de la
certitude d’être vivant sur sa terre et d’y
rester à n’importe quel prix.
Monique Etienne