Il est évident d’après les murs roses, les carreaux décorés de papillons et le sol de céramique blanche que les gens qui habitaient ici aimaient leur maison, l’entretenaient aussi bien que leurs maigres moyens le leur permettaient pour lui donner un caractère typique. A l’extérieur, le jardinage raconte la même histoire : de jeunes pins bien entretenus plantés dans le sol aride et rocailleux, un petit jardin de plantes aromatiques, des arbres fruitiers miniatures. Tout ceci est maintenant en ruines, à proximité de réservoirs d’eau et de fossés de drainage démolis eux aussi, qui alimentaient deux minuscules villages de bergers dans les collines du sud de Hébron, malheureusement construits dans le sillage sauvage des colonies juives. Ici, un transfert silencieux de la population se poursuit chaque jour sans personne pour l’arrêter.
Pourtant, il y a un petit signe de victoire : personne ne part. Le but, aussi transparent que méprisable, est de forcer les habitants à déménager vers les bourgades et les villes pour laisser la région nettoyée le mieux possible de ses Palestiniens. La démolition des maisons et des citernes est l’arme de ceux qui voudraient débarrasser les terres de leur population autochtone.
La Vallée du Jourdain et les collines du sud de Hébron sont la cible de ceux qui dépeuplent et qui magouillent pour annexer. C’est ici que tout commence : l’élargissement des frontières d’Israël dans une prétendue démarche d’amélioration de sa sécurité. Depuis le début de l’occupation, Israël convoite ces deux régions, la plus au sud et la plus à l’est.
La semaine dernière, nous avons constaté les résultats des démolitions dans la Vallée du Jourdain ; cette semaine, nous avons vu les ruines dans les collines du sud de Hébron. Dans les deux endroits, Israël construit pour les Juifs et détruit ce qui appartient aux Palestiniens d’une façon systématique, à vous glacer le sang.
Dans la Vallée du Jourdain, les réserves naturelles constituent le prétexte aux expulsions ; ici, près de Hébron, on évoque les zones de tir. Surtout la zone de Tir 918 qui empiète, bien sûr, sur les 11 villages palestiniens alentour plutôt que sur les avant-postes qui surgissent au sommet de chaque colline.
L’intérêt porté aux collines du sud de Hébron par des personnes engagées en Israël comme à l’étranger a contribué à transformer ces faubourgs de la ville de Yatta - Masafer Yatta et Shafa Yatta - en une zone relativement bien cultivée. De façon paradoxale, la destruction qu’Israël fomente ici sur l’ordre des colons a transformé les hameaux de bergers de la région et les villages en sites du « patrimoine ». L’héritage patrimonial de la résistance non-violente à l’occupation et de l’attachement à la terre est aussi celui d’une nouvelle forme de construction, esthétique et écologique : des maisons construites en pierre, de l’énergie solaire, des éoliennes, des toilettes écologiques, des sources d’énergie renouvelable et un système d’irrigation par eau de pluie pour cultiver la terre.
La détresse crée le progrès, la destruction encourage l’innovation. Toutefois, les scènes de dévastation, comme celles du 11 septembre dernier, ne laisse personne indifférent.
Lors de l’anniversaire de l’effondrement du World Trade Center, les forces de l’Administration Civile, la branche du Gouvernement Militaire qui régit la politique civile en zone occupée, ont déferlé pour perpétrer leurs actes de destruction, en miniature, en cette date qui est uniquement une coïncidence historique. Après tout, chaque jour est un bon jour pour démolir des maisons palestiniennes. Au cours de cette journée, les forces armées israéliennes et les forces de l’Administration Civile se sont déployées sur trois sites : Al Mufaqara, Khallet al-Daba et, après avoir emprunté la route-de-terre-et de-béton-alors-encore-intacte, vers le hameau de Khirbet Jinbah. Sur tous ceux-ci, ils ont semé la destruction.
Les journées ne sont plus aussi chaudes dans les collines du sud de Hébron qu’il y a quelques semaines : l’automne est dans l’air mais l’empreinte de l’été subsiste sur cette terre desséchée, recouverte d’épines et parsemée de cailloux. Une route de terre sinueuse qui passe près de l’avant-poste d’Avigayil pour mener à Al Mufaqara, un groupe de maisons de petites pierres, et à Mahmoud Hamamdi, le porte-parole officieux du village, vêtu de son costume traditionnel et de son keffieh.
Hamamdi déclare qu’il se souvient de nous depuis une visite précédente il y a 20 ans, en novembre 1999, pendant une expulsion de grande ampleur des habitants du lieu. C’était le temps des démolitions, comme aujourd’hui. Mais cette fois, les maisons de sa famille ont été rasées.
Environ 150 personnes habitent ici, selon le berger né sur cette terre en 1965 : « Depuis 54 ans, je n’ai pas quitté Al Mufaqara. Vous (les Israéliens) avez dit que nous n’habitons ici que quelques mois de l’années, mais nous y sommes tout le temps. Vous avez déclaré la « zone militaire fermée » et néanmoins, vous avez construit Avigayil et Havat Ma’on. Vous avez laissé grandir Mitzpeh Yair et Nof Nesher. Quand il s’agit d’avant-postes, il n’y a plus de zone militaire fermée qui compte. »
Dans ce hameau, quatre maisons ont été démolies il y a deux semaines, non loin de cette carcasse de vieille voiture aux plaques d’immatriculation allemandes, oubliée dans la descente du village.
« Ces gens n’ont pas de pitié », soupire Hamamdi, assis sur le carrelage de céramique de la madafa, le bâtiment communal. « Ils ne pensent qu’à la force. Mais la force, c’est pour les mulets. Pourquoi laissez-vous les colons construire, mais pas les Palestiniens ? Ne suis-je pas un être humain ? Qui est le terroriste : celui qui construit une maison ou celui qui démolit une maison ? »
Depuis la dernière démolition en 1999, Israël n’a pas cessé d’essayer d’expulser ces personnes de leur maison. Après les destructions du 11 septembre, 16 personnes restent sans maison, dont une veuve et ses six enfants.
La veille de la démolition, les forces de l’Administration Civile sont arrivées pour prendre des photos, enquêter et débrancher un tuyau d’eau. Le lendemain matin, Nasser Nawaj’ah, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem, a téléphoné à Mahmoud Hamamdi pour l’avertir de l’arrivée imminente de l’armée, la Police des Frontières et l’Administration Civile. « C’est impossible à cause du tuyau », a pensé Hamamdi. Il n’a pas tardé à comprendre que c’était les maisons de sa famille qui étaient visées.
Les soldats l’ont menotté pendant plusieurs heures. Il a assisté sans pouvoir rien faire à la démolition de quatre maisons, la sienne et celle de sa fille et de ses petits-enfants. Deux bulldozers, deux véhicules de transport de soldats, un camion avec une grue de la société Sami Ovadia.
Vers 11 heures, tout était fini. En cours de route, les destructeurs ont aussi démoli la clôture d’un enclos pour les moutons et endommagé des citernes. Hamamdi a photographié le commandant de la brigade locale, venu pour superviser les choses avant de repartir, fusil de rigueur en bandoulière.
Les deux petites filles de Mahmoud Hamamdi, Sausan, 2 ans, et Maharan, 4 mois, sont couchées sur le sol de la tente qu’ils ont reçu du Croissant Rouge. L’air y est chaud et étouffant. Fier, leur grand-père nous montre une photo de Sausan, brandissant un bâton en direction des soldats venus démolir sa maison. Une héroïne est née. Les ruines de la mosquée qu’Israël a fracassée en 2012 sont toujours en place, comme un monument.
La route de terre qui mène à la ville de Yatta est assez animée. Nous croisons des camionnettes transportant des moutons et des chameaux, et des voitures transportant des ouvriers espérant se faufiler par les dernières brèches qui subsistent dans la barrière de séparation. Le spectacle des moutons et des ouvriers est déchirant. Les voitures mashtuba (mot arabe pour « effacée » qui désigne les voitures sans plaque d’immatriculation), dont beaucoup viennent de casses clandestines en Israël et sont vendues aux habitants de Cisjordanie à des prix défiant toute concurrence, font la navette sur ces routes de campagne. Elles ne peuvent emprunter les principales voies de circulation par crainte des deux polices, israélienne et palestinienne. Les guimbardes passent, soulevant des nuages de poussière sur ces routes rocailleuses de non-droit, fascinantes chaussées à une demi-heure seulement de Be’er Sheva.
A Khallet al-Daba, un petit drapeau palestinien flotte au-dessus d’une plantation de jeunes pins, à côté d’un tas de gravats. Le drapeau a été hissé après la destruction de deux maisons.
Quelque 70 personnes habitent dans ce hameau. Treize d’entre elles – quatre adultes et neuf enfants, tous de la famille Dababsi – se retrouvent sans logis. Deux maisons ont été rasées ; les habitants du lieu déclarent qu’un ordre d’arrêt des travaux n’a été émis que pour une seule d’entre elles. A l’origine, les maisons ont été bâties il y a six ans et rasées en 2016. Elles sont maintenant ce tas de gravats, une cuvette de WC juchée parmi ceux-ci portant un autocollant de l’Union Européenne. L’UE a fait don de ces toilettes à cette zone sinistrée. L’UE enverra-t-elle une protestation au sujet de cette toute récente démolition ? Les Européens protesteront-ils contre le fait que les projets qu’ils financent sont en train d’être piétinés par Israël ?
Jaber Dababsi, 34 ans, père de quatre enfants, est un de ces nouveaux SDF. Il déclare que le sac à main de sa femme, qui contenait ses bijoux en or et 1 700 shekels (445 €), a disparu pendant la démolition. Après que les troupes soient parties, il a trouvé le sac, vide, dans la vallée. Non, il ne déposera pas de plainte auprès de la police, parce que c’est inutile. De toute façon, aucune enquête ne sera diligentée : « S’il n’avaient pas arraché les plantes et les arbustes, nous vous aurions servi un thé à la menthe et un thé au citron », sourit Dababsi. La pelleteuse a travaillé ici même et n’a pas épargné les buissons de menthe et le jeune citronnier, dont subsistent deux citrons flétris. Rithan, âgé de sept ans, et Rian, 10 ans, sont assis à l’ombre des ruines de leur maison. Ils sont habillés et coiffés à l’identique.
Nous empruntons une route sans issue qui relie Moshav Carmel à Khirbet Jenbah, au pied de Mitzpeh Yair. Une partie de la route est en terre, l’autre en béton ; celui-ci a été coulé par les Palestiniens, la nuit, en secret, pour que personne ne les voit.
L’équipe de démolition est arrivée ici le 11 septembre et a fait de l’endroit un désastre. Les troupes ont placé d’énormes rochers en travers de la route pour la rendre infranchissable et pour être en sécurité, elles ont aussi arraché la section en béton. Cette semaine, les occupants désespérés d’une voiture palestinienne ont essayé de trouver une voie de contournement sur le versant de la colline, mais en vain. La route reste bloquée. Quand les habitants ont voulu faire venir une excavatrice pour enlever les rochers et reconstruire la route, ils ont été stupéfaits de découvrir que l’occupant avait une longueur d’avance sur eux : les propriétaires d’excavatrices de Yatta avaient été prévenus de ne pas avoir l’audace de fournir d’équipement qui puisse servir à dégager la route au risque de s’exposer à de fâcheuses conséquences. Les tentacules de l’occupant arrivent partout.
En réponse à une sollicitation de Haaretz, un porte-parole du Coordinateur des Activités du Gouvernement dans les Territoires (occupés) a déclaré : « Les constructions mentionnées, ainsi que les citernes et la route de terre qui a été bloquée, ont été construites illégalement et sans les permis requis dans une zone de tirs dans les collines du sud de Hébron. En outre, la mise en application de la loi a été effectuée en accord avec l’autorité compétente et les procédures appropriées. »
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS