Israël est confronté à une menace de désinvestissement qui se développe discrètement et qui n’a rien à voir avec le mouvement mondial BDS.
Dans l’ensemble du monde développé, les grandes entreprises sont soumises à la pression des investisseurs institutionnels et d’un corpus législatif européen croissant, qui les oblige à respecter une série de normes allant des droits humains à l’environnement.
Bien que ces normes ne visent pas Israël et l’occupation en tant que tels, Israël risque d’échouer au test des droits humains en raison de sa politique envers les Palestiniens. Selon les experts, la récente annonce du ministre de la défense Benny Gantz de déclarer six groupes non gouvernementaux palestiniens "organisations terroristes" pourrait finir par aggraver la vulnérabilité d’Israël au désinvestissement fondé sur les droits humains.
La décision prise par Ben & Jerry’s en juillet dernier de cesser de vendre sa crème glacée emblématique dans le "Territoire palestinien occupé" à partir de la fin de l’année prochaine a fait les gros titres, suscité des poursuites judiciaires et des menaces de contre-boycott. Mais d’autres activités de désinvestissement, sans doute plus sérieuses, ont été menées sans susciter la même attention : les investisseurs institutionnels qui se débarrassent de leurs actions dans des entreprises considérées comme ayant nuit aux droits humains en faisant des affaires avec les colonies ou les forces de défense israéliennes.
Juste avant que la controverse sur Ben & Jerry’s n’explose, le fonds de pension géant norvégien KLP, qui gère plus de 100 milliards de dollars, s’est désengagé de 16 entreprises israéliennes, dont les cinq plus grandes banques et entreprises de télécommunications.
KLP a refusé de discuter de ses politiques avec Haaretz. Mais dans une déclaration publiée par le fonds à l’époque, Kiran Aziz, qui a depuis été nommé responsable des investissements responsables, a déclaré : "Il existe un risque inacceptable que les entreprises exclues contribuent à des violations des droits humains dans des situations de guerre et de conflit par leur relations avec les colonies israéliennes en Cisjordanie occupée."
En mai, la Banque Norges, qui gère le fonds souverain norvégien, a retiré deux entreprises de construction israéliennes de son portefeuille d’investissement (ainsi qu’une troisième entreprise en raison de ses liens avec le Myanmar). En mars, le fonds souverain de Nouvelle-Zélande, le NZ Super Fund, a déclaré avoir vendu ses 6,5 millions de dollars de participations dans cinq banques israéliennes, citant "des preuves crédibles que les sociétés exclues fournissent un financement de projet pour la construction de colonies israéliennes illégales".
Le Financial Times, dans un rapport du mois d’août, a déclaré que d’autres fonds d’investissement ont cédé des participations dans des entreprises israéliennes ou des entreprises étrangères accusées d’être complices d’abus israéliens sans établir de lien avec le comportement d’Israël. Mais le FT a déclaré que c’était probablement la raison réelle.
Sous pression
La pression exercée sur les gros investisseurs, comme les fonds de pension et les dotations universitaires, et sur les entreprises dans lesquelles ils investissent, provient de deux sources.
D’abord, les gouvernements de l’UE, qui adoptent progressivement des lois obligeant les entreprises à procéder à des analyses éthiques préalables non seulement de leurs propres activités, mais aussi de l’ensemble de leur filière (fournisseurs, sous-traitants et clients).
"Si vous êtes une entreprise et que vous aidez des violations des droits humains ou y contribuez, vous devez cesser de faire ce qui cause ce préjudice", déclare Tara Van Ho, spécialiste des entreprises et des droits humains à l’université britannique d’Essex, pour expliquer l’essence de ces lois.
"Dans le contexte d’Israël et de la Palestine, cela pousse les entreprises à désinvestir des colonies en raison de la complexité sur le terrain", explique-t-elle. "Les colonies elles-mêmes sont illégales, mais elles provoquent également une myriade d’autres violations des droits humains - entravant l’accès des Palestiniens à l’eau, la liberté de mouvement, etc."
La France dispose d’une loi sur le devoir de vigilance depuis 2017, et le gouvernement allemand a présenté une version préliminaire d’une loi similaire. La Grande-Bretagne n’a pas de législation spécifique, mais les lois sur la responsabilité civile créent effectivement les mêmes normes pour les entreprises. Pendant ce temps, l’UE elle-même va de l’avant avec une loi sur la diligence raisonnable obligatoire qui s’appliquerait aux 27 États membres.
En règle générale, la législation oblige les entreprises non seulement à effectuer une veille, mais aussi à rendre les problèmes publics et à y remédier. Elles pourraient se voir infliger des amendes ou d’autres sanctions. Les entreprises s’exposent également à des poursuites judiciaires de la part des personnes dont les droits ont été lésés et/ou des ONG. M. Van Ho indique que des poursuites ont été engagées en France, mais qu’aucune ne concerne encore Israël.
Les normes relatives aux droits de l’homme et les autres normes auxquelles elles exigent que les entreprises se conforment sont fondées sur les directives des Nations unies et de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Or, les colonies israéliennes vont inévitablement à l’encontre de ces normes et, selon la manière dont les lois sont interprétées, elles risquent de piéger des entreprises qui ne font pas affaire avec les colonies mais avec Israël en général, explique M. Van Ho.
L’autre source de pression sur les entreprises pour qu’elles examinent les violations des droits humains et prennent des mesures vient des investisseurs institutionnels eux-mêmes. L’utilisation croissante de la responsabilité environnementale, sociale et de gouvernance d’entreprise (RSE) prend en compte la manière dont les entreprises incluses dans les portefeuilles des investisseurs répondent aux critères de référence en matière d’environnement et de bien-être humain.
Autrefois un phénomène marginal, cette gouvernance est devenue beaucoup plus courante ces dernières années. Selon le sondage sur l’investissement responsable de 2021 de RBC Global Asset Management, 96% des investisseurs en Europe ont déclaré qu’ils adhéraient dans une certaine mesure aux principes RSE. En Asie, ce chiffre est de 76% et aux États-Unis de 64%.
"Cette augmentation rapide est due aux attentes et aux souhaits des clients et des épargnants - de plus en plus les épargnants veulent que leurs valeurs soient exprimées dans leurs investissements, et ils ont une conscience croissante du pouvoir que leurs investissements et leurs pensions peuvent avoir pour promouvoir le bien", explique Oscar Warwick Thompson, responsable principal des politiques et de la communication.
"Compte tenu de la demande croissante des clients et des épargnants, les services financiers sont soumis à une pression accrue pour acquérir un avantage concurrentiel en proposant des produits RSE", ajoute-t-il.
Ceci dit, le RSE n’a pas eu d’impact sur Israël pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles est que les investisseurs ont des normes différentes pour ce qui constitue le RSE, et souvent les entreprises peuvent être des exemples à la fois de bonnes et de mauvaises pratiques RSE. Il est donc difficile, même pour les investisseurs les mieux intentionnés, de décider de la voie à suivre.
"Tesla est un exemple souvent cité, parfois bien classé par les agences de notation et les fournisseurs de données, mais présentant des problèmes de gouvernance avec le comportement de son PDG et des problèmes sociaux apparents avec le traitement de certains de ses employés, ce qui a été largement rapporté", explique M. Thompson.
L’autre élément est que le RSE couvre un très large éventail de questions, allant du changement climatique aux droits des employés et à l’éthique des affaires. Mais jusqu’à présent, les droits humains n’ont pas beaucoup été pris en compte.
Sujets de préoccupation
Morningstar, une société basée à Chicago qui fournit des recherches pour les gestionnaires d’actifs, a enquêté sur l’angle d’Israël en mars dernier après que son unité Sustainalytics ait été critiquée pour avoir soutenu efficacement le mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions.
"D’après ces rapports, il est clair que lorsqu’elle discute de sociétés opérant en Israël et en Cisjordanie, la société se contente de répéter les affirmations de sources pro-BDS sans aucune preuve de vérification ou d’analyse indépendante", a déclaré en février le groupe israélien NGO Monitor.
Dans une réponse, Sustainalytics - l’unité de Morningstar qui fournit des recherches et des recommandations aux investisseurs sur le comportement des entreprises par rapport aux critères RSE - a déclaré qu’elle a constaté que sur environ 21 000 de ses soi-disant "analyses de controverse" qui évaluent l’implication d’une entreprise dans des incidents négatifs relativement à la RSE, seulement 103 concernaient Israël. Une porte-parole a déclaré à Haaretz que les chiffres n’avaient pas changé depuis.
Sur ces 103 entreprises, seules deux ont atteint le niveau de la catégorie 4 de Sustainalytics, ce qui en fait un sujet de préoccupation. Il s’agit de la société de défense israélienne Elbit Systems, en raison de son rôle dans la construction de la barrière de séparation en Cisjordanie, et de la société américaine Caterpillar, car l’armée israélienne utilise ses bulldozers D9 pour les démolitions de maisons.
Morningstar a déclaré que Sustainalytics avait 354 entreprises sur sa liste de surveillance pour avoir violé "sévèrement et systématiquement" les normes. Vingt-cinq d’entre elles se trouvent dans des zones de conflit, comme le Soudan et le Myanmar, et trois d’entre elles sont liées à Israël : Elbit, sa filiale Ashot Ashkelon et Motorola.
Les violations des droits humains, y compris celles d’Israël, menacent de devenir un facteur beaucoup plus important. Un sondage réalisé auprès de gestionnaires d’investissements et d’autres personnes, publié par le site Internet Responsible Investor en juillet, a révélé que 67 % des personnes interrogées pensaient que les droits humains deviendraient un facteur aussi courant que le changement climatique aujourd’hui pour les investissements.
M. Gantz a peut-être, par inadvertance, affaibli la position d’Israël en déclarant six ONG palestiniennes des organisations terroristes. En effet, les entreprises sont censées faire appel à des sources extérieures lorsqu’elles effectuent des contrôles de diligence raisonable, afin d’éviter d’être soupçonnées de se donner à elles-mêmes un laissez-passer en ne faisant pas un travail d’enquête adéquat.
"Lorsque vous fermez cette voie d’accès aux données, vous rendez vraiment difficile pour les entreprises de faire preuve de diligence raisonnable et, si elles ne le peuvent pas, elles sont tenues de supposer qu’elles sont impliquées dans des violations des droits humains plus graves qu’elles ne pourraient le croire autrement. Il y a donc plus de risques qu’elles cessent leurs activités", explique M. Van Ho.
Ou pas. Alors que l’Europe resserre les règles de l’investissement durable, dans le contexte israélien, un nombre croissant d’États américains ont adopté des lois interdisant aux entreprises de boycotter Israël ou de s’engager dans quelque boycott que ce soit. Unilever, la société mère de Ben & Jerry’s, en a déjà ressenti l’impact, puisque, en réaction, de nombreux États se sont désengagés de la société. Le dernier en date est celui de New York, qui a déclaré la semaine dernière qu’il allait se défaire de ses 111 millions de dollars d’actions Unilever.
Le résultat, prévient Van Ho, est que les multinationales pourraient se retrouver coincées entre les exigences européennes de respect des droits humains dans les territoires occupés et les lois américaines qui leur interdisent de s’abstenir de faire des affaires avec les colonies.
Traduction : RP pour AFPS