La guerre consiste à tuer l’ « ennemi » afin de lui imposer votre volonté.
Par conséquent, « guerre humaine » est un oxymore.
La guerre elle-même est un crime. Il y a peu d’exceptions. Je ferais une exception pour la guerre contre l’Allemagne nazie, parce qu’elle était menée contre un régime d’assassins de masse, dirigé par un dictateur psychopathe, et qu’il n’y avait pas d’autres moyens de le faire plier.
Cela étant, le concept de « crimes de guerre » est ambigu. Le plus grand crime est d’être le premier à engager la guerre. Ce n’est pas l’affaire des soldats mais des leaders politiques. Pourtant ceux-ci sont rarement mis en accusation.
CES RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES me sont venues à la suite du récent rapport des Nations unies sur la dernière guerre de Gaza.
La commission d’enquête s’est mise en quatre pour se montrer « équilibrée » et elle a accusé à la fois l’armée israélienne et le Hamas en termes presque équivalents. Cela, en soi, fait problème.
Il ne s’agissait pas là d’une guerre entre égaux. D’un côté l’État d’Israël doté de l’une des armées les plus puissantes du monde. De l’autre côté, une population sans État de 1,8 millions de personnes, dirigée par une organisation de guérilla totalement dépourvue d’armes modernes.
Toute mise sur le même pied de deux entités de ce type est par définition artificielle. Même si les deux parties ont commis de graves crimes de guerre, ils ne sont pas équivalents. Chacun doit être jugé selon ses (dé)mérites.
LE CONCEPT de « crimes de guerre » est relativement nouveau. Il est apparu pendant la Guerre de 30 ans qui ravagea une grande partie de l’Europe centrale. Beaucoup d’armées y prirent part et elles ont toutes détruit des villes et des villages sans le moindre scrupule. En conséquence deux tiers de l’Allemagne furent dévastés et un tiers de la population allemande fut tué.
Hugo de Groot, un Hollandais, fit valoir que même en guerre les nations civilisées doivent respecter certaines limites. Ce n’était pas un pur idéaliste, éloigné des réalités. Son principe essentiel, tel que je le comprends, était qu’il ne sert à rien d’interdire des actions qui aident un pays en guerre (ou un « parti ») à poursuivre la guerre, mais que toute cruauté qui n’est pas nécessaire pour la conduite efficace de la guerre est illégitime.
L’idée s’imposa. Au cours du 18ème siècle, des guerres sans fin ont été menées par des armées professionnelles, sans faire inutilement de tort aux populations civiles. Les guerres devinrent “humaines”.
Pas pour longtemps. Avec la révolution française, la guerre devint une affaire d’armées de masse, la protection des civils s’éroda lentement, jusqu’à disparaître complètement au cours de la deuxième guerre mondiale, lorsque des villes entières furent détruites par des bombardements aériens massifs (Dresde et Hambourg) et par la bombe atomique (Hiroshima et Nagasaki).
Pour autant, beaucoup de conventions internationales interdisent les crimes de guerre qui visent les populations civiles ou font du tort aux populations des territoires occupés.
C’était le mandat de cette commission d’enquête.
LA COMMISSION reproche sévèrement au Hamas de commettre des crimes de guerre contre la population israélienne.
Les Israéliens n’avaient pas besoin de la commission pour savoir cela. Une grande partie des citoyens israéliens a passé des heures dans des abris pendant la guerre de Gaza, sous la menace de roquettes du Hamas.
Le Hamas a lancé des milliers de roquettes en direction de villes et de villages d’Israël. Il s’agissait de roquettes rudimentaires, qu’il était impossible de diriger vers des cibles précises – comme les installations nucléaires de Dimona ou le ministère de la Défense situé au centre de Tel Aviv. Elles visaient à terroriser la population civile pour l’amener à exiger un arrêt de l’attaque contre la bande de Gaza.
Elles n’ont pas atteint cet objectif car Israël avait installé un grand nombre de batteries anti-roquettes du “Dôme de fer”, qui interceptèrent presque toutes les roquettes dirigées vers des cibles civiles. La réussite fut presque complète.
S’ils sont traduits devant la Cour internationale de La Haye, les dirigeants du Hamas feront valoir qu’ils n’avaient pas le choix : ils n’avaient pas d’autres armes à opposer à l’invasion israélienne. Comme m’a dit un jour un commandant palestinien : “Donnez-nous des canons et des avions de combat et nous n’aurons pas recours au terrorisme.”
La Cour internationale devra alors déterminer si un peuple qui subit concrètement une occupation interminable est autorisé à utiliser des roquettes tirées à l’aveuglette. En considérant les principes posés par de Groot, je me demande quelle sera la décision.
Cela vaut pour le terrorisme en général, s’il est utilisé par un peuple opprimé qui n’a pas d’autres moyens de lutte. Les noirs d’Afrique du Sud avaient recours au terrorisme dans leur lutte contre le régime oppresseur de l’apartheid, et Nelson Mandela a passé 28 ans en prison pour sa participation à de telles actions et son refus de les condamner.
LE PROCÈS fait au gouvernement israélien et à son armée est totalement différent. Ils ont des armes à foison, depuis des drones jusqu’à des avions de guerre, de l’artillerie et des chars.
S’il y a eu un crime de guerre capital dans cette guerre, cela a été la décision du gouvernement de l’engager. Parce que l’attaque israélienne contre la bande de Gaza a rendu des crimes de guerre inévitables.
Quiconque a été soldat au combat dans une guerre sait que des crimes de guerre, que ce soit dans l’armée la plus morale ou la plus ignoble du monde, se produisent au cours d’une guerre. Aucune armée ne peut éviter de recruter des gens psychologiquement déficients. Dans chaque compagnie il y a au moins un spécimen pathologique. À défaut de règles très rigoureuses, appliquées par des commandants très exigeants, des crimes vont se produire.
La guerre révèle l’homme intérieur (ou la femme de nos jours). Un homme raisonnable, bien élevé, va soudain se transformer en bête féroce. Un simple ouvrier d’origine modeste va se révéler un être humain bon et généreux. Même dans “l’Armée la plus Morale du Monde” – un oxymore s’il en est.
J’ai été un soldat combattant pendant la guerre de 1948. J’en ai vu des crimes, et je les ai racontés dans mon livre de 1950 “The Other Side of the Coin" (Le revers de la médaille).
CELA VAUT pour toutes les armées. Dans notre armée lors de la dernière guerre de Gaza, la situation fut encore pire.
Les raisons invoquées pour l’attaque de la bande de Gaza n’étaient pas nettes. Trois jeunes Israéliens avaient été enlevés par des Arabes, à l’évidence pour obtenir un échange de prisonniers. Les Arabes ont paniqué et ont tué les jeunes. Les Israéliens ont réagi, les Palestiniens ont réagi, et puis – le gouvernement a pris la décision d’une attaque massive.
Notre gouvernement comporte des gourdes, dont la plupart n’ont aucune idée de ce qu’est la guerre. Ils ont pris la décision d’attaquer la bande de Gaza.
Cette décision fut le vrai crime de guerre.
La bande de Gaza est un territoire minuscule, surpeuplé avec l’entassement de 1,8 million d’êtres humains, dont la moitié de descendants de réfugiés de régions devenues Israël lors de la guerre de 1948.
Quelles que soient les circonstances, une telle attaque devait inévitablement se traduire par un grand nombre de pertes civiles. Mais un autre fait a rendu cela encore pire.
ISRAËL EST un État démocratique. Ses dirigeants doivent être élus par le peuple. L’électorat est constitué de parents et de grand-parents des soldats, membres des unités d’active et de réserve.
Cela signifie qu’Israël est excessivement sensible aux pertes subies. Si un grand nombre de soldats sont tués au cours de l’action, le gouvernement va tomber.
Par conséquent, c’est une règle de conduite dans l’armée israélienne d’éviter les pertes à tout prix – à tout prix pour l’ennemi, cela va de soi. Pour sauver un soldat, il est permis de tuer dix, vingt, cent civils en face.
Cette règle, non-écrite et bien admise, est symbolisée par la « Procédure Hannibal » – le nom de code pour éviter à tout prix qu’un soldat israélien soit fait prisonnier. Ici aussi on met en œuvre un principe « démocratique » : aucun gouvernement ne peut résister aux pressions de l’opinion publique pour libérer des dizaines et des dizaines de prisonniers palestiniens en échange de la libération d’un seul Israélien. Donc : éviter qu’un soldat soit fait prisonnier, même si le soldat lui-même se fait tuer dans l’opération.
Hannibal permet – en fait ordonne – de procéder à des destructions et des massacres indicibles, pour éviter qu’un soldat capturé ne soit emmené. Cette façon de faire est en elle-même un crime.
Un gouvernement responsable, doté d’une expérience minimale du combat, devrait savoir tout cela au moment où il est appelé à décider une opération militaire. Si ses membres ne le savent pas, il est du devoir des dirigeants de l’armée – qui sont présents à ces réunions du gouvernement – de le leur expliquer. Je doute qu’ils l’aient fait.
TOUT CELA signifie qu’une fois l’affaire engagée, les résultats étaient presque inévitables. Pour réaliser une attaque avec le moins de pertes israéliennes possibles, il fallait écraser des quartiers entiers à l’aide de drones, d’avions et d’artillerie. Et c’est évidemment ce qui s’est produit.
Les habitants furent souvent engagés à fuir, et beaucoup le firent. D’autres ne l’ont pas fait, répugnant d’abandonner tout ce qu’ils avaient de précieux. Certaines personnes s’enfuient au moment du danger, d’autres espèrent contre tout espoir et restent.
Je voudrais inviter le lecteur à s’imaginer lui-même un moment dans une telle situation.
Ajoutez à cela l’élément humain – un mélange d’hommes humains et sadiques, de bons et de mauvais, que vous pouvez trouver dans toute unité combattante dans le monde, et vous avez le tableau.
À partir du moment où vous déclenchez une guerre, « il se passe des choses » comme disait quelqu’un. Il pourra y avoir plus ou moins de crimes de guerre, mais il y en aura beaucoup.
C’EST TOUT CELA qu’auraient pu dire à la commission d’enquête des Nations unies, présidée par un juge américain, les chefs de l’armée israélienne, s’ils avaient été autorisés à témoigner. Le gouvernement ne les y a pas autorisés.
La façon commode de s’en sortir est de proclamer que tous les fonctionnaires des Nations unies sont par nature anti-sémites et qu’ils haïssent Israël, et qu’il est donc contre-productif de répondre à leurs questions.
Nous sommes moraux. Nous avons raison. Par nature. Nous n’y pouvons rien. Ceux qui nous accusent sont forcément anti-sémites. Simple logique.
Qu’ils aillent tous au diable !