Thomas Vescovi était invité le 5 février 2022 par le Collectif girondin pour une paix juste entre Palestiniens et Israéliens pour une conférence à Bordeaux Bacalan.
Auteur du récent ouvrage intitulé "L’échec d’une utopie, Une histoire des gauches en Israël", Thomas Vescovi a dessiné pour le public le tableau critique d’une gauche sioniste, qui a désormais perdu non seulement son hégémonie sur la vie politique israélienne, mais pratiquement toute capacité à s’opposer aux forces d’extrême-droite dominant le pays.
Pour lui, même si la gauche traditionnelle reste encore présente dans le gouvernement, elle est devenue incapable de répondre aux attentes d’une majorité de la population et d’apporter la moindre solution à la question palestinienne. À partir de ce constat, la conférence de Thomas Vescovi s’est attachée à établir une recension assez fouillée des causes internes et circonstancielles de l’effacement de cette gauche sioniste.
Dans l’actuel gouvernement israélien, la gauche travailliste est présente, mais inaudible. Elle ne réagit ni à l’annonce de nouvelles constructions dans les colonies ni au fait que le gouvernement, tout en évitant d’annexer les territoires palestiniens, s’oppose à la création d’un État palestinien. Si cette gauche est aujourd’hui marginalisée, si on considère qu’elle a échoué, de quel échec parle-t-on ?
Il est d’abord lié à l’effondrement politique de la gauche. La première élection législative après la proclamation de l’État israélien amène 71 députés de gauche sur 120 : la gauche est alors hégémonique. En 2021, le basculement est manifeste, avec 75 députés de droite et d’extrême-droite. Aujourd’hui, 69% des Juifs se définissent de droite, à peine 15% de gauche. Et la gauche paraît passéiste.
Par ailleurs, l’utopie selon laquelle on pense pouvoir créer un État pour les Juifs tout en étant de gauche a échoué.
Peut-on être sioniste et de gauche ?
Si l’on se réfère à l’histoire, l’écho de la révolution russe en Palestine est important, et une partie significative du mouvement sioniste va choisir le communisme en pariant sur une alliance entre Palestiniens et Juifs. Les populations juives européennes, quittant une Europe où sévit un violent antisémitisme, se considèrent comme les seules victimes du racisme, de sorte qu’en Palestine elles ne peuvent pas admettre qu’on les accuse de racisme. Elles se considèrent antiracistes alors qu’elles sont profondément colonialistes. Elles croient aussi qu’elles vont apporter des valeurs de progrès, auxquelles la population locale devra s’adapter.
Le narratif sioniste, s’appuyant aussi sur le fait qu’en 1945 le ralliement de l’URSS au projet sioniste a neutralisé le discours antisioniste dans la gauche, prétend que ce sont les Arabes qui ont refusé le projet du nouvel État. En réalité, la gauche sioniste a démantelé les collectifs de travailleurs arabes-juifs (voir par exemple le rôle joué par la Histadrout, qui appelle au travail exclusivement juif). Et la ligne raciale, qui n’est pas fixée par la population arabe, mais par les Juifs, va s’enraciner et diviser les populations.
Une autre raison de la marginalisation profonde de la gauche sioniste se trouve dans l’abandon de l’idéologie liée au marxisme. Le libéralisme fait passer les luttes sociales et le combat collectif pour quelque chose de désuet. En Israël, les aspects structurants de la société expriment la chute de la gauche. Le changement sociologique est déterminant.
En 1948, la population juive européenne rejette la religion hors de la sphère de l’État ; mais dans les années 50, la vague migratoire venant du monde arabe change la situation, car elle amène en Israël une population qui va subir un profond traumatisme, parce qu’elle est discriminée à cause de son lien à la religion et de sa culture marquée par la culture arabe.
Les communautés juives orientales ne comprennent pas l’effacement de la religion dans la sphère publique. Par exemple, lorsque l’État décide de séparer des enfants de leur famille d’origine yéménite pour les éduquer autrement, cela est vécu comme une humiliation profonde et entraîne un rejet de la gauche laïque.
Un facteur supplémentaire de délitement de la gauche est l’arrivée dans les années 1990 de près d’un million de Juifs de Russie, non religieux mais affichant une conception exclusive du nationalisme et en opposition totale à toute idée de multiculturalisme. Il est pour eux inconcevable de se situer à gauche.
Rappel de deux moments historiques importants pour expliquer l’effacement de la gauche :
1) La victoire de 1967 va permettre à Israël de développer un marché dans lequel les Arabes sont obligés de consommer les produits israéliens, ce qui est profitable à toute la bourgeoisie israélienne. Elle va de plus favoriser le développement d’un complexe militaro-industriel, qui est aujourd’hui essentiel dans l’économie du pays.
D’autre part, la France perd son rôle d’allié privilégié au profit des États-Unis, qui introduisent un changement d’orientation économique vers une économie plus libérale. Une évolution qui joue contre la gauche.
Aujourd’hui, les 650 000 colons installés dans les territoires palestiniens ne veulent pas d’une gauche, qu’ils soupçonnent toujours de pouvoir être tentée par des négociations avec les Palestiniens.
2) Le processus de paix après 1977 est profondément biaisé. Dès le début, la gauche a vendu un projet de négociations avec les Palestiniens sans jamais parler de la situation coloniale, sans jamais mettre en question les institutions coloniales. Les Israéliens sont dans l’incapacité de comprendre que les Palestiniens veulent un processus de décolonisation. Il est clair que le processus de paix a été dynamité, non à cause de la mort de Rabin, mais par la politique Barak. C’est un jeu de dupes. Au moment d’Oslo, on croit à la paix, mais sans comprendre les enjeux politiques, comme si cela suffisait de rencontrer les Palestiniens et créer des ponts entre les deux sociétés. Barak était opposé aux accords d’Oslo, mais il veut obliger les Palestiniens à revenir aux négociations, et développe un double discours : "Israël a fait une offre généreuse aux Palestiniens qui l’ont refusée" et "Nous n’avons plus de partenaire pour la paix", dont les conséquences sont très négatives pour les Palestiniens.
Mais cette posture, loin de favoriser la gauche, renforce au contraire l’idée que la droite avait raison, et après la deuxième Intifada et ses 690 victimes juives, les Israéliens pensent qu’il n’y a aucun avenir pour la négociation. Il y a donc un changement pour étouffer et réprimer toute velléité de lutte nationale palestinienne.
Un autre point a contribué à la marginalisation de la gauche, c’est la dualité Israël, État juif – État démocratique. C’est une contradiction que la gauche n’a toujours pas acceptée, alors que la droite, au contraire l’a assumée.
Deux attitudes sont possibles à gauche en Israël :
si l’on veut rester fidèle à l’utopie sioniste, il faut mettre de côté la question palestinienne ; on peut se rencontrer mais sur une position israélo-centrée. Mais dans ce cas la gauche devient inaudible et en arrive à ne plus servir que de force complémentaire.
l’alternative arabe-juive défendue par une autre partie de la gauche n’a pas disparu et tente de tenir tête. Sauf qu’après l’Intifada, si elle veut rassembler une majorité d’électeurs arabes, une force de gauche doit à la fois montrer aux Arabes qu’elle est antisioniste et aux Juifs qu’elle n’est pas sectaire. D’où la nouvelle stratégie de rassembler en Israël tous les partis qui critiquent le gouvernement en une seule liste.
Cette stratégie permet d’avoir 15 députés et de pouvoir entrer en négociation avec la droite sur la base de l’égalité entre Juifs et Arabes en Israël. Les négociations ont échoué, mais la dynamique apportée par les Palestiniens d’Israël fait qu’on prend en compte leurs revendications. Pour former un gouvernement, on est obligé d’avoir un soutien même minimum de la population palestinienne.
En définitive, le problème de la gauche travailliste, c’est qu’elle n’a jamais fait le deuil de l’idée coloniale, et que pour elle parler de colonialisme, c’est vouloir toucher aux privilèges des Juifs. Et en considérant qu’il n’y a plus d’unité d’action possible avec les Palestiniens, on en arrive à une situation où il n’est plus possible de parler d’eux et on les ignore totalement.
De fait, à l’heure actuelle, près des deux tiers des israéliens pensent que dans un avenir proche le problème majeur ne sera pas la question palestinienne, mais d’ordre religieux. On peut ainsi comprendre l’échec irrémédiable de cette gauche sioniste, historiquement incapable de construire un véritable projet de société avec les Palestiniens.
À partir des notes d’un militant de Palestine 33