Photo : Raphaël Pitti en mission à Gaza © Pitti
Fin décembre 2023, l’UNICEF recensait déjà plus de mille enfants amputés depuis le début de l’attaque israélienne. Au printemps dernier, Philippe Lazzarini, le directeur de l’UNRWA, parlait de dix enfants par jour en moyenne qui perdaient une jambe ou les deux. Comment avez-vous vécu ces événements lors de votre séjour ?
Raphaël Pitti : La très grande précarité de la situation nous a ramenés aux pratiques de la guerre de 14 : pas de chirurgie vasculaire possible, pas de matériel qui permettrait de sauver une jambe, l’amputation est donc le seul moyen de conserver les gens en vie. Et puis il y a les infections : l’hygiène prophylactique est quasi inapplicable, ne serait-ce qu’à cause du manque d’eau, et souvent les opérés reviennent avec des plaies surinfectées. La plupart du temps, l’os est atteint. Et dans ce cas, en l’absence d’antibiotiques, on doit ré-amputer plus haut.
Sans anesthésie ?
R. P. : Les anesthésies générales, qui nécessitent du temps et un certain nombre de drogues, sont devenues impossibles. Pour les mêmes raisons, la réanimation a très peu de place. On arrivait encore à faire des anesthésies régionales qui permettent d’intervenir rapidement sur les membres inférieurs. Les produits sont très bon marché, donc on arrive encore à en avoir. C’est la seule chose qui reste. Mais un énorme problème se pose après l’opération : dès que l’anesthésie locale est levée, les gens souffrent énormément. Et en l’absence de produits antalgiques, on ne peut plus rien faire…
De nombreux soignants déplorent de devoir « trier » les patients.
R. P. : Dans les situations de guerre ou de catastrophe, on doit toujours gérer des priorités : commencer par les blessés les plus graves pour essayer de sauver le plus grand nombre. Mais on a dû inverser le triage. Les blessés les plus graves, on les laisse mourir, on les considère comme morituri, c’est-à-dire avec peu d’espérance de vie en raison du manque de moyens. Autrement, ils consommeraient le peu qu’on a, sans garantie de les sauver, et on n’aurait plus rien pour les autres. Ils sont donc abandonnés. C’est une situation que je n’avais jamais vécue. Il m’était déjà arrivé, en situation de guerre, de considérer des personnes comme morituri parce que le crâne avait explosé ou que leur état n’était pas réparable. Mais là, alors qu’on devrait les prendre en charge, on ne le fait pas. C’est insupportable !
La situation est pratiquement devenue ingérable !
R. P. : C’est la misère extrême, une situation de chaos. En mai à Khan Younès, plus de 3 000 personnes vivaient dans les couloirs, ils n’avaient pas d’autres abris. On avait plus de 900 malades pour 400 places et il fallait évidemment gérer les pathologies courantes ; bref, c’était surencombré en permanence. Arrivaient en plus les victimes des bombes, des snipers ou des drones. On les soignait donc par terre, dans l’urgence. Aujourd’hui, la situation s’est aggravée, l’hôpital européen a été vidé en juillet. Sur bientôt cent mille blessés, dix mille sont dans des états extrêmes et devraient être évacués. Mais les Israéliens n’autorisent pas les évacuations. Il faudrait au moins huit mille lits à Gaza, or il y en a à peine plus de mille. Déjà avant le 7 octobre, les six mille lits disponibles étaient insuffisants. Vous imaginez maintenant !
Mais comment font les gens ?
R. P. : La population végète dans la survie, les Palestiniens et Palestiniennes de Gaza ont perdu leur dignité. Il faut voir chaque jour les difficultés pour se laver, aller aux toilettes, trouver de la nourriture, de l’eau potable. Et puis il y a ces massacres, ces bombes d’une tonne qui détruisent tout à 50 mètres à la ronde. C’est une volonté d’extermination : les Israéliens vont jusqu’à détruire au bulldozer les canalisations d’eau, les centres d’épuration. Oxfam, dans son dernier rapport, considère qu’Israël a fait de l’eau une arme de guerre contre les civils. Quant à la dénutrition, elle fait d’énormes ravages, particulièrement chez les personnes âgées et les enfants. J’ai revu en mai une jeune fille avec qui j’avais travaillé en janvier, je me suis demandé si c’était la même. Elle avait juste beaucoup maigri. La situation est absolument catastrophique, les médecins sont épuisés. Chez une personne dénutrie, une diarrhée non traitée après absorption d’une eau non potable, entraîne généralement la mort assez rapidement. En mai, quand on est entrés à Gaza par le poste de Kerem Shalom, les Israéliens ont confisqué les valises, alors que quand on passait par l’Égypte on amenait chacun 25 kg de médicaments. Ils partent du principe que vous allez approvisionner le terrorisme. Tout est terrorisme et ça justifie tout. C’est un absolu scandale humanitaire. Comment peut-on laisser faire ça ?
Propos recueillis par Bernard Devin