Photo : la tour militaire israélienne à l’entrée de Nabi Saleh. Photo prise de la voiture de l’employée de Al Haq, les fieldworkers préféreront ne pas s’approcher de la tour (Anne Paq)
Habituellement très affable, Shawan Jabarin apparaît grave lors de la conférence de presse improvisée, quelques heures après le raid militaire israélien contre les bureaux de l’ONG qu’il dirige, l’organisation palestinienne de défense des droits humains, Al-Haq. Shawan Jabarin a reçu de nombreux prix internationaux pour son action, il est également le secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Il est une référence incontournable pour quiconque travaille ou milite pour les droits humains. Le 21 août 2022, juste avant l’aube, les forces militaires israéliennes mènent des raids contre les six ONG qu’Israël a déclarées « terroristes » un an plus tôt. Al-Haq figure parmi les cibles, ainsi que d’autres organisations de la société civile [1]. Les bureaux d’une autre organisation, le Health Work Committees (HWC) ont également été perquisitionnés.
Les portes du siège d’Al-Haq, ainsi que des autres ONG sont scellées. Un ordre militaire y est affiché, indiquant que les organisations sont illégales et doivent être fermées. En vain, la plaque de métal qui scelle la porte d’Al-Haq est retirée quelques heures plus tard, et trône désormais dans une exposition à la fondation culturelle Al-Qattan à Ramallah.
Aucune des ONG incriminées par Israël n’a arrêté son travail. Bien au contraire, à la suite de leur désignation comme « terroristes », elles ont fait front commun et lancé la campagne « Stand by the 6 » (« Soutenons les 6 »), relayée par de nombreuses organisations internationales. Des enquêtes indépendantes démontent les soi-disant preuves apportées par Israël. « Cette décision scandaleuse et injuste est une attaque du gouvernement israélien contre le mouvement international des droits humains […] C’est une escalade alarmante qui menace de mettre fin au travail des organisations de la société civile les plus importantes de Palestine. L’incapacité de la communauté internationale, depuis des décennies, à contester les graves violations des droits humains par Israël et à leur imposer des sanctions significatives a encouragé les autorités israéliennes à agir de cette manière éhontée », protestent alors conjointement Amnesty International et Human Rights watch.
Des années d’intimidations et de répression
Ce qualificatif de « terroriste » n’a pourtant pas été sans conséquences. Al-Haq, qui emploie 45 personnes, a ainsi perdu un financement de la Commission européenne pendant plusieurs mois, impliquant des retards dans les salaires. Israël a pourtant échoué diplomatiquement. De nombreuses délégations internationales se sont rendues aux conférences de presse organisées par les six ONG « terroristes ». Neuf États européens, dont l’Allemagne et la France, ont déclaré qu’ils poursuivraient leur travail avec les ONG, Israël n’ayant pas fourni d’ « information substantielle » pour démontrer le fondement de qualificatif. La Commission d’enquête des Nations unies sur la situation dans les territoires occupés a par ailleurs tenu des auditions publiques le 7 novembre 2022 où ces ONG ont été invitées à s’exprimer. Au-delà des déclarations de soutien, Shawan Jabarin en appelle cependant à l’action et à des sanctions : « Je ne peux pas comparer des victimes avec des victimes. Mais en même temps, je vois les réactions de l’Europe et des États-Unis vis-vis de l’Ukraine. Ils peuvent agir en 5 min s’ils ont la volonté politique. La question est : pourquoi il y a une la volonté politique d’agir là-bas, mais pas ici ? Cela fait des décennies que nous réclamons des sanctions contre Israël. Il est temps d’agir. »
Shawan Jabarin a déjà fait face aux intimidations et à la répression israéliennes. Il a lui-même été incarcéré plusieurs années dans les prisons israéliennes, où il a été torturé. Une fois devenu directeur d’Al-Haq en 2006, Israël lui a interdit tout voyage pendant plusieurs années. Il a aussi été menacé de mort. « La liberté, la dignité et les droits humains se méritent à n’importe quel prix, et je suis prêt pour cela », indique-t-il quand on lui demande s’il craint de se retrouver une nouvelle fois en prison. Al-Haq a dû faire face à de multiples entraves : bureau perquisitionné en 2002 ; campagne de diffamation à destination de ses donateurs ; menaces de mort à l’encontre, notamment, de la salariée d’Al-Haq aux Pays-Bas, siège de la Cour pénale internationale (CPI) ; téléphone hacké par le logiciel espion Pegasus. « Je m’attends à tout de la part d’Israël non pas parce que nous faisons quelque chose de mal, mais parce que nous faisons quelque chose de bien », poursuit-il.
Le lendemain du raid, Shawan Jabarin a reçu un coup de téléphone de l’Agence de sécurité israélienne (ISA ou Shin Bet), lui ordonnant de se rendre à la base militaire israélienne d’Ofer, et le menaçant d’arrestation. Il refuse et n’ira que s’il reçoit une convocation selon les voies officielles. D’autres représentants de la société civile acceptent de s’y rendre, telle Tahreer Jaber, la directrice de l’organisation féministe UPWC (Union des comités de femmes palestiniennes). Appelée à cinq heures du matin alors que les forces israéliennes envahissent les bureaux de l’association, elle refuse initialement. Puis se sent contrainte de se rendre à la convocation quand les renseignements israéliens appellent sur le téléphone de sa fille de 14 ans… Ils et elles y subissent pressions et intimidations.
« Israël veut nous réduire au silence et nous fermer »
Al-Haq est l’une des ONG de défense des droits humains les plus vieilles du monde arabe – elle a été fondée en 1979 par des avocats. Sa principale activité : documenter les violations des droits humains commises par Israël. Des « correspondants » locaux (fieldworkers) sont établis dans chaque zone de la Cisjordanie, à Jérusalem et dans la bande de Gaza. Ils et elles ont pour mission de recueillir preuves et témoignages.
Un poster avec la photo de Qusai Tammi, un jeune étudiant palestinien de 19 ans tué la nuit du 24 octobre par des tirs provenant d’une tour militaire israélienne, accroché sur la façade de sa maison dans le village de Nabi Saleh, en Cisjordanie.
Son champ d’action s’étend aussi aux exactions commises par l’Autorité palestinienne. Ses avocat.e.s peuvent mener des actions en justice auprès des tribunaux palestiniens ou israéliens (par l’intermédiaire parfois d’avocat.e.s israélien.ne.s). Al-Haq fait aussi partie des ONG qui dispose d’une mission auprès de la CPI de La Haye. Sans oublier son travail de plaidoyer, de publication de rapports ou de contenus multimédias. La vidéo sur l’assassinat d’une journaliste de la chaîne Al-Jazeera, Shireen Abu Akleh, par un soldat israélien alors qu’elle portait sa veste de presse et qu’elle réalisait un reportage à Jénine, a ainsi été produite par Al-Haq avec l’organisation londonienne Forensic Architecture.
Ce travail de mise en lumière des crimes de guerre commis par Israël dérange la puissance coloniale, qui tente d’améliorer son image internationale. Le ministre qui a déclaré les six ONG, dont Al-Haq, comme étant « terroristes » n’est autre que Benny Gantz, en charge de la Défense et responsable militaire de l’opération militaire « Bordure protectrice » dans la bande de Gaza, à l’été 2014. Plus de 2000 Palestinien·ne·s ont alors été tué·e·s, dont au moins les deux tiers étaient des civils, notamment 500 enfants. Benny Gantz est donc potentiellement responsable de crimes de guerre, documentés et portés devant la CPI qui a ouvert une enquête. La ténacité d’Al-Haq lui attire ainsi les foudres du gouvernement israélien. « Sans tenir les criminels responsables de leurs crimes, ils commettront leurs crimes encore et encore. Nous avons étudié profondément l’occupation d’un point de vue légal et juridique. Notre conclusion est qu’il ne s’agit pas d’une occupation ordinaire », explique Shawan Jabarin. « Elle contient de forts éléments d’apartheid et de colonialisme. Ces termes ont été repris par des organisations internationales et changent la manière dont on qualifie la situation ici. Nous travaillons aussi à la mise en cause des entreprises complices dans l’occupation, notamment dans les colonies. Pour toutes ces raisons, Israël veut nous réduire au silence et nous fermer. Nous n’allons ni abandonner ni reculer. »
Les dernières mesures prises par Israël à l’encontre d’Al-Haq affectent aussi les personnes employées par l’organisation. « Nos employé·e·s ne sont pas des héros ou des héroïnes. Ce sont des gens ordinaires qui font leur travail, qui croient en ce travail. En même temps c’est normal d’avoir des inquiétudes pour sa famille, sa vie personnelle, l’avenir. Israël veut aussi répandre la peur à toutes les personnes qui défendent les droits humains palestiniens. »
Documenter un crime de guerre : méthode
« Quelquefois nous ne nous sentons pas assez en sécurité pour circuler et pour dire que nous faisons partie d’Al-Haq », nous confie Amani*(le nom a été changé). Amani est l’une des fieldworkers de l’ONG. Lui et un autre correspondant de terrain, Ahmad*, se rendent ce jour-là dans le village de Nabi Saleh, dans le centre de la Cisjordanie. Il y vient recueillir des témoignages sur les circonstances de la mort de Qusai Tamimi, un jeune étudiant de 19 ans tué par balles tirées par des soldats israéliens la nuit du 24 octobre. Selon un témoin direct, quelques jeunes du village se sont rendus devant la tour militaire, à l’entrée du bourg, pour protester contre un raid militaire israélien à Naplouse. Postés à plusieurs dizaines de mètres, ils lancent des pierres en direction du poste de l’armée d’occupation, et reçoivent en retour du gaz lacrymogène. Lorsqu’il se met à l’abri, il voit Qusai tomber, et ne plus bouger.
« On essayait avec un t-shirt de faire en sorte que le sang ne coule pas, mais c’était déjà trop tard. Qusai a eu des spasmes, et puis il est devenu immobile », raconte le jeune témoin direct. Son décès est prononcé à l’hôpital voisin. Les employés d’Al-Haq doivent s’y procurer le rapport du médecin légiste. Et grâce à un message envoyé sur le téléphone d’un habitant par son épouse qui assistait de loin à la confrontation, l’heure du décès peut être établie. Amani et Ahmad devront revenir au village pour écouter d’autres témoins, vérifier les versions et éventuellement retrouver des douilles à proximité de la tour de garde israélienne. Cela sera difficile : « Avant nous pouvions nous rendre sur les lieux d’une exaction pour enquêter et, si les soldats venaient, nous pouvions montrer notre carte d’employé d’Al-Haq. Là, ce n’est plus envisageable, c’est trop dangereux », confie Ahmad.
Le jeune étudiant tué au bas de la tour de l’armée israélienne s’ajoute au glaçant décompte du nombre de Palestiniens tués par l’armée israélienne ou les colons depuis début 2022 : 139 tués en Cisjordanie, dont 34 enfants, ce qui en fait l’année la plus meurtrière depuis 2005. « C’est difficile. Je viens de rencontrer la famille de Rayan, un enfant de 7 ans qui est mort à cause des soldats israéliens. Je n’arrête pas de le voir en cauchemar. Heureusement j’ai un suivi psychologique », raconte Amani, en repartant du village de Nabi Saleh.
Elle est aussi parfois confrontée à la frustration des familles, qui se débattent avec un contexte qui se dégrade. « Certaines familles n’acceptent pas de nous rencontrer parce qu’elles dépendent d’un permis de travail pour travailler en Israël, ou parce qu’elles ne croient pas que nos enquêtes changeront quoi que ce soit. Elles ont abandonné. Alors je dois essayer de les convaincre. Je comprends leur frustration et quelquefois je dois dire que je ne trouve pas les mots pour leur répondre », soupire-t-elle.
Entre les multiples checkpoints israéliens, une unique route dégradée pour relier le nord et le sud de la Cisjordanie et les embouteillages, le trajet de retour est long. « Vous ne rencontrerez pas un Palestinien ou une Palestinienne qui n’a pas payé le prix de cette occupation. Je n’ai pas d’enfants, mais j’ai des neveux et des nièces. Je leur veux une meilleure vie, dans la dignité. C’est pourquoi je continue ce travail, même si c’est risqué », confie Amani.
Les militantes féministes particulièrement visées
Défendre les droits des femmes est également compliqué. « Depuis le raid militaire, nous ne nous sentons pas en sécurité dans nos bureaux. En plus ils ont tout pris : nos ordinateurs, nos équipements. Donc nous travaillons dans plusieurs cafés », raconte Tahreer Jaber, directrice de l’organisation de défense des droits des femmes (Union of Palestinian Women’s Committees, UPWC), également déclarée « terroriste » par le gouvernement israélien. Dans les documents saisis par l’armée, figurent les témoignages recueillis lors de séance de soutien psychologique d’habitantes de Jérusalem-Est victimes de violences intrafamiliales. Tahreer Jaber craint que l’armée n’utilise ces témoignages censés restés confidentiels.
L’une des directrices de UPWC, Khitam Saafin, a déjà passé 18 mois en détention en Israël. Huit employées ont été récemment convoquées pour interrogatoire, deux ont été informées qu’elles avaient interdiction de voyager. Tahreer Jaber elle-même s’est fait refouler à la frontière en octobre alors qu’elle devait se rendre en Suède pour une réunion de travail. Et depuis 2009, elle n’a rencontré ses collègues de la bande de Gaza qu’une seule fois, et en Égypte, à cause du blocus imposé par Israël. « On utilise les visioconférences même si ce n’est évidemment pas la même chose », explique-t-elle.
Selon Tahreer Jaber, si le gouvernement israélien s’acharne contre l’organisation féministe et sa centaine de bénévoles, c’est à cause de son discours anticolonial et son action pour l’avènement d’une société démocratique et progressiste. « Ils nous ont ciblés parce que nous sommes un obstacle à leur stratégie. Depuis Trump, les autorités israéliennes parlent d’annexer la Cisjordanie. Nous travaillons justement à renforcer la capacité des femmes palestiniennes sur leur terre dans les zones sous contrôle israélien (la "zone C" et Jérusalem-Est). Nous nous battons aussi pour le droit des femmes à vivre dans un pays indépendant. »
Sahar Francis est à la tête d’une autre ONG visée par Israël : Addameer Prisoner Support and Human Rights Association. Créée en 1991, Adameer (« conscience » en arabe) défend les droits des prisonniers et prisonnières politiques. L’association recense 4700 détenus et détenues politiques dans les prisons israéliennes, dont 170 mineurs et 30 femmes. Addameer propose un soutien juridique et documente les cas de torture et de mauvais traitements. Environ un détenu sur cinq l’est « administrativement », sans chef d’inculpation ni procès, et incarcéré sur la base de dossiers des services secrets auxquels les avocats n’ont pas accès. Et quand ils sont jugés, c’est le plus souvent par un tribunal militaire, hors des règles d’un procès équitable. Cela met Adameer devant un vrai dilemme : faut-il continuer à défendre les prisonniers et prisonnières devant des tribunaux qui ne respectent pas un minimum d’équité ? Ou faut-il boycotter ces audiences ? La réponse n’est pas évidente et fait l’objet de débats au sein de l’association et dans la société civile.
Le droit international systématiquement violé
Un avocat d’Addameer est lui-même incarcéré administrativement depuis mars 2022 : le Franco-Palestinien Salah Hamouri. Il vient de mener une grève de la faim qui lui a fait perdre 14 kilos selon Francis. Son avocat ne peut avoir accès au dossier d’inculpation. Même avant sa détention, l’avocat faisait l’objet de persécutions administratives de la part des autorités israéliennes. Son épouse n’a pu obtenir de visas et ne peut donc vivre avec son mari, malgré les enfants de ce couple. Le permis de résidence d’Hamouri a été révoqué en 2021 parce qu’il aurait brisé le serment d’allégeance envers Israël. L’avocat d’Addameer, qui l’a visité, rapporte de mauvaises conditions de détention : il a été placé en isolement pendant sa grève de la faim, avec impossibilité de contacter sa famille ni même de changer de vêtements.
« Le consulat de France lui a rendu visite plusieurs fois. Ils nous disent porter l’affaire au plus haut niveau, mais cela ne suffit pas. Nous estimons qu’ils devraient mettre en œuvre tous les efforts pour obtenir sa libération. On s’attendait au minimum que, d’un point de vue humanitaire, la France obtienne que sa femme et ses enfants puissent lui rendre visite en prison », confie Sahar Francis.
Pour la militante, cette nouvelle escalade d’Israël contre la société civile palestinienne est « un test ». « L’Autorité palestinienne est très faible. Le nouveau gouvernement israélien sait que la société civile palestinienne est le dernier rempart face à leur projet d’annexion de la Cisjordanie. Si cela fonctionne, il est certain que des dizaines d’autres ONG palestiniennes seront ciblées », analyse-t-elle. « Combien de temps encore la communauté internationale permettra-t-elle à Israël de violer systématiquement le droit international ? » Si toutes les personnes rencontrées qui travaillent pour cette société civile expriment leur détermination à continuer, les obstacles, menaces et répressions auxquelles elles font face risquent de monter encore d’un cran. Le nouveau gouvernement israélien de Benyamin Netanyahou, issu des élections législatives du 1er novembre et rassemblant droites et extrêmes droites, est considéré comme l’un gouvernement les plus extrémistes que le pays ait jamais connu.