Un an et demi plus tard, c’est à un tout autre partage qu’a abouti la guerre de 1948 : Israël a vu le jour et augmenté d’un tiers son territoire, annexant une partie de l’État palestinien, mort né, dont le reste est passé aux mains de la Jordanie et de l’Égypte. Et surtout plusieurs centaines de milliers de Palestiniens, qui vivaient sur les territoires finalement occupés par Israël, ont dû quitter leurs foyers.
C’est sur ce dernier point que, depuis soixante ans, une intense bataille de propagande oppose deux versions des événements :
Pour les historiens palestiniens et arabes, il s’agit d’une expulsion. La majorité de ces 700 000 à 900 000 réfugiés ont été contraints au départ, au cours des affrontements judéo-palestiniens, puis de la guerre israélo-arabe, dans le cadre d’un plan politico-militaire jalonné de nombreux massacres. C’est notamment la thèse défendue, dès 1961, par Walid Khalidi, dans son essai « Plan Dalet : Master Plan for the Conquest of Palestine » (1), et, plus récemment, par Elias Sanbar dans Palestine 1948. L’Expulsion (2).
Selon l’historiographie israélienne traditionnelle, au contraire, les réfugiés - 500 000 au maximum - seraient partis volontairement, répondant aux appels des dirigeants arabes qui leur auraient promis un retour rapide après la victoire. Non seulement les responsables juifs n’auraient pas planifié d’éviction, mais les rares massacres à déplorer - en premier lieu celui de Deir Yassine, le 9 avril 1948 - auraient été le fait des troupes extrémistes affiliées à l’Irgoun de Menahem Begin et au Lehi d’Itzhak Shamir.
Dès les années 1950, quelques personnalités israéliennes, liées notamment au Parti communiste, contestaient cette thèse. Depuis la seconde moitié des années 80, elles ont été rejointes dans leur critique par un certain nombre de journalistes et de chercheurs : Simha Flapan, Tom Segev, Avi Schlaïm, Ilan Pappé et Benny Morris - c’est ce dernier, avec The Birth of the Palestinian Refugee Problem, qui a donné le signal du scandale et inventé l’expression « nouveaux historiens (3) ». Au point de s’attirer les remontrances plus ou moins acerbes d’historiens plus ou moins orthodoxes (4) qui s’efforcent de faire barrage à cette « révision » de l’histoire d’Israël.
Curieusement, pendant plus de dix ans, aucun ouvrage des « nouveaux historiens » consacré à l’analyse de ces événements - les premiers datent pourtant de 1987 – n’a été traduit en français. Comment accepter qu’une contribution aussi importante à des événements fondateurs du Proche-Orient contemporain, disponible en anglais et en hébreu, reste inaccessible au public francophone ? C’est pourquoi, en 1998, j’ai écrit, avec Joseph Algazy, un livre de synthèse de leurs travaux, qui vient d’être republié, dans une version actualisée et augmentée, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949). L’écho de la première édition a sans doute contribué, comme je l’espérais, à débloquer la situation : le fait est que, depuis 1998, Benny Morris, Ilan Pappé, Tom Segev, Avi Shlaïm ont vu six de leurs livres traitant entièrement ou notamment de la guerre de 1948 publiés en français (5).
Ce retard dans la publication en français des travaux des « nouveaux historiens » n’aide pas à comprendre comment cette école s’est développée. En réalité, deux phénomènes se sont conjugués pour inciter ces chercheurs à se pencher sur les origines de l’État d’Israël et du problème des réfugiés palestiniens :
– le premier, c’est bien sûr l’ouverture, à partir de 1978, des archives israéliennes concernant cette période : les chercheurs y puisent l’essentiel de leurs sources. Or, comme le note à juste titre l’historien palestinien Nur Masalha, « l’histoire et l’historiographie ne devraient pas nécessairement être écrites, exclusivement ou essentiellement, par les vainqueurs (6) » ;
– mais la plongée dans les archives israéliennes - ainsi qu’américaines et britanniques - n’aurait pas été si fructueuse si les années suivant leur ouverture n’avaient pas été marquées par la guerre du Liban et le déclenchement de la première Intifada. Bref, les « nouveaux historiens » mettent à jour l’origine du problème palestinien alors même que celui-ci revient au premier plan et appelle des solutions nouvelles.
Encore une précision, avant d’entrer dans le vif du sujet : ces chercheurs ne constituent pas un groupe homogène, ni sur le plan méthodologique ni au niveau idéologique. Pour tenter d’éviter le débat sur le fond, certains polémistes – comme Pierre-André Taguieff – ont pensé pouvoir balayer leurs travaux en les qualifiants d’« intellectuels d’extrême gauche ». Absurde : ce qui frappe au contraire, c’est la diversité de leurs opinions politiques et, plus important encore, de leur positionnement par rapport au sionisme. L’enquête que Sébastien Boussois a menée en Israël, pour la postface de mon livre, auprès des « nouveaux historiens » comme de leurs adversaires le démontre clairement.
De tous les historiens de cette école, seul Ilan Pappé se définit comme « antisioniste ». Tous les autres s’affirment sionistes, à des degrés divers. Et, comme chacun sait, leur pionnier, Benny Morris, a connu une évolution politique qui l’a amené, après l’échec du sommet de Camp David de juillet 2000, à soutenir de plus en plus nettement la politique menée par Ariel Sharon. Dans une retentissante interview au quotidien Haaretz, le 8 janvier 2004, il est allé jusqu’à défendre l’épuration ethnique : « Il y a des circonstances dans l’histoire qui justifient le nettoyage ethnique », déclarait-il. Et de poursuivre : « Je sais que ce terme est complètement négatif dans le discours du XXIe siècle, mais, quand le choix est entre le nettoyage ethnique et le génocide - l’annihilation de votre population - je préfère le nettoyage ethnique (…) C’était la situation. C’était ce que le sionisme affrontait. Un État Juif n’aurait pas pu être créé sans déraciner 700 000 Palestiniens. Par conséquent il était nécessaire de les déraciner.(7). » Curieux gauchiste !
Cette dérive du citoyen Benny Morris n’a pas pour autant amené l’historien Benny Morris à renier les résultats de vint années de recherches. Au contraire : ses recherches, depuis vingt ans, ont approfondi la rupture majeure qu’avait marquée, en 1987, la parution de The Birth of the Palestinian Refugee Problem. C’est en effet à Benny Morris et à son premier livre qu’on doit les révélations les plus novatrices sur la période 1947-1949.
Synthétiser en quelques minutes des années de recherches historiques est une impossible gageure. Disons, pour schématiser, que les « nouveaux historiens » ébranlent en particulier trois mythes de l’historiographie traditionnelle :
– Le premier, c’est la menace mortelle qui aurait pesé sur Israël à l’époque. Comme l’écrit Benny Morris dans 1948 and After, « la carte qui montre un minuscule Israël et un environnement arabe géant ne reflétait pas - et, jusqu’ici, ne reflète toujours pas - avec exactitude le véritable rapport des forces militaires dans la région (8) » :
Contrairement à la légende dépeignant un frêle État juif à peine né et déjà confronté aux redoutables armées d’un puissant monde arabe, les « nouveaux historiens » confirment la supériorité croissante des forces israéliennes (en effectifs, armement, entraînement, coordination, motivation...) à la seule exception - peut-être - de la courte période qui va du 15 mai au 11 juin 1948.
A quoi s’ajoutent, pour Israël, l’appui politique des États-Unis (en tout cas de leur présidence) et le soutien diplomatique et militaire de l’URSS - à l’époque, même lorsque la répression s’abattra sur les juifs soviétiques, le Kremlin continuera de livrer des armes à Israël et de le défendre inconditionnellement à l’ONU.
Dernier élément, décisif, étudié par Avi Shlaïm dans Collusion across the Jordan : l’accord tacite passé le 17 novembre 1947 (douze jours avant le plan de partage des Nations unies) par Golda Meïr avec le roi Abdallah de Transjordanie. Il constitue une garantie stratégique majeure pour Israël : la Légion arabe, seule armée arabe digne ce nom, s’engageait à ne pas franchir les frontières du territoire alloué à l’État juif en échange de la possibilité d’annexer celui prévu pour l’État arabe. Assuré, dès février 1948, du feu vert explicite du secrétaire au Foreign Office, Ernest Bevin, ce plan sera effectivement mis en œuvre : si la Légion arabe participe à la guerre à partir du 15 mai 1948, elle ne pénètre jamais en territoire israélien et ne prend jamais l’initiative d’une bataille d’envergure contre Tsahal - sauf à Jérusalem, exclue de l’accord.
D’ailleurs, le schéma du 17 novembre 1947 se substituera bel et bien, à la fin des hostilités, au plan partage du 29 : la Jordanie occupera et annexera la partie arabe de la Palestine, moins les zones conquises par Israël (qui a augmenté sa superficie d’un tiers) et la bande de Gaza occupée par l’Égypte...
– Le deuxième mythe concerne la volonté de paix qu’aurait manifestée Israël au lendemain de la guerre. Organisée par la Commission de conciliation sur la Palestine sur décision de l’Assemblée générale des Nations unies du 11 décembre 1948 - celle qui affirme le droit au retour ou à une compensation des réfugiés -, la conférence de Lausanne a notamment été étudiée par Avi Shlaïm, dans le livre déjà cité, et par Ilan Pappé dans The Making of the Arab-Israeli Conflict. Leurs conclusions contredisent largement la thèse traditionnelle.
Les archives montrent en effet qu’Israël est venu à Lausanne uniquement pour complaire aux Américains et aux Européens afin d’obtenir ainsi son admission aux Nations unies. A cette fin, Tel Aviv ratifiera, le 12 mai 1949, un protocole réaffirmant à la fois le plan de partage - jusque-là refusé par les États arabes - et le droit au retour des réfugiés. Mais il reniera aussitôt sa signature : comme l’écrit un mois plus tard Walter Eytan, codirecteur général du ministère israélien des Affaires étrangères, « mon principal objectif était de commencer à saper le protocole du 12 mai, que nous avions été contraints de signer dans le cadre de notre bataille pour être admis aux Nations unies (9). » De fait, Lausanne finira dans l’impasse. Et Eliahou Sasson, le chef de la délégation israélienne, confiera : « Le facteur qui bloque, c’est aujourd’hui Israël. Par sa position et ses demandes actuelles, Israël rend la seconde partie de la Palestine inutilisable pour tout projet, sauf un - son annexion par un des États voisins, en l’occurrence la Transjordanie (10). »
La meilleure preuve de la mauvaise volonté israélienne, c’est la manière dont David Ben Gourion rejette l’offre incroyable du nouveau président syrien, Husni Zaïm, qui propose non seulement de faire la paix avec Israël, mais aussi d’accueillir 200 000 à 300 000 réfugiés palestiniens. Le temps que Tel Aviv prenne conscience de l’intérêt de la suggestion, il est trop tard : Zaïm est renversé par un coup d’État militaire...
Bref, conclut Ilan Pappé, « contrairement aux opinions de nombreux historiens et au mythe israélien concernant la guerre de 1948, il y avait bien des leaders arabes qui recherchaient la paix avec le nouvel État juif au milieu d’eux, et certains d’entre eux subirent des rebuffades de la part d’Israël (11) ».
– Mais le mythe le plus sérieusement ébranlé concerne l’exode des Palestiniens. Résumons.
Benny Morris le montre, les archives réfutent formellement la thèse de l’appel arabe à la fuite. « Il n’existe pas de preuve attestant, écrit-il, que les États arabes et le Haut Comité arabe [HCA, palestinien] souhaitaient un exode de masse ou qu’ils aient publié une directive générale ou des appels invitant les Palestiniens à fuir leurs foyers (même si, dans certaines zones, les habitants de villages spécifiques ont reçu de commandants arabes ou du HCA l’ordre de partir, essentiellement pour des raisons stratégiques) (12). » Quant aux fameuses exhortations qu’auraient diffusées les radios arabes, on sait depuis l’étude systématique, à la fin des années 50, de leurs programmes enregistrés par la BBC qu’il s’agit d’inventions pures et simples (13).
Certes, dans les semaines suivant le plan de partage, il y eut 70 000 à 80 000 départs volontaires, pour l’essentiel de riches propriétaires terriens et des membres de la bourgeoisie urbaine. Mais après ? Le premier bilan dressé par les Services de renseignement de la Hagana, daté du 30 juin 1948, estime à 391 000 le nombre de Palestiniens ayant déjà quitté le territoire alors aux mains d’Israël. « Au moins 55 % du total de l’exode ont été causés par nos opérations », écrivent les experts, qui ajoutent les opérations des dissidents de l’Irgoun et du Lehi « qui ont directement causé environ 15 % de l’émigration ». Avec 2 % attribués aux ordres d’expulsion explicites donnés par les soldats juifs et 1 % à leur guerre psychologique, on arrive ainsi à 73 % de départs directement provoqués par les Israéliens. De surcroît, dans 22 % de cas, le rapport met en cause les « peurs » et la « crise de confiance » répandues dans la population palestinienne. Quant aux appels arabes à la fuite, ils n’entrent en ligne de compte que dans 5 % des cas.... Les objections de l’« orthodoxe » Shabtaï Teveth sur ce document doivent certes nous inciter à être prudents dans son utilisation, mais certainement pas à remettre en cause les grandes lignes de l’analyse.
A partir de la reprise des combats, en juillet 1948, la volonté d’expulsion ne fait plus le moindre doute. Un symbole : l’opération de Lydda et de Ramleh, le 12 juillet 1948. « Expulsez-les ! » a dit David Ben Gourion à Igal Allon et Itzhak Rabin - récit censuré dans les Mémoires de ce dernier, mais publié dans le New York Times (14). De fait, la violente répression (250 morts, dont des prisonniers désarmés) est suivie de l’évacuation forcée, accompagnée d’exécutions sommaires et de pillages, de quelque 70 000 civils palestiniens des deux villes - soit près de 10 % de l’exode total de 1947-1949 ! Des scénarios similaires seront mis en œuvre durant l’été, l’automne et l’hiver du Nord (la Galilée) au Sud (la plaine côtière et le Néguev).
Ces Palestiniens qu’on expulse, on fait en même temps main basse sur leurs biens. L’été 1948 voit se généraliser la politique de destruction des villages arabes, puis, de plus en plus, leur simple restructuration de façon à accueillir rapidement les nouveaux immigrants juifs. La Loi sur les « propriétés abandonnées » – destinée à rendre possible la saisie des biens de toute personne « absente » – « légalise », en décembre 1948, la confiscation. Israël mettra ainsi la main sur 73 000 pièces d’habitation dans des maisons abandonnées, 7 800 boutiques, ateliers et entrepôts, 5 millions de livres palestiniennes sur des comptes en banque et ,surtout , 300 000 hectares de terres (15).
Dans 1948 and After, Benny Morris revient plus longuement sur le rôle joué par Yosef Weitz, alors directeur du département foncier du Fonds national juif (16). Dans son Journal, le 20 décembre 1940, ce sioniste aux convictions tranchées confiait sans détours : « Il doit être clair qu’il n’y a pas de place pour deux peuples dans ce pays (...) et la seule solution, c’est la Terre d’Israël sans Arabes (...) Il n’y a pas d’autre moyen que de transférer les Arabes d’ici vers les pays voisins (...) Pas un village ne doit rester, pas une tribu bédouine.
Ce programme radical, sept ans plus tard, Yosef Weitz va pouvoir l’appliquer lui-même. Dès janvier 1948, il orchestre, ici et là, l’expulsion des Palestiniens. En avril, il obtient la constitution d’« un organisme qui dirige la guerre avec pour but l’éviction d’autant d’Arabes que possible ». Informel jusqu’à fin juin, officiel ensuite, le « Comité du transfert » supervise la destruction des villages arabes abandonnés ou leur repeuplement par de nouveaux immigrants juifs. Bref, quand David Ben Gourion déclare au Conseil des ministres, le 16 juin 1948, vouloir éviter « à tout prix » le retour des réfugiés, il s’agit, non d’une phrase en l’air, mais d’un programme politique très concret...
Entre historiens anciens et nouveaux, et au sein même de la nouvelle école, le débat le plus vif porte sur la nature de la politique arabe du Yichouv et de ses forces armées durant les six premiers mois de 1948. Dans son premier livre, The Birth, Benny Morris s’en tenait à une thèse « centriste » : « Le problème palestinien, assurait-il, est né de la guerre, et non d’une intention, juive ou arabe (17). » Il a nuancé cette appréciation dans son deuxième livre, 1948, en définissant le transfert comme « un processus cumulatif, aux causes enchevêtrées, mais [avec] un déclencheur majeur, un coup de grâce [en français dans le texte], en forme d’assaut de la Hagana, de l’Irgoun ou des Forces de défense d’Israël dans chaque localité (18) ». Benny Morris nie cependant l’existence d’un plan d’expulsion, et tend à disculper David Ben Gourion, président de l’Agence juive, puis Premier ministre et ministre de la Défense du jeune État d’Israël. Peut-être tactique, cette attitude contredit en tout cas nombre d’éléments que l’historien rapporte lui-même :
– Benny Morris souligne l’engagement de longue date de Ben Gourion en faveur du projet de « transfert » (notamment à partir de 1937, en réponse à la Commission Peel). Il nous apprend de surcroît, archives à l’appui, que les textes du mouvement sioniste comme les Journaux de ses dirigeants ont été systématiquement expurgés pour gommer les allusions au « transfert » et les opérations d’expulsion, envisagées ou réalisées.
– Benny Morris décrit en permanence Ben Gourion menant d’une main de fer l’entreprise d’expulsion des Arabes et de confiscation de leurs biens. Et il le dépeint toujours soucieux de ne laisser aucune trace de sa responsabilité.
– Benny Morris insiste également sur ce qu’il appelle le « facteur atrocité ». L’historien montre en effet que, loin de représenter une « bavure » extrémiste, le massacre de Deir Yassine a été précédé et suivi de nombreux autres commis par la Hagana, puis par Tsahal, de la fin 1947 à la fin 1948. L’historien reviendra, dans la seconde édition de The Birth, en 2004, sur l’étendue de ces tueries, à partir des archives récemment ouvertes : « Ce que montrent les nouveaux matériaux, c’est que les Israéliens ont commis bien plus de massacres que je ne l’avais pensé auparavant. »
– Enfin Benny Morris admet clairement que l’opération Nahshon et le plan Dalet comportent une indiscutable dimension d’expulsion. A la page 62 de The Birth, il estime que « l’essence » du plan D était « de chasser toutes les forces hostiles et potentiellement hostiles de l’intérieur du territoire futur de l’État juif, d’établir une continuité territoriale entre les principales concentrations de population juive et d’assurer la sécurité des futures frontières avant l’invasion arabe attendue. Comme les irréguliers arabes étaient basés et cantonnés dans les villages, et comme les milices de nombreux villages participaient aux hostilités contre le Yichouv, la Hagana considérait la plupart des villages comme activement ou potentiellement hostiles ». A la page suivante, il reconnaît que le plan D représentait « un ancrage stratégico-idéologique pour l’expulsion par les commandants de front, de district, de brigade et de bataillon » auxquels il donnait « post facto une couverture formelle et convaincante pour expliquer leurs actions ». Et pourtant, Benny Morris assure, page 62, que « le plan D n’était pas un plan politique d’expulsion des Arabes de Palestine ». Après quoi il affirme page 64 : « A partir du début avril, il y a des traces claires d’une politique d’expulsion à la fois au niveau national et local en ce qui concerne certains districts et localités stratégiques-clés »...
Le fait que les archives n’aient pas - jusqu’ici - révélé de directive globale d’expulsion suffit-il pour nier le phénomène et les responsabilités de la direction du Yichouv ? Tout indique qu’il existait sur ce point un consensus extrêmement solide dans l’appareil politique et militaire, y compris parmi nombre de cadres du Mapam. Si le Parti sioniste socialiste et ses ministres mènent bataille contre l’expulsion, ses dirigeants et militants directement engagés dans l’affrontement, eux, n’hésitent pas, qu’il s’agisse des combattants du Palmah ou des membres de kibboutzim situés en première ligne.
Comme l’écrit Benny Morris, « Ben Gourion voulait clairement que le moins d’Arabes possible demeurent dans l’État juif. Il espérait les voir partir. Il l’a dit à ses collègues et assistants dans des réunions en août, septembre et octobre. Mais aucune politique d’expulsion n’a jamais été énoncée et Ben Gourion s’est toujours abstenu d’émettre des ordres d’expulsion clairs ou écrits ; il préférait que ses généraux “comprennent” ce qu’il souhaitait les voir faire. Il entendait éviter d’être rabaissé dans l’histoire au rang de “grand expulseur” et ne voulait pas que le gouvernement israélien soit impliqué dans une politique moralement discutable (19). »
Ilan Pappé va, lui, beaucoup plus loin. Et son dernier livre, The Ethnic Cleansing of Palestine, qui paraîtra au printemps chez Fayard, constitue une somme, sinon définitive – il n’y a jamais de point final dans la recherche historique -, en tout cas majeure sur 1948. Certes, l’historien avait déjà écrit plusieurs essais importants qui, tout en s’inscrivant dans le mouvement de la « nouvelle histoire », le distinguaient nettement du pionnier de cette dernière. Dès 1992, avec The Making of the Arab-Israeli Conflict, 1947-1951, il opposait aux thèses « centristes » de Benny Morris une analyse plus radicale de l’expulsion des Palestiniens : pour lui, il ne s’agit pas d’une conséquence de la guerre, mais du résultat d’un plan mûrement réfléchi.
Non seulement il développe cette approche dans son nouvel ouvrage de manière approfondie et cohérente, mais il le fait à la manière de… Benny Moris : avec forces citations tirées des archives de la Hagana, du Palmah et des Forces de défense d’Israël, ainsi que des Journaux de David Ben Gourion et d’autres dirigeants juifs. Mais, contrairement à son collègue et adversaire, il évoque aussi les travaux d’historiens palestiniens et arabes ainsi que les témoignages de protagonistes palestiniens des événements. Après The Ethnic Cleansing, nul ne pourra plus raconter – honnêtement – 1948 comme avant…
Le livre s’ouvre sur la « Maison rouge », cet immeuble Bauhaus de Tel-Aviv devenu, en 1947, le quartier général de la Hagana. Ce 10 mars 1948, onze hommes, « vieux dirigeants sionistes et jeunes officiers juifs, apportent la touche finale à un plan de nettoyage ethnique de la Palestine. Le soir même, des ordres militaires sont diffusés aux unités sur le terrain afin qu’elles préparent l’expulsion systématique des Palestiniens de vaste zones du pays. Ces ordres comprenaient une description détaillée des méthodes à employer pour chasser les gens par la force ». Six mois après, « plus de la moitié de la population autochtone de la Palestine, soit près de 800 000 personnes, avait été déracinée, 531 villages détruits et onze villes vidées de leurs habitants ».
Le plan du 10 mars « et par-dessus tout sa mise en œuvre systématique dans les mois suivants constituent donc un cas évident d’opération de nettoyage ethnique, lequel est désormais considéré par la loi internationale comme un crime contre l’humanité ». Avec l’irruption des moyens de communication électroniques, poursuit Pappé, « il est devenu quasiment impossible de dissimuler des crimes contre l’humanité à grande échelle ». Et pourtant « un de ces crimes a été presque totalement effacé de la mémoire publique globale : la dépossession des Palestiniens en 1948 par Israël ». Pis, il a été « systématiquement nié et n’est toujours pas reconnu aujourd’hui comme un fait historique (20) ».
Les « nouveaux historiens » se sont bien sûr efforcés de réviser la version traditionnelle de la guerre de 1948. « J’étais l’un d’eux », ajoute Pappé qui, autocritique, estime néanmoins que ses confrères et lui ont « éludé la question du nettoyage ethnique » : comme les « historiens diplomatiques », ils se sont « concentrés sur les détails ». Certes, grâce aux archives militaires israéliennes, lui et ses confrères ont pu non seulement démontrer l’absurdité de la thèse selon laquelle les Palestiniens seraient partis volontairement, mais aussi confirmer « beaucoup de cas d’expulsions massives » de villages et de villes et révéler « un nombre considérable d’atrocités, y compris de massacres (21) ».
Mais leur démarche comportait, ajoute Pappé, une limite majeure cependant, évidente chez le précurseur de la « nouvelle histoire » : le fait de s’appuyer exclusivement sur les archives, considérées comme l’expression d’une « vérité absolue », l’a conduit à une appréhension déformée de la réalité sur le terrain. Si Morris et les autres s’étaient tournés vers l’histoire orale, y compris arabe, ils auraient pu mieux saisir la « planification systématique derrière l’expulsion des Palestiniens en 1948 » et fournir « une description plus véridique de l’énormité des crimes commis ». D’où l’objectif que Pappé assigne à son nouveau livre : « défendre le paradigme du nettoyage ethnique et le substituer à celui de guerre » – pour la recherche universitaire comme pour le débat public sur 1948.
Il est évidemment impossible de résumer ici les 320 pages de The Ethnic Cleansing of Palestine : après une définition du concept de « purification ethnique » et une étude sur la place du « transfert » dans la pensée sioniste, Pappé y décrit dans le détail comment, dès le début des années 1940, la direction du Yichouv a préparé, puis mis en œuvre, étape après étape, l’expulsion des Palestiniens.
Je ne citerai qu’un fait qui, à mes yeux, ébranle la thèse d’une expulsion non planifiée : la constitution, dès avant le Seconde Guerre mondiale, d’un fichier de tous les villages arabes établi dès avant la Seconde Guerre mondiale. C’est un jeune historien de l’Université hébraïque de Jérusalem, Ben-Zion Luria, qui en proposa l’établissement : « Cela aiderait grandement à la rédemption de la terre », écrivit-il au Fonds national juif (FNJ). Recruté pour s’en charger, un topographe de l’Université hébraïque « suggéra de conduire une inspection à l’aide de photographies aériennes ». Les meilleurs photographes professionnels du pays contribuèrent au projet, un laboratoire étant installé dans la maison de Margot Sadeh… l’épouse de Itzhak Sadeh, le chef du Palmah !(22)
Ainsi furent constitués des dossiers détaillés sur chacun des villages de Palestine, qui comprenaient, explique Pappé, « les routes d’accès, la qualité de la terre, les sources, les principales sources de revenu, la composition sociologique, les affiliations religieuses, le nom des muktars, les relations avec les autres villages, l’âge des habitants hommes (de 16 à 50 ans) et bien d’autres choses ». La plus importante était « un index de l’“hostilité” [à l’égard du projet sioniste], à partir du niveau de la participation du village à la révolte de 1936. Une liste comportait quiconque y avait pris part et les familles de ceux qui avaient perdu quelqu’un dans le combat contre les Britanniques. Une attention particulière était prêtée aux gens qui avaient prétendument tué des Juifs. Comme nous le verrons, en 1948, cette dernière information alimentera les pires atrocités dans les villages, conduisant à des exécutions de masse et à des tortures ».
En 1943, Ezra Danin, qui jouera cinq ans plus tard un rôle dirigeant dans l’épuration ethnique, systématisera tout le fichier. À partir de ce moment, les dossiers inclurent « des descriptions détaillées des liens familiaux, les cultures, le nombre d’arbres dans les plantations, la qualité de chaque verger (et même de chaque arbre), la quantité moyenne de terre par famille, le nombre de voiture, les propriétaires de commerces, les membres des ateliers et les noms des artisans dans chaque village avec leurs compétences. Plus tard, s’ajouteront des indications méticuleuses sur chaque clan et son affiliation politique, la stratification sociale entre notables et simples paysans ainsi que les noms des fonctionnaires du gouvernement mandataire (23) ».
Plus la fin du mandat britannique approcha, et plus « l’information s’orienta de manière explicitement militaire : le nombre de gardes (la plupart des villages n’en avaient aucun) et les quantité et qualité des armes à la disposition du village (en général archaïques ou même absentes) ». Pour compléter leurs fichiers, Ezra Danin et son assistant, Yaacov Shimoni, recrutèrent deux autres collaborateurs, Yehoshua Palmon et Tuvia Lishanski, mais aussi des « informateurs » palestiniens. « L’actualisation définitive des dossiers des villages, précise l’historien, se déroula en 1947. Elle se focalisa sur la constitution de listes de personnes “recherchées” dans chaque village. En 1948, les troupes juives utilisèrent ces listes pour les opérations de recherche et d’arrestation qu’elles conduisaient dès qu’elles occupaient une localité. Les hommes étaient alignés et ceux qui figuraient sur les listes étaient identifiés, souvent par la même personne qui avait fourni les informations à leur sujet (…), la tête recouverte d’un sac avec deux yeux afin de ne pas être reconnue. Les hommes ainsi choisis étaient souvent abattus sur le champ. »
Toute affiliation au mufti ou à son parti politique « constituait un crime aux yeux des experts sionistes. En consultant les fiches de 1947, nous voyons que des villages de 1 500 habitants comprenaient environ entre vingt et trente de ces suspects ». Igaal Yadin l’a reconnu, conclut Pappé : « C’est cette connaissance détaillée de ce qui se passait dans chaque village palestinien qui a permis au commandement militaire sioniste en novembre 1947 de conclure que “les Arabes de Palestine n’avaient personne pour les organiser correctement”. Le seul problème sérieux était les Britanniques : “S’il n’y avait pas eu les Britanniques, nous aurions écrasé l’émeute [contre le plan de partage] en un mois. (24) »
Merci votre attention.
(1) In Middle East Forum, novembre 1961, republié avec un nouveau commentaire par le Journal of Palestine Studies, vol. XVIII, n° 69, 1988.
(2) Les livres de la Revue d’études palestiniennes, Paris, 1984.
(3) Leurs livres les plus importants sont : Simha Flapan, The Birth of Israel, Myth and Realities, Pantheon Books, New York, 1987 ; Tom Segev, 1949. The First Israelis, Free Press MacMillan, New York Londres, 1986 ; Avi Schlaïm, Collusion across the Jordan. King Abdallah, the Zionist Movement and the Partition of Palestine, Clarendon Press, Oxford, 1988 ; Ilan Pappé, Britain and the Arab-Israeli Conflict, 1948-1951, MacMillan, New York, 1988, et The Making of the Arab-Israeli Conflict, 1947-1951, I. B. Tauris, New York, 1992 ; et Benny Morris, The Birth of the Palestinian Refugee Problem, 1947-1949, Cambridge University Press, Cambridge, 1987, et 1948 and After. Israel and the Palestinians, Clarendon Press, Oxford, 1990.
(4) Notamment Shabtaï Teveth, Avraham Sela, Itamar Rabinovich et, dans la rubrique purement polémique, Ephraïm Karsh.
(5) Benny Morris, Victimes. Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, Complexe, Bruxelles, 2003 ; Ilan Pappé, La guerre de 1948 en Palestine et Les Démons de la Nakba, La Fabrique, Paris, respectivement 2000 et 2004 ; Eugène Rogan et Avi Shlaïm (dir.), 1948. La Guerre de Palestine : derrière le mythe, Autrement, Paris, 2002 ; Tom Segev, Les Premiers Israéliens, Calmann-Lévy, Paris, 1998.
(6) Nur Masalha, « 1948 and After revisited », Journal of Palestine Studies 96, publié par University of California Press for the Institute of Palestine Studies, Berkeley, vol. XXIV, n° 4, été 1995.
(7) Haaretz, Tel-Aviv, 9 janvier 2004.
(8) Benny Morris, 1948, op. cit, p. 14.
(9) Ilan Pappé, The Making, op. cit., p. 212.
(10) Cité par Avi Shlaïm, Collusion...., op. cit., p. 474-475.
(11) Ilan Pappé, The Making..., op. cit., p. 193.
(12) The Birth..., op. cit, p. 129.
(13) Voir Erskine Childers, « The Other Exodus », The Spectator Magazine, Londres, 12 mai 1961, cité par Nadine Picaudou, Les Palestiniens, un siècle d’histoire, Éditions Complexe, Bruxelles, 1997, p. 115.
(14) 23 octobre 1979.
(15) Cité par Simha Flapan, op. cit., p. 107.
(16) 1948 and After, op. cit., chapitre 4.
(17) Benny Morris, The Birth..., op. cit., p. 286.
(18) Benny Morris, 1948..., op. cit., p. 32.
(19) Benny Morris, The Birth..., op. cit., pp. 292-293.
(20) The Ethnic cleansing…., op. cit., pp. xii et xiii.
(21) Ibidem, pp. xiii à xv.
(22) Ibidem, pp. 17 et 19.
(23) Ibidem, pp. 19 et 20.
(24) Ibidem, pp. 20 à 22.