Mais la mort du Président de l’Autorité palestinienne n’est pas pour nous, militants de l’anticolonialisme, de la paix, du droit des personnes et des peuples, un événement que nous vivons « à distance ». C’est un deuil que nous partageons fraternellement avec le peuple palestinien, qui est aussi notre deuil. Certains s’efforcent d’ensevelir sa mémoire sous les couronnes de fleurs, d’autres sous les tombereaux d’injures. Nous voulons au contraire, en lui rendant hommage, loin des discours convenus, au-delà des souvenirs glorieux ou amers, faire connaître aux nouvelles générations son message et contribuer à une histoire qui est aussi la nôtre, un avenir qui nous concerne.
Yasser Arafat était, comme les fondateurs du Fatah ou des autres organisations palestiniennes, un enfant de la
« Naqba », la catastrophe de la purification ethnique qui a accompagné la fondation d’Israël et la guerre de 1948, au terme de laquelle il n’y avait plus de lieu pour l’expression nationale du peuple palestinien, ni en Israël (78 % de la Palestine historique au lieu des 51% prévus par le plan de partage de l’ONU), ni en Cisjordanie annexée par le roi Abdallah de Transjordanie, ni à Gaza, administrée par l’Egypte et enrôlée dans le vaste dessein de la « Nation arabe ».
La défaite arabe de 1967 et son « septième jour », l’occupation de la Cisjordanie et Gaza par les Israéliens, auraient dû sceller le sort des Palestiniens et précipiter leur chute dans le néant historique, elles ont au contraire été l’occasion de leur émergence. Avec ses camarades, Yasser Arafat a réussi une double révolution pour briser le destin funeste promis aux Palestiniens : en prenant le contrôle de l’Organisation de libération de la Palestine créée quelques années plus tôt par les Etats arabes, les fedayins, dont Yasser Arafat va apparaître comme le leader, ont érigé les Palestiniens en acteurs de leur histoire et non en sujets manipulables par les gouvernements arabes.
En rompant avec le slogan d’Ahmed Choukeiry « Les juifs à la mer », au nom de la Palestine « laïque et démocratique », ces Palestiniens libres posaient la question palestinienne comme un projet politique contemporain et non comme une régressive répétition des croisades.
Ceux qui avaient vu dans la grande vague mondiale de la décolonisation et du mouvement autour de 1968 qui la prolonge une promesse d’émancipation du genre humain pouvaient considérer ces Palestiniens comme des leurs et leurs objectifs révolutionnaires comme allant dans le sens de leurs aspirations. Contrairement à ce que les habituels croque-morts de l’espérance et autres révisionnistes de l’histoire veulent aujourd’hui faire croire, il n’y avait pas là qu’illusions ou naïvetés, en ces temps où des femmes combattaient les armes à la main pour leur liberté dans le sultanat d’Oman, où des militants luttaient pour un Liban fraternel et déconfessionnalisé, où du Maroc au Soudan, d’Irak au Yémen, et bien sûr dans les camps de réfugiés palestiniens, de jeunes hommes et assez souvent aussi de jeunes femmes rêvaient d’une liberté qu’ils croyaient annoncée par le martyre de Che Guevara. Tout a été mis en œuvre par les régimes arabes en place et par les puissants du monde pour étouffer ce mouvement : massacres, corruptions, exils, etc. La lutte des Palestiniens, l’une des dernières de la décolonisation, allait malgré tout devenir l’une des plus symboliques et des plus tragiques de la nouvelle période, et, d’Amman à Beyrouth, ils ont payé le prix fort de cette éradication de l’espérance.
- © Joss Dray
Mais cet échec ne s’explique pas seulement par l’ampleur de l’offensive des ordres et des nantis pour la détruire. Il y avait aussi là une révolution rêvée, et donc une Palestine rêvée, trop éloignée des aspirations plus prosaïques des populations, trop distanciée par rapport à leur culture, trop négligente des réalités historiques en mouvement. Yasser Arafat a contribué à la reconnaissance de cette réalité et à la faire partager par ceux qui le soutenaient, depuis son discours historique de l’ONU en 1974 jusqu’à la proclamation de l’Etat de Palestine à Alger en 1988. Ce qui était en cause n’était pas une nouvelle aventure messianique, au nom du Socialisme ou de l’Arabisme, pour cette terre qui a, en la matière, beaucoup donné. Il s’agissait
« simplement » d’une demande de droits élémentaires pour des hommes et des femmes constituant un peuple et qui ne demandaient rien d’autre que les mêmes droits que ceux qui sont reconnus à la plupart des autres. Bien sûr, il a fallu du temps aux Palestiniens (le processus est toujours en cours) pour comprendre que l’édification d’une réalité israélienne, se traduisant par les injustices dont ils étaient les victimes, ne se résumait pas aux circonstances de la naissance d’Israël et qu’il fallait, si l’on voulait choisir la vie, composer avec elle. Remarquons que du côté israélien la démarche de reconnaissance du fait palestinien, dans l’égalité en droit et en dignité, semble demander bien plus de temps encore ! Remarquons aussi combien les Européens et les Américains du Nord ont du mal à faire respecter la justice et l’équité, peut être parce qu’ils ont transféré leur culpabilité concernant le génocide des juifs d’Europe sur la malheureuse Palestine !
Quand les conditions de la première négociation israélo-palestinienne de l’histoire ont été enfin réunies, Yasser Arafat a accepté une dynamique qui devait déboucher sur un Etat palestinien sur 22 % du territoire historique, à condition d’avoir Jérusalem-Est pour capitale et que soient reconnus, d’une manière ou d’une autre, l’injustice historique faite aux Palestiniens et les droits pour les réfugiés vivant, souvent fort mal, en diaspora. Il s’y était engagé malgré les voix qui criaient au casse-cou, malgré les entraves mises dès le début au processus par les Israéliens, avec le maintien de la segmentation de Gaza, la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, le non-respect du calendrier, malgré la mauvaise volonté des Etats-Unis et la passivité des Européens, pourtant garants du processus, etc.
C’est à ce sujet que l’on parle, concernant Yasser Arafat, « d’incapacité à décider », de « mauvais homme d’Etat », etc. Mais de quoi parle-t-on ? Veut-on comparer l’ambiguïté de ces prises de positions à celle de Shimon Peres ou Ehoud Barak et même de Yizhak Rabin qui encourageaient la colonisation israélienne sur le territoire promis à la Palestine ?
Yasser Arafat n’était évidemment pas irréprochable, sûrement pas comme gestionnaire, sans doute pas comme dirigeant, et vraisemblablement parfois pas comme négociateur, et les multitudes de blagues, aussi affectueuses qu’acides, que la rue palestinienne colportait sur
« le Vieux » en sont un symptôme. S’agit-il pourtant de le comparer avec de
« merveilleux » hommes d’Etat comme l’intègre Silvio Berlusconi ou le démocrate Zine El Abidine Ben Ali ? Ou bien ne lui reproche-t-on pas plutôt autre chose : il a accepté le compromis historique d’une Palestine aux côtés d’Israël sur 22 % du territoire, mais refusé une Palestine « bantoustanisée » en quelques réserves morcelées sur 16% du territoire historique, un « Etat palestinien » abandonnant les instruments élémentaires de sa souveraineté et acceptant d’abandonner pour toujours la défense des Palestiniens de la diaspora. Comme le remarque très justement le général israélien Amy Ayalon, on ne construira pas une paix israélo-palestinienne qui reconnaîtrait à Israël des droits totalement niés aux Palestiniens !
Yasser Arafat n’a pas voulu provoquer une guerre civile inter-palestinienne au nom d’une « paix » de ce genre. Et c’est là une caractéristique permanente de son action, car s’il n’était pas un modèle dans le respect des procédures démocratiques, il a toujours accepté, et même revendiqué deux choses essentielles : le pluralisme du paysage politique palestinien, qu’il impose à l’OLP quand il en prend le contrôle et fera grosso modo respecter, à l’inverse de ce qui s’est passé dans les autres fronts de libération de l’Algérie au Viêt Nam, et le refus de combattre son propre peuple, en quoi il s’est distingué radicalement des autres dirigeants arabes, de Hassan II à Saddam Hussein, d’Hafez el-Assad au roi Fayçal.
Et que dire de cette incroyable critique des pseudo-démocrates, sur son « refus de nommer un successeur », ignorant tranquillement l’élémentaire principe démocratique qui donne au peuple palestinien le droit d’élire ses dirigeants et l’élémentaire réalité pratique qui fait que c’est l’occupation qui empêche l’expression des suffrages du peuple !
Les images du passé qui nous rappellent le Fedaï à la tribune de l’ONU, l’exilé quittant le Liban, la chaise vide de la messe de minuit à Bethléem et finalement le prisonnier de la Moukata’a, réduit à l’impuissance, ne doivent pas nous faire oublier l’essentiel : celui qui vient de disparaître demeurait, paradoxalement, le seul chef d’Etat arabe réellement non soumis et libre de ses paroles.
Nous savons que la lutte du peuple palestinien pour sa survie continue, que le combat pour la paix, avec des militants israéliens et tant d’autres, se poursuit, que la résistance à la fracture de la guerre des civilisations est en marche. Abou Ammar menait ces batailles, avec tous les défauts du monde et encore quelques autres, il n’était pas à l’abri de critiques personnelles et politiques, mais ce qu’il a représenté et ce qu’il a apporté à l’Histoire, celle de la Palestine et la nôtre, pour dessiner ensemble notre avenir commun, demeure.
Aussi, partageant la peine des hommes et des femmes de Palestine, nous pouvons dire à ce frère qui vient de nous quitter, « choukran » (merci).