C’est, selon le socialiste italien Antonio Gramsci, l’"interrègne", ce moment rare et sismique de l’histoire où se produisent de grandes transitions, où des empires s’effondrent et d’autres se lèvent, et où de nouveaux conflits et de nouvelles luttes s’ensuivent. L’interrègne gramscien, cependant, "n’est pas une transition sans heurts", car ces changements profonds incarnent souvent une "crise", qui "consiste précisément dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître." L’intellectuel antifasciste a écrit dans ses célèbres Carnets de prison que "dans cet interrègne, une grande variété de symptômes morbides apparaissent."
Même avant la guerre entre la Russie et l’Ukraine et l’aggravation subséquente de la crise entre la Russie et l’OTAN, le monde vivait clairement une sorte d’interrègne : la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan, la récession mondiale, la montée des inégalités, la déstabilisation du Moyen-Orient, le "printemps arabe", la crise des réfugiés, la nouvelle "ruée vers l’Afrique", la tentative des États-Unis d’affaiblir la Chine, la propre instabilité politique de l’Amérique, la guerre contre la démocratie et le déclin de l’empire américain. Les événements récents ont toutefois permis de clarifier ces changements bouleversants, la Russie s’opposant à l’expansion de l’OTAN et la Chine et d’autres économies émergentes - les BRICS - refusant de se plier à la ligne américaine.
Pour réfléchir à tous ces changements, et plus encore, nous nous sommes entretenus avec l’intellectuel le plus cité et le plus respecté au monde, le professeur Noam Chomsky du Massachusetts Institute of Technology (MIT). L’objectif principal de notre entretien était d’examiner les défis et les opportunités auxquels est confrontée la lutte palestinienne pendant cet "interrègne" en cours. Chomsky a partagé avec nous son point de vue sur la guerre en Ukraine et ses causes réelles.
L’entretien s’est toutefois largement concentré sur la Palestine, sur le point de vue de Chomsky concernant le langage, les tactiques et les solutions liés à la lutte palestinienne ainsi que sur le discours palestinien. Vous trouverez ci-dessous quelques-unes des réflexions de Chomsky sur ces questions, extraites d’une conversation plus longue qui peut être consultéeici.
Chomsky sur l’apartheid israélien
Chomsky estime que qualifier d’"apartheid" la politique israélienne à l’égard des Palestiniens est en fait un "cadeau à Israël" ; du moins, si par apartheid on entend l’apartheid de type sud-africain.
"Je soutiens depuis longtemps que les territoires occupés sont bien pires que l’Afrique du Sud", explique le professeur. "L’Afrique du Sud avait besoin de sa population noire, elle comptait sur elle. La population noire représentait 85 % de la population. C’était la main-d’œuvre ; le pays ne pouvait pas fonctionner sans cette population et, par conséquent, ils ont essayé de rendre leur situation plus ou moins tolérable pour la communauté internationale... Ils espéraient une reconnaissance internationale, qu’ils n’ont pas obtenue."
Ainsi, si les bantoustans étaient, selon Chomsky, "plus ou moins vivables", il n’en va "pas de même pour les Palestiniens des Territoires occupés. Israël veut simplement se débarrasser de ces gens, il n’en veut pas. Et ses politiques au cours des 50 dernières années, avec peu de variations, ont consisté en quelque sorte à rendre la vie invivable, afin que [le peuple palestinien] aille ailleurs."
Ces politiques répressives s’appliquent à l’ensemble du territoire palestinien. " À Gaza, [les Israéliens] les détruisent tout simplement ", a déclaré Chomsky. "Il y a plus de deux millions de personnes qui vivent maintenant dans des conditions hideuses, à peine "survivables". Les organisations de droit international disent qu’il est peu probable qu’ils puissent même survivre dans quelques années... Dans les territoires occupés, en Cisjordanie, des atrocités [ont lieu] tous les jours."
Contrairement à l’Afrique du Sud, estime Chomsky, Israël ne cherche pas à obtenir l’approbation de la communauté internationale. "L’effronterie des actions israéliennes est assez frappante. Ils font ce qu’ils veulent, sachant que les États-Unis les soutiendront. Eh bien, c’est bien pire que ce qui s’est passé en Afrique du Sud ; ce n’est pas un effort pour accommoder d’une manière ou d’une autre la population palestinienne en tant que main-d’œuvre supprimée, c’est juste pour s’en débarrasser."
Chomsky sur la nouvelle unité palestinienne
Les événements de mai 2021 et l’unité populaire entre Palestiniens constituent "un changement très positif", selon Chomsky. "D’une part, ce qui a gravement entravé la lutte palestinienne est le conflit entre le Hamas et l’OLP. S’il n’est pas résolu, c’est un grand cadeau pour Israël."
Les Palestiniens ont également réussi à surmonter la fragmentation territoriale : "La scission entre les frontières légales" séparant Israël de "la zone élargie de la grande Palestine" a toujours été une entrave à l’unité palestinienne. Cet obstacle est aujourd’hui surmonté car la lutte palestinienne "se transforme en une seule et même lutte. Les Palestiniens sont tous dans le même bateau".
Il a souligné que la description par B’tselem et Human Rights Watch de l’ensemble de la région comme une région d’apartheid - "Bien que je ne sois pas entièrement d’accord avec cette description pour les raisons que j’ai mentionnées, parce que je pense qu’elle n’est pas assez sévère" - est un pas vers la reconnaissance qu’il y a quelque chose de "crucial en commun" entre toute cette région. "Je pense que c’est un pas positif. Il est sage et prometteur pour les Palestiniens de reconnaître que ’nous sommes tous dans le même bateau’, et cela inclut les communautés de la diaspora. Oui, c’est une lutte commune".
Chomsky sur "un État, deux États"
Bien que le soutien à un État ait augmenté de manière exponentielle ces dernières années, au point qu’un récent sondage d’opinion réalisé par le Jerusalem Media and Communication Centre (JMCC) a conclu qu’une majorité de Palestiniens en Cisjordanie soutient désormais la solution d’un État, Chomsky met en garde contre les discussions qui ne donnent pas la priorité à la conversation plus urgente de la quête coloniale de Tel Aviv pour le "grand Israël".
"Il ne faut pas se leurrer en pensant que les événements évoluent vers une solution à un seul État ou vers une confédération, comme le discutent actuellement certains membres de la gauche israélienne. Les choses ne vont pas dans cette direction, ce n’est même pas une option pour le moment. Israël ne l’acceptera jamais tant qu’il aura l’option du grand Israël. En outre, il n’y a aucun soutien pour cela dans la communauté internationale ; aucun. Pas même les États africains. Deux États, eh bien, nous pouvons en parler mais vous devez reconnaître que nous devons lutter contre l’option du grand Israël."
En effet, selon Chomsky, "une grande partie de la discussion sur ce sujet me semble déplacée. C’est surtout un débat entre deux États et un État qui élimine l’option la plus importante, celle qui est poursuivie, à savoir le grand Israël. L’établissement d’un grand Israël, où Israël prend ce qu’il veut en Cisjordanie, écrase Gaza, et annexe - illégalement - le plateau du Golan syrien... prend juste ce qu’il veut, évite les concentrations de population palestinienne, donc ne les incorpore pas. Ils ne veulent pas des Palestiniens à cause de ce qu’on appelle l’État juif démocratique, la prétention d’un État juif démocratique dans lequel l’État est l’État souverain du peuple juif. C’est donc "mon" État mais pas l’État d’un villageois palestinien."
Pour maintenir cette prétention, a ajouté Chomsky, il faut conserver une large majorité juive, puis on peut en quelque sorte prétendre que ce n’est pas répressif. "Mais la politique est [vers] un grand Israël, dans lequel vous n’aurez pas de ’problème démographique’. Les principales concentrations de Palestiniens sont exclues dans d’autres zones ; ils sont fondamentalement expulsés."
Chomsky sur BDS et la solidarité internationale
Nous avons également interrogé le professeur Chomsky sur la solidarité croissante avec les Palestiniens sur la scène internationale et les médias sociaux, et sur le soutien à la lutte palestinienne de nombreuses personnalités et célébrités connues.
"Je ne pense pas que les célébrités grand public signifient grand-chose. Ce qui compte, c’est ce qui se passe au sein de la population générale aux États-Unis. En Israël, malheureusement, la population se déplace vers la droite. C’est l’un des rares pays que je connaisse, peut-être le seul, où les jeunes sont plus réactionnaires que leurs aînés. Les États-Unis vont dans la direction opposée. Les jeunes sont plus critiques à l’égard d’Israël et soutiennent de plus en plus les droits des Palestiniens."
En discutant du mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), Chomsky a reconnu le rôle important joué par le mouvement populaire mondial même s’il note "un bilan mitigé". Le mouvement devrait devenir "plus flexible [et] plus réfléchi" quant aux effets des actions. "Le travail de base est là" a-t-il conclu. "Il est nécessaire de réfléchir soigneusement à la manière de le faire avancer".
Traduction et mise en page : AFPS /DD
Photo : Middle East Monitor