Entretien avec Nabila Kilani, Centre Amani de Beyt Lahiya
Nabila Kilani, pouvez-vous vous présenter ?
Nabila Kilani : Je suis une Palestinienne de 38 ans, maman d’une fille de 14 ans. J’enseigne l’anglais, et j’ai fondé en 2009 le centre éducatif de Beyt Lahiya. Je monte des projets humanitaires pour Gaza avec des associations françaises et belges. Depuis 2017 je suis coordinatrice du Centre Amani-Gaza spécialisé dans la psychothérapie des enfants traumatisés.
Qui compose l’équipe à vos côtés ?
N. K. : Le centre est une coopération entre Amani-Gaza et Amani-France. Le Dr Salim Arab, président d’Amani-France, assure la supervision ; Rana Kilani et Alaa Kafarna, psychothérapeutes, m’épaulent dans la coordination des projets ; le Dr Jeanne Dinomais, s’occupe du travail psychothérapeutique avec trois psychopédagogues palestiniennes : Hanine Madi, Azza Omar et Neama Matar, en proposant notamment des cours en arabe, anglais et maths ; enfin la docteure française Laurette Derty encadre le soutien psychopédagogique. Le soutien psychologique aux femmes est assuré par la psychologue Abir Hamouda, et d’autres animatrices d’associations locales et internationales, ainsi que MmeMartine Roblet en France. Des médecins viennent pour des vacations au début de chaque cycle pour examiner les enfants afin d’écarter toute cause physique à leurs troubles du comportement.
Quelles sont vos activités au Centre de Beyt Lahiya ?
N. K. : Le centre a été créé pour couvrir le manque de ces soins dans les zones frontalières de la bande de Gaza. Le centre Amani-Gaza traite les enfants souffrant de traumatismes dus à l’exposition directe ou indirecte aux agressions israéliennes, en leur offrant des activités avec des objectifs médicaux individuels pour traiter les stress post-traumatiques, les deuils, permettre la reprise harmonieuse du développement psychique et favoriser une résilience créative. Le centre a aussi des objectifs collectifs pour développer la créativité, adapter le projet aux besoins, à l’environnement, et soutenir l’entourage familial directement et indirectement.
Votre principale difficulté ?
N. K. : Il y en a deux. D’abord le stigma psychique, surtout pour les filles, à cause du contexte socioculturel de Gaza ; mais le retour positif et les résultats magiques de chaque cycle de thérapie, dès le premier, nous ont aidées à changer l’opinion de la société sur la psychothérapie. Cependant la difficulté que les meilleures thérapeutes du monde ne peuvent dépasser reste l’occupation israélienne et sa guerre psychologique permanente : les bombardements et le siège imposé sur Gaza. Ce qu’on peut faire, malgré notre incapacité dans ce domaine, c’est équiper les « petits cœurs » palestiniens de mécanismes d’autodéfense et d’autoprotection pour réduire le stress et les différents traumatismes dus à l’armée israélienne et sa « puissance de feu ».
Votre plus grand succès ?
N. K. : Je ne peux pas parler de « grand succès », car le plus grand succès c’est chaque petite amélioration chez chaque enfant, c’est la confiance d’une maman qui a eu des difficultés pour aider son enfant et qui se sent heureuse de revoir son sourire. L’un des plus grands succès est le traitement de plus de 350 enfants palestiniens de Gaza. Les enfants représentent la nouvelle génération et sont la garantie de la continuité de l’existence et de la résistance palestiniennes ; c’est pour cela qu’Israël veut détruire la psychologie des enfants afin de contrôler toute la Palestine et de soumettre les Palestiniens. Mais le centre Amani contribue à démonter cette stratégie israélienne et constitue une nouvelle forme de résistance et de résilience car la meilleure façon de soutenir le peuple palestinien est l’investissement dans l’être humain lui-même.
Vos espoirs ?
N. K. : Multiplier l’expérience du centre dans toutes les villes de Gaza afin d’aider le plus grand nombre d’enfants possible, sans jamais cesser d’apporter ma contribution de « colibri » pour la cause palestinienne.
Propos recueillis par Jacques Fröchen
Centre Amani-Gaza, Beyt Lahiya
Trois ans de soins psychiques au cœur des tourments de Gaza
Après trois années d’expérimentation, et de travail, entre l’équipe pluridisciplinaire des thérapeutes palestiniennes et l’équipe Amani-France, on retient une impression forte d’efficacité, de partenariat et de solidarité concrète avec la population si éprouvée de Gaza.
Le fait qu’une association féminine ait acquis une telle réputation dans un milieu traditionnel méditerranéen est exceptionnel. À Gaza, Amani a choisi de commencer par les soins psychiques des enfants, choix prioritaire car l’évolution de l’enfant entraîne toute sa famille vers l’espoir et l’avenir.
Le traumatisme de l’enfant victime de la guerre
La guerre, l’exil, l’ethnocide, situations extrêmes, nuisent au développement physique et psychique des enfants. La guerre ne détruit pas uniquement des vies ; mais aussi l’idée de vie, de l’humain. C’est le sacrifice du langage, du symbolique. La guerre détruit le cadre nécessaire au développement de l’enfance – système éducatif ou médico-sanitaire et social – en détruisant l’autorité des parents, en leur enlevant les moyens d’assurer leur éducation. L’enfant est ainsi privé de son enfance.
Quand un enfant ou un adulte vit un traumatisme, un choc qui peut mettre sa vie en péril, on appelle cela un choc traumatique ; cela dépasse de loin les émotions de peur que nous pouvons connaître dans une vie ordinaire. Les choses s’arrêtent dans le psychisme, cela se nomme « la sidération ». Le cerveau, pour se protéger d’un embrasement de réactions secondaires au choc qui pourraient retentir sur le corps et faire mourir de peur, bloque certains circuits qui ne se remettent pas spontanément en marche. C’est ce qu’on appelle « un état de stress post-traumatique ». Une anxiété qui se manifeste par une tendance à revivre en permanence son expérience traumatique, avec des symptômes divers : hallucinations, cauchemars, difficultés sociales, révolte contre la société, contre l’autorité parentale, – ce qui amène ces enfants à refuser l’éducation et l’école –, hypervigilance, énurésie nocturne, idées suicidaires, évitement systématique voire phobique de tous les stimuli qui rappellent cette expérience.
Les effets psychologiques d’une expérience traumatique peuvent retentir sur toute la famille et même atteindre les futures générations. Si toute la population est susceptible de souffrir de stress post-traumatique, les enfants, les plus fragiles, possèdent aussi la plus grande capacité à guérir, la résilience.
Les enfants de Gaza sont des rescapés des guerres, qui font face à des séquelles et aussi à un stress permanent qui les empêchent de se projeter vers l’avenir. Partout il y a la mort, présente ou menaçante au quotidien, et devant, c’est sans issue. Lors de la dernière attaque israélienne sur Gaza en 2014, plus de 2500 Gazaouis ont trouvé la mort dont plus de 500 enfants.
Les enfants qui ont affronté la mort en gardent toujours des séquelles soit pour avoir échappé à la mort, soit pour avoir perdu un parent, un ami. Ils affrontent souvent seuls les démons qui les hantent.
Des centaines de milliers d’enfants ont besoin d’aide psychologique après trois conflits militaires en six ans. Ceux qui sont nés avec la première guerre ont vécu trois conflits meurtriers et psychologiquement destructeurs. Ces souvenirs durs, qui habitent leur esprit en permanence s’avèrent très difficiles voire impossibles à effacer.
Ils continuent à vivre des traumatismes récurrents, redoublés par le siège, le manque d’autorité parentale, de moyens, d’infrastructures et de médecins spécialisés en santé mentale. Que peut devenir Gaza si cette jeune population n’est pas soignée ?
Les enfants de Gaza disent : « ça sert à quoi d’aller à l’école puisqu’on va tous mourir ? ».
Vivant dans une peur permanente, dans des familles où le conflit est omniprésent ils n’ont plus ni motivation, ni rêves, ni avenir. Ils ne respectent plus les parents, le père surtout, incapable à leurs yeux d’assurer correctement survie et sécurité, par manque de moyens. Il en découle de profondes perturbations sociétales.
Exemple de Mahmoud, 11 ans, qui a vécu les guerres successives
Selon son papa, devenu incontrôlable il vit dans un autre monde, celui de la guerre. Il refait pipi au lit et devient agressif, renfermé, refuse d’aller à l’école.
Il se ronge les ongles, s’enferme dans le mutisme, casse tout, se met à se frapper la tête contre les murs, a même essayé de sauter du toit. Il s’en prend aux autres : on l’a retrouvé en train d’essayer de pendre ses cousins. Son père, désemparé, se demande comment le ramener à l’école. Il propose d’aller trouver un de ses camarades ; sortant de son mutisme, les yeux rivés au sol, Mahmoud se met à parler vivement « Je ne veux pas aller à l’école ! Avant j’y allais avec Zacharia, il m’aidait à écrire mon nom mais maintenant il est mort ! ». Très énervé, il lance : « Je ne veux rien faire, je veux juste prendre une kalachnikov et tous les tuer pour venger Zacharia et mes cousins ».
Après un silence : « La nuit, je rêve d’eux, je rêve que je les prends dans mes bras. Je ne vais plus à la plage parce que c’est là qu’ils sont morts ». De nouveau le silence.
Au centre Amani, nous accueillons les enfants qui présentent les pathologies les plus lourdes et n’auraient aucune chance de guérir spontanément. Les symptômes relevés lors des bilans d’entrée sont multiples et intenses. Nous les évaluons pour apprécier l’évolution en cours de thérapie. Ces signes sont de différents ordres. Ce sont souvent des symptômes associés multiples :
- Altération du sommeil, terreurs nocturnes, cauchemars, hallucinations, signes de réminiscence de la souffrance obsessionnelle quand le travail de deuil est impossible.
- Désordres alimentaires : refus des aliments, perte de poids, dénutrition, anorexie, et lésions cérébrales dues à la malnutrition sévère.
- Désordres gastro intestinaux d’origine psychosomatique, coliques, vomissements, diarrhées, migraines, chute des cheveux, allergies.
- Altérations du langage qui peuvent durer jusqu’à l’adolescence, bégaiement.
Hypervigilance, symptômes moteurs : troubles de la motricité globale et des praxies.
- Désordres de développement, régression, oubli du langage parlé, de la lecture et de l’écriture, énurésie, encoprésie (problème de contrôle du sphincter anal), difficultés d’apprentissage, désorientation spatiotemporelle, difficulté à poser la frontière entre imaginaire et réalité.
- Désordres de type affectif : inhibition, indifférence, tristesse, besoin pathologique d’affection, dépendance, irritabilité, agressivité, inquiétude, peur intense liée à des stimulations du milieu, par exemple sirène, bruits de véhicules. Fermeture de la communication, manque de concentration, attitudes psychotiques, schizophrénie et attitudes autistiformes.
- Troubles du comportement chez les adolescents : vols, bagarre, alcoolisme, prostitution et suicide.
Un enfant ne quitte le centre que lorsqu’il est sorti du syndrome de stress post-traumatique, équipé pour affronter le contexte persistant de Gaza et capable de se projeter dans la vie.
Cela exige une mobilisation très forte de l’équipe et un travail tous azimuts :
- Soins psychiques adaptés sous forme de psychothérapies associées,
- Soins de type IMO (intégration par les mouvements oculaires) pour restaurer des fonctionnements du cerveau émotionnel,
- Rééducations spécifiques pour relancer les capacités cognitives et le désir d’apprendre,
- Travail collectif qui étaye les enfants et développe leur solidarité,
- Travail d’écoute et de thérapie avec la famille,
- Remobilisation globale de la structure familiale pour que renaisse une dynamique de vie.
Cela suppose aussi le dépassement de tabous, de réticences et amène une véritable transformation sociétale que le blocus freine. De même qu’un traumatisme peut influer sur toute une famille, les soins donnés à un enfant font tache d’huile au sein de la famille et même de groupes familiaux larges.
En trois ans, plusieurs centaines d’enfants ont été aidés ainsi que leurs familles. Les mamans se réunissent et se font aider collectivement. Les papas ne sont pas loin et s’impliquent aussi dans ces changements dans la manière de voir les enfants et leurs besoins.
Nous voudrions augmenter encore le nombre d’enfants soignés et que ce modèle qui a fait ses preuves depuis trois ans essaime dans d’autres lieux de Gaza qui en ont autant besoin. Nous voudrions aussi développer un travail de fond pour que les infrastructures éducatives de Gaza participent à ce mouvement.
Remettre l’enfant sur un chemin de vie avec sa famille, c’est résister à la mort programmée tant des humains que de la société palestinienne avec toutes ses valeurs. Amani a besoin de nombreux partenaires pour poursuivre ce travail !
Dr Salim Arab, président de l’association Amani
Dr Jeanne Dinomais, cheffe du projet Amani-Gaza
Contacts : www.assoamani.com ; assoamani@gmail.com