« Au Moyen-Orient, les Etats-Unis décident et l’Europe paie ». Cette formule d’une cinglante ironie, très populaire chez les diplomates chargés des dossiers méditerranéens, n’a jamais été aussi cruelle qu’avec l’administration Trump : alors que Washington a cessé en 2018 de verser sa contribution à l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, l’Union européenne a décidé de compenser en partie ce retrait, afin de ne pas compromettre des programmes d’éducation et de santé cruciaux pour des millions de Palestiniens. Cette générosité européenne n’est qu’un volet au Moyen-Orient du colossal effort budgétaire de la Commission européenne et de ses Etats membres, notamment en faveur de l’Autorité palestinienne (AP), plus que jamais au bord de la banqueroute.
Un nouveau "processus de Barcelone" ?
En maintenant ainsi à flot l’administration, largement discréditée, du président Mahmoud Abbas, l’UE rend un formidable service à Israël et à son Premier ministre, Benjamin Nétanyahou, qui, en cas d’effondrement de l’AP, devraient assumer directement les coûts et les risques considérables d’une reprise de contrôle de l’ensemble de la Cisjordanie. Premier bailleur de fonds de l’AP, l’UE est aussi, et de loin, le premier partenaire commercial d’Israël, la coopération en matière de recherche étant particulièrement dynamique. Cet engagement très positif de l’UE envers Israël n’a cependant pas dissuadé Nétanyahou et son gouvernement de mener des campagnes d’une violence inégalée sur le soutien supposé de l’UE au « terrorisme ». Est en fait visée par de telles calomnies la constance de l’attachement de l’UE à la « solution à deux Etats », soit à l’établissement d’un Etat indépendant de Palestine, vivant en paix aux côtés d’Israël. Nétanyahou a mobilisé ses alliés populistes, à Budapest, Rome et Varsovie, pour saper cette position commune de l’UE, à ce jour en vain.
L’UE n’a ainsi retiré aucun bénéfice politique d’un engagement financier pourtant massif, se contentant de rappeler à intervalles réguliers des positions de principe, certes fondées sur le droit international, mais rendues inaudibles par les coups de boutoir de Trump. La présentation par son gendre du volet économique de son soi-disant « accord du siècle » a pourtant révélé l’inconsistance des propositions américaines, qu’un éditorial du « Monde » a jugées « affligeantes ». Cette disqualification des Etats-Unis devrait ouvrir un espace à une ambitieuse initiative européenne de relance effective du processus de paix dans la région. Déjà, en 1995, le processus dit « de Barcelone », à vocation euro-méditerranéenne, avait été lancé pour surmonter le choc de l’assassinat d’Ytzhak Rabin, signataire, deux ans plus tôt, des accords de paix israélo-palestiniens. L’Espagne, dirigée alors comme aujourd’hui par un gouvernement socialiste, trouvait dans la capitale de la Catalogne l’ancrage d’une diplomatie européenne imaginative, où se distinguaient Miguel Angel Moratinos, envoyé spécial de l’UE au Moyen-Orient de 1996 à 2003, et Javier Solana, chef de la diplomatie européenne de 1999 à 2009.
L’équation personnelle de Borrell
Josep Borrell, qui va quitter la direction de la diplomatie espagnole pour rejoindre Bruxelles, appartient à la génération de Moratinos et de Solana. Il ne saurait pourtant leur être réduit, lui qui a présidé le Parlement européen de 2004 à 2007, puis l’Institut universitaire européen de Florence de 2010 à 2012. Ce passage à la tête d’un centre de recherches, à la pointe des sciences humaines et sociales, lui est précieux pour se débarrasser de la novlangue bruxelloise et de ses concepts en trompe l’oeil. C’est l’époque où l’UE, après avoir noyé le « processus de Barcelone » dans une « politique de voisinage » à l’ambition bien plus limitée, s’avère incapable de prendre la mesure du bouleversement en cours au sud de la Méditerranée, lui opposant en 2011, en anglais dans le texte, les « trois M : Money, Mobility, Markets » (Argent, Mobilité, Marché). Une telle myopie technocratique conduit fatalement l’UE à mesurer son soutien à la transition tunisienne, à tolérer la féroce répression de la dictature Sissi en Egypte, et à ajuster partout sa coopération à la lutte contre l’immigration illégale.
On ne peut qu’espérer que Borrell donnera au plus tôt un nouvel élan à une politique européenne sans vision ni perspective en Méditerranée. Il s’est distingué tout récemment en célébrant les formidables ressources que recèle la jeunesse du sud de la Méditerranée, bien plus importantes à ses yeux, pour le développement national et la stabilité régionale, que tous les gisements d’hydrocarbures. Cet accent mis sur l’humain et l’immatériel est d’autant plus remarquable que Borrell a un bagage d’ingénieur et d’économiste. Il connaît aussi mieux que bien des eurocrates les sociétés méditerranéennes, notamment Israël, où, volontaire au sein d’un kibboutz, il a rencontré en 1969 la mère de ses deux enfants. Considérant en 2018 que les « événements de Gaza affectent la capacité de l’UE à jouer son rôle d’acteur mondial », il devra passer de la parole à l’acte, par exemple en ouvrant sous l’égide de l’UE une liaison maritime entre Gaza et Chypre, ne serait-ce que pour alléger la pression sur ce territoire surpeuplé et assiégé. Il ne pourra pas non plus laisser l’UE silencieuse face à la vague de fond qui traverse l’Algérie, expression de la contestation radicale d’un statu quo mortifère au sud de la Méditerranée.
Josep Borrell ne saurait évidemment à lui seul relever d’aussi considérables défis. Mais il a tous les atouts pour redonner enfin à l’UE un souffle et un projet en Méditerranée. Gageons qu’il sera vite jugé sur pièces.