Les valeurs de l’entreprise sont invoquées pour justifier cette décision. Les autorités israéliennes la condamnent de manière unanime. Tous dénoncent un boycott de la part de Ben&Jerry’s : "Le boycott ne marche pas et ne marchera pas, et nous nous battrons avec toutes nos forces". Le bureau du Premier ministre israélien Naftali Bennett ajoute que "des glaces, il y en a beaucoup, mais nous n’avons qu’un seul pays". L’ancien Premier ministre Benjamin Netanyahu incite par ailleurs à ne plus consommer ces glaces sur Twitter : "Maintenant, nous savons quelle glace NE PLUS acheter".
Israël sort l’artillerie lourde
La classe politique israélienne condamne de manière unanime la décision de Ben&Jerry’s. Même les centristes, comme le ministre israélien des Affaires étrangères Yaïr Lapid, pour qui elle représente "une capitulation honteuse à l’antisémitisme, au mouvement BDS, à tout ce qui est mauvais dans le discours anti-israélien et anti-juif".
Relier le mouvement international de boycott BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions) à des décisions commerciales n’est pas nouveau pour le gouvernement israélien. C’est même une tendance comme l’explique le professeur de droit international de l’ULB, François Dubuisson : "La moindre mesure économique prise à l’égard de l’État d’Israël va toujours être rattachée dans leurs discours au mouvement BDS. A tort ou à raison, le mouvement BDS est considéré comme étant un peu radical ou marginal. Le fait d’y rattacher des décisions très mainstream comme celle de Ben&Jerry’s, à l’impact pourtant assez limité, vise à diaboliser ce genre de mesures".
Israël avait ainsi qualifié d’acte antisémite la politique d’étiquetage de l’Union Européenne pour les produits en provenance des colonies et à destination du sol européen.
Boycott ou pas boycott ?
A l’inverse d’Israël, François Dubuisson estime que "cette décision n’est pas un boycott : l’action vient non pas des consommateurs. Que du contraire. Il s’agit bien d’un choix du producteur de Ben & Jerry’s qui distingue ce qui est le territoire Israélien et ce que sont les colonies israéliennes illégales construites en territoire palestinien occupé, et spécifie les zones sur lesquelles il octroie des licences pour la vente de ses glaces". Une action des plus mesurées, donc, loin des boycotts généraux du mouvement BDS.
Le mouvement BDS aura pour objectif de promouvoir "le boycott de toutes entreprises et produits originaires de l’ensemble du territoire, et pas uniquement des colonies en Cisjordanie. Ils vont toutefois souvent cibler, dans leurs campagnes des entreprises, ayant des activités liées aux colonies…", comme Ben&Jerry’s, rappelle François Dubuisson.
Des pressions étaient ainsi exercées sur l’entreprise par le mouvement BDS, mais aussi par un mouvement plus général d’associations comme Amnesty international ou Human Watch Rights.
Ces associations plus "mainstream" n’ont pas réalisé de démarches spécifiques envers le fabricant de glaces, mais considèrent que toutes les entreprises internationales doivent se désinvestir totalement des activités économiques liées aux colonies israéliennes, en raison de leurs obligations juridiques mais aussi morales, estiment-elles.
La fin de la vente de ces glaces en zone occupée représente "un signal positif, signe que les efforts israéliens pour faire accepter l’annexion de facto ne payent pas toujours", indique pour sa part l’association belgo-palestinienne.
Elle rappelle par ailleurs sur son compte Facebook que "se désengager des investissements dans les colonies ne revient pas à faire du BDS, mais à respecter le droit international en refusant d’être complice de la colonisation des territoires occupés, laquelle relève du crime de guerre.
Sauver les droits humains en arrêtant de vendre de la glace ?
Si cette décision de Ben&Jerry’s ne représente pas un boycott au sens propre du terme pour le professeur Dubuisson, elle s’inscrit bien dans un mouvement plus général : les entreprises de droits humains. "On parle aussi de responsabilité sociale de l’entreprise. Ce mouvement veut faire en sorte que de plus en plus d’entreprises privées prennent en compte le respect des droits humains dans leurs politiques commerciales". Les Nations Unies ont énoncé des principes en la matière, qui s’appliquent tant aux entreprises qu’aux Etats qui les accueillent. Il y a toutefois "une certaine ambiguïté" sur le caractère directement obligatoire de ces principes.
L’impact de la vente de crème glacée Ben&Jerry’s est limité sur les droits humains, "évidemment moins important que d’autres entreprises comme dans le secteur de la construction, qui fournit des logements dans les colonies. Leur responsabilité pourrait être mise en cause beaucoup plus facilement, en raison d’un lien plus direct. Juridiquement, Ben&Jerry’s n’aurait que peu ou de responsabilité à continuer d’autoriser la vente en Cisjordanie. Le lien est plus lointain entre la vente de glace et droits de la population palestinienne". Ben&Jerry’s va ainsi au-delà du juridique, et pense plus en termes moraux pour le professeur.
Cette décision pourrait pourtant faire tache d’huile auprès d’autres grandes compagnies internationales. Si Ben&Jerry’s l’a fait, pourquoi pas d’autres ?
La marche arrière d’Airbnb
Il y a à peine trois ans, Airbnb avait cessé d’offrir à la location des biens situés dans les territoires palestiniens occupés. Suite aux pressions politiques, l’entreprise était revenue sur sa décision, se disant opposée au mouvement de boycott BDS : "Airbnb n’a jamais boycotté Israël ou des entreprises israéliennes ou les plus de 20.000 hôtes israéliens qui sont actifs sur la plateforme". Cette marche arrière avait déclenché la colère de nombreuses ONG, demandant "à la population de rejoindre une action globale pour "désactiver Airbnb" ".
Puma est également dans le viseur de nombreuses associations. En cause : le sponsoring d’une série d’équipes de football israéliennes installées en colonie israélienne. Selon François Dubuisson, les mêmes questions de responsabilité sociale d’entreprise se posent pour l’équipementier sportif : "Et ça va même plus loin, au vu de l’importance du football en termes sociaux. Le fait que les colonies aient des équipes de foot participe à une forme de promotion, bien davantage que le fait d’y trouver des crèmes glacées".
Suivre ses valeurs, une action marketing ?
Ben&Jerry’s se targue d’être une entreprise progressiste. Elle s’associe ainsi à une série de causes, comme les droits des personnes LGBTQIA +, des réfugiés, ou la défense de l’environnement. De nombreuses associations lui reprochaient un manque de cohérence par l’absence de positionnement sur le conflit israélo-palestinien, et ce depuis au moins sept ans.
"Le fabricant de glaces a certainement voulu se mettre en accord avec ses propres valeurs et engagements. Mais cette marque est avant tout une entreprise commerciale", souligne François Dubuisson. "Ses dirigeants vont d’abord réfléchir en termes d’impact commercial, et sous-peser le positif vis-à-vis d’une certaine clientèle conscientisée, la cohérence de leur image de marque progressiste… Et le négatif comme les réactions des politiques israéliens ou de magasins américains qui ont annoncé le retrait des produits de leur magasin".
C’est le cas de plusieurs points de vente proches de New York appartenant à la chaîne Mortons Williams, dont un dirigeant a déclaré sur Twitter "Nous sommes en réunion cet après-midi pour discuter de la fin des ventes de vos glaces dans nos supermarchés". Le maire de New York, Bill de Blasio, a quant à lui déclaré qu’il "ne mangera plus de Cherry Garcia (une sorte de glace Ben&Jerry’s) pendant un bon moment".
En plus de nombreuses mises en cause, l’image de la marque était aussi touchée par son inscription dans une base de données des Nations Unies. Cette liste établie par le Secrétaire de l’ONU reprend les principales entreprises actives dans les colonies.
Une inscription sans conséquences directes. Même si, comme l’explique François Dubuisson, cela pourrait "déboucher sur des mises en cause de responsabilité si leurs activités ont un impact direct sur le développement des colonies ou des atteintes aux droits humains de la population palestinienne".
Ça bouge aux USA
Aux Etats-Unis, la place est depuis quelques années ouverte aux débats. Une partie de la jeune génération des communautés juives américaines questionne ses liens avec le sionisme et l’Etat d’Israël.
Des personnalités politiques plus critiques émergent, comme Rashida Tlaib, d’origine palestinienne, ou Ilhan Omar, Alexandria Ocasio-Cortez, ou Bernie Sanders. Des associations vont plus loin dans leurs discours tout en restant fondamentalement attaché à Israel, comme J Street. L’association a d’ailleurs salué positivement le retrait de Ben&Jerry’s de Cisjordanie.
"La décision de la firme américaine est certainement la résultante de ce plus grand espace de débats". François Dubuisson estime qu’ "ils peuvent maintenant s’autoriser ces positions sans risquer de se prendre toute une volée de bois vert de la part de la classe politique américaine ou des associations. Ils s’inscrivent dans le débat, en étant du côté plus progressiste des associations ou personnalités concernées".
Unilever sort le drapeau blanc
Ben&Jerry’s fait partie de l’entreprise mondiale Unilever, dont les différentes marques sont disponibles dans plus de 190 pays. Dans un communiqué, Unilever reste neutre dans le débat lancé par sa filiale. Une neutralité qui dérange Israël. Dans un appel téléphonique, le chef du gouvernement israélien s’est entretenu avec Alain Jope, directeur général du géant des produits de grande consommation. Les services de Naftali Bennet ont rapporté sa plainte au sujet d’une "flagrante mesure anti-israélienne", qui "du point de vue israélien, […] a des conséquences graves, juridiques et autres, et (Israël) agira de manière déterminée contre toute mesure de boycott visant des civils". Des propos auxquels Unilever n’a pas réagi.
Pour le professeur François Dubuisson "on comprend assez bien qu’Unilever n’ait pas envie de s’associer à cette décision. Si les associations commencent à leur demander de prendre ce genre d’actions pour d’autres situations dans le monde dans lesquelles ils sont impliqués, ça risque d’être compliqué pour eux".
"Ben & Jerry’s a été acquis par Unilever en 2000. Dans le cadre de l’accord d’acquisition, nous avons toujours reconnu le droit de la marque et de son conseil d’administration indépendant de prendre des décisions concernant sa mission sociale. Nous nous félicitons également du fait que Ben & Jerry’s restera en Israël", estime Unilever, ajoutant que "nous restons pleinement attachés à notre présence en Israël, où nous investissons dans notre personnel, nos marques et notre entreprise depuis plusieurs décennies".
Ce n’est, en effet, pas la fin des glaces en Israël : "Bien que Ben & Jerry’s ne soit plus vendu dans les territoires palestiniens occupés, nous resterons en Israël grâce à un arrangement différent. Nous partagerons une mise à jour à ce sujet dès que nous serons prêts", ajoutait la marque. Reste à voir de quelle manière.