1. Les deux arrêts de la Cour de cassation du 20 octobre 2015, qui confirment les deux décisions de la Cour d’appel de Colmar condamnant des militants pour un appel au boycott des produits israéliens dans le cadre d’une action strictement pacifique devant un supermarché, nous ont fortement choqués. Qu’était-il reproché aux militants par la justice pénale ?
En 2009 et 2010, les militants en question avaient participé à deux actions publiques, collectives et pacifiques dans un supermarché dans la région de Mulhouse. Ces actions avaient été conduites dans le cadre de la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) visant à faire pression sur Israël pour que cet Etat respecte le droit international. Ils y avaient proféré des slogans, distribué des tracts et porté des vêtements appelant au boycott des produits israéliens. N’étaient pas en cause les actes des militants - qui s’étaient montrés respectueux tant des personnes que des produits en vente - mais uniquement leurs propos et leurs idées. Après une relaxe en première instance prononcée par le tribunal correctionnel de Mulhouse, la Cour d’appel de Colmar a déclaré les militants coupables d’appel à la discrimination nationale. L’infraction retenue était celle prévue par l’article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 sur la presse qui réprime d’un an d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende quiconque ayant « provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Il s’agit ici spécifiquement de la provocation (par tous moyens, écrits, slogans, port de vêtements etc.) à la discrimination envers « les producteurs de biens installés en Israël », pour reprendre l’expression utilisée par la Cour d’appel de Colmar (lesdits producteurs étant considérés comme un « groupe de personnes »), à raison de leur appartenance à la nation israélienne. Les militants ont contesté leur condamnation devant la Cour de cassation.
2. Quels étaient les arguments présentés par leur pourvoi en cassation ?
Il faut bien comprendre que la Cour de cassation a été saisi par deux pourvois - identiques - qui ne contenaient qu’un moyen - un argument si vous préférez - tiré de ce que l’interprétation faite de l’article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 par les deux arrêts de la Cour d’appel de Colmar aboutissait à une violation de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. Or, il n’appartient pas à la Cour de cassation - sauf exceptions - de s’intéresser à des aspects qui n’ont pas été mentionnés dans un pourvoi. Des arguments qui avaient été présentés par la défense devant la Cour d’appel - et rejetés par celle-ci - ne faisaient donc pas partie de la saisine de la Cour de cassation.
Le raisonnement contenu dans les pourvois en cassation peut se résumer en deux temps.
Premier temps : l’appel lancé par les militants visait non pas la nationalité des personnes (comme l’exige l’article 24, alinéa 8) mais l’origine nationale des produits pour faire pression sur l’Etat d’Israël, à travers son économie, pour qu’il respecte le droit international. En clair, l’appel ne visait pas la population israélienne en tant que telle, mais bien une politique gouvernementale, via les produits issus de cet Etat. Par conséquent, la lecture des faits adoptée par la Cour d’appel de Colmar ne pouvait pas coller avec l’interdiction de l’appel à la discrimination nationale telle qu’elle résulte de l’article 24, alinéa 8.
Deuxième temps : une telle interprétation ne pouvait pas être appliquée à des militants pacifiques appelant au boycott des produits issus d’un Etat dont la politique est critiquée, car cela constituait une atteinte à leur liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Finalement, il était demandé à la Cour de cassation de juger que la manière dont la Cour d’appel de Colmar avait fait application de la loi nationale était contraire au droit européen, ce qui imposait la cassation des deux arrêts, le droit européen étant supérieur au droit national dans la hiérarchie des normes juridiques. La Cour de cassation ne fait pas droit à cet argument et rend le 20 octobre 2015 deux arrêts de rejet des pourvois.
3. Quel est le raisonnement de la Cour de cassation ?
Dans ses deux arrêts du 20 octobre 2015, la Cour de cassation indique que non seulement l’infraction de provocation à la discrimination nationale peut être appliquée aux faits mais également qu’une telle condamnation ne saurait violer la liberté d’expression des militants, liberté garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il est donc possible de restreindre la liberté d’expression des militants et de leur interdire d’appeler au boycott des produits israéliens. Pour la Cour de cassation, cette restriction est justifiée au nom de « la défense de l’ordre » et de « la protection des droits d’autrui » - deux motifs mentionnés par l’article 10, alinéa 2, dans une liste énumérative de motifs autorisant les Etats (et donc les autorités judiciaires) à apporter des restrictions à la liberté d’expression qui n’est pas un droit absolu. Par « la défense de l’ordre », il faut en général entendre par là la défense de l’ordre public afin d’éviter des troubles possibles ou des problèmes de sécurité. Par « la protection des droits d’autrui », il faut entendre par là la protection des droits des producteurs et fournisseurs de biens israéliens.
4. Peut-on considérer que les opérations BDS de Mulhouse portaient atteinte à l’ordre ?
Les opérations BDS conduites dans la région de Mulhouse en 2009 et 2010 ont été totalement pacifiques, sans aucune voie de fait ou dégradation, sans aucune entrave au libre commerce ; les propos tenus n’ont pas été injurieux, racistes ou diffamatoires. Où a été le trouble à l’ordre public ? Quels ont été les problèmes de sécurité ? Aucun élément d’information n’est fourni par la Cour d’appel de Colmar et par la Cour de cassation justifiant une restriction de la liberté d’expression en vue d’assurer « la défense de l’ordre ». Cela donne l’impression d’une restriction reposant sur un trouble hypothétique. Avec un tel raisonnement, on pourrait réduire la liberté d’expression sur pratiquement tous les sujets présentant une dimension politique ou militante. Où est la limite ?
C’est particulièrement étonnant parce que si l’on veut apprécier le trouble éventuel à l’ordre public ou les risques pour la sécurité, il faut à ce moment-là prendre en compte le mode d’action suivi par les militants - ici totalement pacifique - et également le but poursuivi. La campagne BDS ne vise pas Israël parce que c’est Israël ; elle vise Israël en raison de sa politique gouvernementale. Lorsque le gouvernement israélien respectera les trois demandes de la campagne BDS fondées sur le droit international - égalité des droits entre Palestiniens et Israéliens, reconnaissance du droit au retour des réfugiés et fin de l’occupation et de colonisation -, la campagne cessera tout comme les appels au boycott. C’est un régime qualifié d’oppressif et discriminatoire qui est visé, pas un Etat ou une Nation en raison de son existence. Curieusement, cette absence de prise en compte par les juges de Colmar est également approuvée par la Cour de cassation.
5. Ces opérations BDS portaient-elles atteinte aux droits d’autrui ?
Quand la Cour évoque « la protection des droits d’autrui », il s’agit en l’espèce de protéger les droits des producteurs israéliens qui commercialisent leurs produits en France. La lecture de l’avis de l’avocat général est éclairante sur ce point : à ses yeux, les militants BDS tiennent un « discours qui procède par amalgame ne pouvant que susciter des réactions discriminatoires » vis-à-vis des producteurs israéliens qui sont protégés par la loi. Force est là encore de constater qu’à aucun moment les opérations BDS en question n’ont empêché les producteurs, les importateurs, les vendeurs et les consommateurs de fabriquer, importer, vendre et consommer des produits israéliens. Les militants se sont contentés de demander aux clients - en s’adressant à leur conscience - de ne pas acheter ces produits pour des raisons que l’on peut qualifier d’intérêt public (en l’espèce pour faire pression sur Israël pour que cet Etat respecte le droit international). En quoi les droits des producteurs israéliens ont-ils été atteints - nécessitant d’agir pour leur « protection » -, alors qu’à aucun moment l’exercice du libre commerce n’a été empêché par les militants ?
L’assimilation que semble faire la Cour de cassation entre « discrimination » envers les biens israéliens et « discrimination » envers les producteurs et fournisseurs de ces biens en Israël est également problématique : il s’agit d’un raccourci qui n’est en rien expliqué. En outre, y a-t-il eu une réelle discrimination avec des effets palpables pour les producteurs israéliens issus de ces deux actions pacifiques ? Cela donne l’impression que la discrimination est condamnée, même lorsqu’elle est supposée ou théorique et sans que le but qu’elle poursuit ne soit analysé. Avec un tel raisonnement, on pourrait là encore réduire la liberté d’expression sur nombre de sujets faisant débat et générant des controverses. Et même si l’effet discriminatoire de la manifestation était établi, en quoi cela peut-il justifier cette puissante atteinte à la liberté d’expression et ainsi une telle restriction du débat démocratique sur un sujet d’intérêt public ? C’est particulièrement troublant lorsque les droits des personnes morales comme les sociétés commerciales sont « protégées » au détriment des droits politiques des personnes physiques.
6. Donc que peut-on en déduire ?
La Cour de cassation ne démontre rien, pas plus d’ailleurs que la Cour d’appel de Colmar, sur ces deux aspects qui sont pourtant ceux qui justifient, selon elles, la restriction à la liberté d’expression des militants. C’est donc l’incompréhension qui domine. On sait que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg est plus exigeante sur ces points : mise en balance des intérêts en jeu ; contrôle tant de la nécessité que de la proportionnalité de la restriction imposée à la liberté d’expression ; prise en compte du caractère d’intérêt public du sujet débattu et des impératifs liés au débat démocratique ; vérification du caractère réel de la discrimination alléguée. On ne peut qu’être surpris que la Cour de cassation ne reprenne pas ces éléments qui s’imposent à elle dans sa jurisprudence.
Et ce d’autant plus que la majorité des juridictions du fond, dont la Cour d’appel de Paris - ce n’est pas rien -, ont jugé exactement l’inverse, à savoir que l’appel au boycott des produits israéliens est, dans une société démocratique, couvert par la liberté d’expression, telle qu’interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme. Il convient d’espérer qu’elles continueront à le faire, compte tenu de l’absence de motivation de la solution retenue par la Cour d’appel de Colmar validée par la Cour de cassation. Nonobstant les deux arrêts du 20 octobre 2015, les juridictions du fond - qui n’ont pas l’obligation impérative de suivre la jurisprudence de la Cour de cassation - sont tenues d’appliquer la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
7. Dans le cadre d’un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, y a-t-il d’autres arguments qui pourraient être mis en avant ?
Oui, outre celui développé dans les pourvois, j’en vois au moins deux tenant pour l’un à la violation de la règle de l’interprétation stricte de la loi pénale et pour l’autre tenant à la violation de la règle de la prévisibilité de la loi pénale, deux règles dégagées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme tirée de l’article 7 de la Convention européenne.
La première règle a été établie pour garantir la sécurité juridique des citoyens dans un domaine nécessitant des garanties renforcées, à savoir le droit pénal qui prévoit des interdictions et des peines susceptibles de limiter les libertés individuelles. En l’espèce l’article 24, alinéa 8, de la loi sur la presse est issu d’une loi votée en 1972, qui avait été adoptée pour transposer en droit français la Convention internationale visant à l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales de 1965. Cette convention, et donc l’article alors adopté, visent à protéger les personnes physiques contre les discriminations fondées sur leur race ou leur nationalité : par exemple, appeler à refuser de louer un logement aux personnes de nationalité roumaine ou israélienne ou appeler à ne pas embaucher des personnes en raison de leur origine chinoise ou saoudienne, étant observé qu’il s’agit là bien d’actes positifs de discrimination contre des personnes physiques tout à fait inacceptables. Cet article n’a jamais été adopté pour empêcher les citoyens de s’exprimer publiquement sur l’achat de produits provenant d’Etats dont la politique gouvernementale est critiquée. Une lecture de l’article 24, alinéa 8, permet de le comprendre et seule une interprétation très extensive (large si l’on préfère) de la lettre et de l’esprit du texte peut aboutir à assimiler des produits à des personnes, comme le font la Cour d’appel de Colmar et la Cour de cassation. C’est d’ailleurs une ironie de constater que ce texte anti-discriminations est utilisé contre des manifestants pacifiques qui dénoncent la politique de l’Etat d’Israël, Etat qui a été critiqué sévèrement à plusieurs reprises par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU pour ses pratiques discriminatoires vis-à-vis des Palestiniens et des Arabes israéliens.
La seconde règle, la prévisibilité de la loi pénale, vise à ce qu’un texte pénal présente un certain degré de précision et de clarté, donnant un caractère de prévisibilité à l’interdiction qu’il édicte et permettant ainsi aux citoyens de régler leur comportement. Or, il est difficile de déduire du texte de l’article 24, alinéa 8, qu’il serait interdit à un citoyen français d’inviter, par exemple sur un blog, tous ses lecteurs à ne pas acheter de textile du Bengladesh parce que des enfants travaillent dans certaines de ses usines ou des produits israéliens parce que de nombreuses compagnies israéliennes sont impliquées dans l’occupation …
8. Pourquoi cette différence d’appréciation entre la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation ? Comment expliquer cette décision, alors que dans nombre des affaires jugées sur des cas analogues (Paris, Perpignan/Montpellier, Bobigny, Pontoise), les juges avaient conclu à la relaxe des militants ?
Il n’est pas rare que face à des faits de même nature, les juges du fond procèdent à une analyse distincte. Pour des faits similaires, la Cour d’appel de Paris et celle de Colmar ont rendu des arrêts opposés.
Quand le tribunal correctionnel de Paris et la Cour d’appel de Paris relaxent les militants BDS, ils l’expliquent aussi dans leurs décisions par des éléments de contexte qui comptent dans leur analyse : l’histoire des mouvements de la société civile tant en France qu’à l’étranger ayant appelé au boycott ; l’importance de la vie associative et la nécessité de respecter les pratiques militantes pacifiques ; l’intérêt constant et historique du public et de la communauté internationale pour le conflit israélo-palestinien ; les spécificités de BDS (mouvement international, caractère pacifique, objectif de respect du droit international). La Cour d’appel de Colmar ne se réfère pas à ces éléments, qu’elle juge finalement « indifférents » à la question de fond posée.
Il n’est pas rare non plus que face à des questions juridiques complexes, les juges du fond rendent des décisions différentes de celles de la Cour de cassation. C’est encore plus vrai lorsque la question juridique à trancher nécessite de porter une appréciation finalement assez subjective sur les faits qui sont soumis au juge ou lorsque plusieurs lectures de la loi sont possibles.
Déterminer si une loi nationale ou l’interprétation qui en est faite viole ou pas une norme européenne, en l’espèce la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, est toujours un exercice délicat qui requiert une mise en balance des intérêts contradictoires en jeu. Tout dépend de l’endroit où l’on place le curseur pour faire peser la balance dans un sens ou dans l’autre. Des décisions divergentes entre juridictions peuvent donc être prises en raison d’appréciations différentes.
9. Pour certains militants irrités et déçus par cet arrêt, la Cour de cassation a rendu une décision politique et la justice ne serait pas indépendante : est-ce le cas ?
Non, la Cour de cassation ne rend pas de décisions politiques ou orientées par des éléments politiques comme pourrait l’entendre le sens commun. Les juges de la Cour sont complétements inamovibles et indépendants. Ils délibèrent collectivement, ce qui constitue une garantie très forte. La Cour de cassation dit le droit et se fonde exclusivement sur les textes en vigueur. En revanche, en appliquant la loi et surtout en l’interprétant, les juges se déterminent aussi, pour faire peser la balance dans un sens ou dans un autre ou placer le curseur à tel ou tel endroit, en fonction de l’intérêt général et de la conception qu’ils se font du bien commun. C’est seulement dans cette mesure précise que l’on pourrait qualifier cette double décision de politique. Il ne faut pas oublier que la justice est un pouvoir à part entière, aux côtés de l’exécutif et du législatif (même si en France, la Constitution de 1958 ne parle que d’une « autorité judiciaire »).
Quels sont ces éléments qui ont pesé en l’espèce ? C’est difficile à savoir, parce que le délibéré est secret et que la décision finale est le fruit d’un délibéré collégial, au cours duquel il n’est pas rare que des désaccords surgissent entre magistrats au sein de la même juridiction et que la décision soit finalement le résultat d’un consensus minimal. On peut donc juste émettre des hypothèses de travail, sur la base des documents internes de la Cour de cassation (rapport du conseiller rapporteur, avis de l’avocat général, précédents arrêts) ou des travaux de la doctrine.
10. Quelles sont alors ces hypothèses ?
Je vois au moins quatre types de motifs potentiels mais il est tout à fait possible que cette liste ne soit pas exhaustive et également que certaines de ces hypothèses soient erronées.
En premier lieu, des motifs tenant à la technique juridique : la difficulté pour la Cour de cassation, compte tenu des mécanismes assez rigides de la technique de cassation et des contraintes spécifiques tenant à la rédaction des arrêts, à mettre en œuvre les ressorts assez subtils (et nécessitant une analyse pointue) de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
En second lieu, des motifs tenant à la réticence traditionnelle du juge national, attaché à la souveraineté, à écarter l’application de la loi nationale ou d’une jurisprudence nationale au motif de sa non-conformité au droit européen.
En troisième lieu, des motifs tenant à une absence traditionnelle de prise en considération des règles européennes et internationales des droits de l’homme dans la jurisprudence : ici, cela se traduit par une vision plus restrictive et contrôlée de ce qu’est la liberté d’expression par rapport à la jurisprudence de la Cour européenne et à la jurisprudence d’autres Cours suprêmes. Il est frappant de voir que la France est très isolée à l’échelle internationale sur cette question de la répression des appels au boycott.
En dernier lieu, des motifs tenant à la volonté de protéger l’ordre public au sens très large du terme : protéger l’ordre public français (éviter les troubles et le développement d’un climat de stigmatisation en France des partenaires commerciaux) mais également l’ordre public international, c’est-à-dire protéger la vie des affaires et le commerce international (au-delà des producteurs israéliens).
En outre, on peut également se demander si cette double décision de la Cour de cassation - qui paraît, c’est le moins que l’on puisse dire, un peu coupée des réalités - ne trouve pas aussi en partie son origine dans une lecture juridique erronée de ce que sont en réalité les appels au boycott lancés par les militants BDS.
11. « Une lecture juridique erronée » de ces appels ? Que voulez-vous dire par là ?
En France, le boycott des produits issus d’un Etat étranger constitue une prérogative étatique : seuls les embargos décidés par l’Etat sont autorisés. Dans l’Hexagone, sans cet aval politique, le boycott des produits originaires d’un autre Etat peut constituer un acte discriminatoire fondé sur la nationalité consistant à entraver l’exercice normal d’une activité économique, un délit prévu par l’article 225-2, 2° du code pénal et puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Toutefois, ce texte ne va pas, et ne peut aller, jusqu’à incriminer les choix de consommation des citoyens qui boycotteraient en conscience certains produits dans le cadre de leur consommation privée.
Cette infraction d’entrave à l’exercice normal d’une activité économique ne concerne pas le consommateur final mais uniquement les acteurs économiques (par exemple, les sociétés commerciales, les collectivités locales, les établissements publics etc.). Le but de cette infraction créée en 1977 a toujours été d’éviter des pratiques commerciales discriminatoires et d’en protéger les acteurs économiques installés en France (en particulier des pressions des entreprises des Etats arabes exigeant la preuve de l’absence de liens d’affaires avec Israël).
En France comme ailleurs, le consommateur reste libre d’acheter ou de ne pas acheter des produits israéliens. S’il choisit de ne pas les acheter, il ne commet pas un acte de boycott : il se contente en réalité d’exercer sa liberté de consommateur. En faisant ce choix, le consommateur n’entrave pas l’activité économique des producteurs israéliens concernés, c’est-à-dire leur pleine et totale capacité et liberté de produire et proposer des produits à la vente. Ainsi, un appel lancé à des consommateurs à exercer cette liberté ne peut pas être considéré comme un appel à commettre une infraction de boycott, illicite au regard de l’article 225-2, 2° du code pénal.
Dans la région de Mulhouse, l’appel lancé par des militants BDS s’adressait avant tout aux consommateurs présents dans le supermarché, en leur demandant de ne pas acheter des produits israéliens. Il ne s’agissait donc pas d’un appel à commettre une infraction mais d’un appel à l’exercice d’une liberté.
Par sa double décision rendue le 20 octobre 2015, la Cour de cassation dit que tout appel à commettre une discrimination économique à raison de la nation est illégal, quels que soient sa cause, son objectif et surtout sa cible, ici les consommateurs. Refusant de prendre en compte la finalité de l’article 225-2, 2° du code pénal, elle considère que le régime juridique de l’appel au boycott (article 24, alinéa 8, de la loi de 1881) est autonome par rapport à celui du boycott lui-même.
Il s’agit d’une jurisprudence très contestable en ce qu’elle revient à interdire un appel public à exercer une liberté de conscience citoyenne tout à fait licite. Il est normal que le droit pénal - à travers sa jurisprudence - interdise l’appel à la commission d’une infraction. Il est tout à fait anormal qu’il interdise l’appel à exercer une liberté licite. Selon l’article 66 de la Constitution de 1958, le juge judiciaire est gardien de la liberté individuelle et l’on comprend donc mal que la Cour de cassation retienne un tel raisonnement.
La solution ainsi dégagée aboutit à une généralisation qui fait fi de la liberté d’achat des consommateurs. C’est particulièrement problématique alors qu’existe une tendance générale en France et dans le monde à ce que les consommateurs s’organisent, dans des associations ou sur internet, pour promouvoir des produits et en déconseiller d’autres pour des raisons éthiques, c’est-à-dire des raisons tenant à la santé, à l’environnement, au respect du droit social, des droits de l’homme et du droit international. Ces raisons les conduisent à s’intéresser à l’origine des produits, mais également à leur qualité et à la manière dont ils sont fabriqués et vendus, ce qui suppose de s’intéresser également aux entreprises concernées et à l’Etat où ces entreprises sont basées.
12. Quel lien peut-on faire entre cette décision de la Cour de cassation et les circulaires, Alliot-Marie de 2010 et Mercier de 2012, toujours en vigueur ?
La Cour de cassation a considéré que l’article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 permettait d’interdire pénalement les appels à ne pas acheter de produits israéliens. Ce faisant, elle fait la même analyse juridique que celle contenue dans les deux circulaires Alliot-Marie et Mercier destinées aux procureurs mais elle le fait de manière totalement indépendante et autonome.
C’est sous l’influence de ces circulaires que les poursuites pénales ont été engagées par les procureurs et les procureurs généraux contre les militants BDS. Les juges du siège qui composent les tribunaux, dont l’indépendance est garantie, sont libres de suivre ou pas l’analyse du procureur. La Cour de cassation - qui dit le droit - ayant retenu le même raisonnement juridique que celui proposé par les circulaires Alliot-Marie et Mercier, il est certain que le ministère de la justice peut se sentir « conforté » dans son analyse et donc guère incité à abroger de telles circulaires… Ceci ayant été dit, le caractère très critiquable de ces circulaires demeure (Voir : http://www.france-palestine.org/Le-boycott-une-approche-juridique) : elles ne visent que les militants appelant à ne pas acheter de produits israéliens (aucun pays autre qu’Israël n’étant cité) ; elles invitent à poursuivre des militants pacifiques qui demandent le respect du droit international par Israël et le respect par la France de ses obligations légales (agir contre pour le démantèlement du mur et des colonies conformément à l’avis de la Cour internationale de justice rendu en 2004) ; en outre, elles procèdent à une interprétation extensive du droit pénal aboutissant à une violation de la liberté d’expression. Leur abrogation reste possible : elle est dans les pouvoirs du ministre. Elle serait aussi opportune, puisque ces circulaires incitent les procureurs à engager des poursuites.
13. Comment comprendre que sur cette question de l’appel au boycott des produits israéliens, la France soit le seul pays européen - et même dans le monde, à l’exception d’Israël - qui poursuive les militants BDS, alors que cette campagne se développe sous des formes analogues dans un grand nombre de pays ?
C’est difficile à comprendre en effet. Il y a probablement des causes politiques à l’adoption des circulaires Alliot-Marie et Mercier et je laisse aux spécialistes le soin de les expliquer. Ce que je constate en tant que juriste, c’est que la Cour de cassation a fait un choix de jurisprudence qui constitue une « exception française ». Même dans les Etats proches d’Israël, comme les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, aucune criminalisation de ce type n’a lieu. Dans ces pays-là, le respect de la liberté d’expression interdit de s’en prendre à ceux qui veulent mettre leurs actes en conformité à leurs convictions en refusant d’acheter des produits d’un Etat dont la politique est critiquée et en demandant à leurs concitoyens de faire de même. En Grande-Bretagne, deux décisions ont été rendues au sujet de BDS et ont protégé cette liberté : l’une concernait des militants qui protestaient contre la venue d’un orchestre israélien et l’autre concernait un syndicat d’enseignants dont les membres débattaient de la nécessité de boycotter Israël. En Australie et aux Etats-Unis, les rares procédures lancées contre les activistes BDS n’ont pas abouti. Il n’y a pas non plus de criminalisation en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie, en Espagne ou dans les pays scandinaves etc.
Les deux arrêts peuvent être lus comme signant l’interdiction par la voie du droit pénal de la campagne BDS en France. La France est le seul Etat dans le monde - avec Israël - à s’être lancé, via des circulaires puis des poursuites pénales et certaines décisions de justice - dans la voie d’une « criminalisation » des activités militantes de la campagne BDS. Même lorsque la France a été l’objet de campagnes de boycott de ses produits visant à sanctionner ces orientations politiques (par exemple, campagne en Nouvelle-Zélande et en Australie lors de la reprise des essais nucléaires en 1995 ou campagne aux Etats-Unis après le refus de la France de participer à l’opération militaire en Irak), notre pays n’a jamais osé demander aux autres Etats de pénaliser ces appels.
On le voit, les appels au boycott des produits israéliens devraient naturellement être couverts par la liberté d’expression, garanties par notre Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme. Ils relèvent du droit de tout citoyen d’exprimer publiquement ses choix de consommation, un droit particulièrement protégé dans une société démocratique, a fortiori quand ces choix sont dictés par des considérations éthiques.
Le boycott citoyen de produits a été utilisé massivement en Inde par les syndicats sous l’égide de Gandhi, aux Etats-Unis par les mouvements en faveur de l’égalité des droits pour les Noirs, en Occident par les mouvements progressistes contre l’Afrique du Sud de l’apartheid etc.
Il a été utilisé plus récemment contre la Birmanie en raison de la répression politique et du sort réservé aux minorités ethniques, contre la Chine à cause de la répression au Tibet au moment de la préparation des JO de Pékin ou contre la Russie en raison de la situation en Tchétchénie. On pourrait donc appeler au boycott des produits issus de ces pays mais pas pour Israël ? Même nos responsables politiques appellent au boycott de certains Etats ou de manifestations organisées par ceux-ci : on l’a vu au cours des dernières années à propos du Mexique à cause de l’affaire Florence Cassez ou à propos de l’Ukraine au moment de l’Euro 2012. Les deux arrêts de la Cour de cassation veulent-ils dire que les nombreux citoyens (par exemple Christiane Taubira qui est fière - à juste titre - de l’avoir fait) qui appelaient au boycott des produits sud-africains du temps de l’apartheid commettaient une infraction ?