Ces rencontres, qui se déroulent au château de Buoux, château en ruines du XIV e siècle en partie reconstruit dans le cadre du Parc régional du Lubéron, avaient cette année pour thème : " Associations et citoyenneté dans l’espace euro-méditerranéen ". Se sont donc retrouvés une soixantaine de jeunes de France, d’Allemagne, d’Espagne, d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, du Liban. C’est dans ce contexte qu’Awad est venu en France cet été.
Né en 1982 dans le camp de Nahr el Bared, près de Tripoli, où il a vécu les dix-sept premières années de sa vie, Awad Saadi vit depuis quatre ans dans le camp de Badaoui avec ses parents (65 et 62 ans), trois de ses six soeurs et ses cinq frères. Trois des soeurs sont mariées avec des Palestiniens réfugiés de 1948 et vivent dans la maison de leur mari. Ses parents sont issus du village de Safouri, près de Nazareth, qu’ils ont quitté, enfants, en 1948. Beaucoup de réfugiés de Safouri se trouvent dans ce camp du nord du Liban après être passés par un camp du sud.
Awad a été scolarisé à l’école élémentaire francophone de l’UNRWA puis dans le lycée francophone libanais. Il est titulaire du baccalauréat. Artiste (théâtre, musique), il aurait aimé poursuivre des études au conservatoire mais estime qu’il doit gagner sa vie pour ne pas être à la charge de son frère et de sa soeur aînés qui sont " la colonne vertébrale de la famille ". Les parents ne travaillent plus et n’ont pas de retraite. C’est pourquoi il a refusé une bourse pour continuer ses études. Il ne s’en plaint pas car ce qu’il fait lui plait beaucoup. Il a des activités et responsabilités multiples.
- (Awad, réfugié palestinien au Liban)
Il est ainsi responsable de l’association Amitiés franco-palestiniennes (branche de l’association française Action et solidarité interculturelles - ASILES) qui dispense des cours de soutien scolaire et organise des activités créatives et des sorties pour les enfants des deux sexes de 6 à 14 ans. Il est l’un des directeurs du Club culturel palestinien arabe qui propose des activités de théâtre, musique et danse, travaille beaucoup sur la mémoire et assure un programme de télévision locale à destination des enfants des écoles de l’UNWRA et des écoles libanaises. Il est animateur dans une école maternelle et l’année prochaine il ira dans quatre écoles maternelles de quatre camps. Puis il participera à une formation d’institutrices. Awad considère qu’il a beaucoup de chance de pouvoir faire ce travail artistique auprès des enfants. Il faut dire que l’aînée de la fratrie (titulaire d’un magistére, équivalent du DEA) est directrice d’une école de l’UNRWA. " Pour nous, Palestiniens, l’éducation est très importante ", dit Awad, " c’est ce qui permet de tenir. Le camp est plein de diplômés, de gens qui ont fait des études supérieures ici et même en Europe. Le problème c’est qu’ils n’ont pas de travail, d’abord parce qu’ils sont Palestiniens et que beaucoup d’emplois leurs sont fermés, ensuite parce qu’il y a aussi du chômage au Liban. " Au fil des conversations, Awad exprime à la fois un grand attachement à Yasser Arafat et une grande réserve vis-à-vis du Fatah, de l’OLP ou de l’Autorité nationale palestinienne. Il dit n’appartenir à aucun parti. Au cours de l’une de ces conversations, il a bien voulu répondre à des questions et ses réponses reflètent certaines des contradictions que génère la situation actuelle.
PLP : Le Liban ne veut pas donner la nationalité libanaise aux réfugiés palestiniens musulmans, au prétexte que ceux-ci ne doivent pas s’intégrer, pour pouvoir retourner en Palestine. Mais vous savez bien qu’en réalité il s’agit d’une question d’équilibre démographique entre musulmans et chrétiens. Si vous pouviez avoir la nationalité libanaise, est-ce que vous la demanderiez pour vous installer au Liban définitivement ?
Awad Saadi : Non. Je ne veux pas d’autre nationalité que palestinienne. D’ailleurs, j’ai aimé une jeune fille française qui voulait se marier avec moi et que je demande la nationalité française. Je n’ai pas voulu et nous avons rompu pour cela. Quand j’aurai le choix, je ne sais pas où je vivrai. Mais ce sera mon choix. Pour le moment je veux d’abord être Palestinien et retourner chez moi.
PLP : Ce qui veut dire ?
Awad Saadi : A Safouri, dans le village d’où mes parents ont été chassés.
PLP : Mais vous ne connaissez pas Safouri. Voudriez-vous vivre sous autorité israélienne ?
A. S. : Ah non. Je ne veux pas vivre sous autorité israélienne. Je ne reconnais pas " Israël ". Pour moi, ce qu’on appelle " Israël " c’est la Palestine. Je veux bien habiter avec les Israéliens, sans aucun problème, mais en Palestine.
PLP : Votre famille a été expulsée de chez elle. Vous ne voulez pas reconnaître la légitimité de la création de l’Etat d’Israël, d’accord. Mais vous ne reconnaissez pas même Israël comme fait accompli ?
A. S. : Non. Parce que si je reconnais ce qu’on appelle " Israël ", ils feront tout pour qu’on disparaisse, comme les Indiens d’Amérique.
PLP : Mais Israël existe. La preuve ce sont les souffrances subies à cause de cela par les Palestiniens. Que vous trouviez cela injuste, c’est certain. Mais dire encore qu’Israël n’existe pas n’est-ce pas vivre en plein rêve ?
A. S. : (espiègle). Si, mais il faut bien rêver, sinon on meurt. (Plus sérieux) D’ailleurs c’est pour cela que je ne veux pas de la feuille de route ni de " Genève ". Je ne veux pas discuter avec les Israéliens puisque je ne les reconnais pas.
PLP : Donc, vous considérez que ce qu’on appelle " Israël ", c’est la Palestine. Mais si un jour un Etat souverain est créé en Cisjordanie et à Gaza, ne le reconnaîtrez-vous pas comme votre pays ?
A. S. : (choqué). Si bien sûr. On ne me fera jamais dire qu’on peut discuter avec les Israéliens puisque je ne reconnais pas ce qu’on appelle " Israël ", mais si des négociations aboutissent à la création d’un Etat vraiment souverain, que les colonies ont disparu, j’irai là-bas plutôt que dans un endroit sous autorité israélienne. Ce sera mon pays. D’ailleurs, quand quelqu’un y va et me demande ce que je veux qu’on me ramène, je réponds " un peu de terre ". Mais je considérerais cela comme la base de la résistance. Je réclamerai toujours ce qu’on appelle
" Israël " pour la Palestine.
PLP : Alors ce sera toujours la guerre ?
A. S. : Pas la guerre. Du sang, il y en a eu assez comme cela. Je ne demanderai pas aux Israéliens de partir. Je sais bien qu’il y en a qui y sont nés, que maintenant c’est leur pays. Mais ce sera une bataille politique, pour aboutir à un Etat démocratique et laïque.
PLP : Estimez-vous que votre opinion sur ces questions est celle de la majorité des réfugiés palestiniens du Liban ? Quand vous dites par exemple que vous êtes contre " Genève ", avez-vous pu vraiment en discuter, avez-vous lu le texte ?
A. S. : Tous les réfugiés n’ont pas les mêmes opinions. Il y a ceux qui sont pour et ceux qui sont contre. Par exemple, les militants du Fatah, qui sont majoritaires, sont pour. Oui, on a lu le texte de Genève mais je suis contre la résolution 194 parce qu’elle est humanitaire.
(Devant mon air incrédule) oui, je sais, c’est difficile, tout cela m’énerve.
PLP : Que pouvez-vous dire des formes de résistance ? Que pensez-vous des attentats suicides ?
A. S. : On dit que les Palestiniens sont des terroristes. C’est faux, nous ne sommes pas des terroristes. On parle de kamikazes. Moi je les appelle des martyrs. Que peut faire un peuple qui n’a pas d’armes, pas de radars, pas de tanks ? Bien sûr je ne suis pas d’accord pour tuer des civils. Comme je l’ai dit, je trouve qu’il y a eu assez de sang comme cela. Je préférerais pour la résistance des cibles militaires, mais que faire quand on n’a rien ?
PLP : Politiquement, que pensez-vous des attentats ?
A. S. : Tuer des civils, ça ne sert à rien, au contraire. D’ailleurs certains se demandent si, derrière ces attentats, il n’y a pas des manipulations d’Israël tellement les moments semblent toujours bien choisis pour que les Israéliens puissent en tirer parti pour justifier leur politique. Mais moi je ne sais pas quoi en penser.
PLP : Est-ce que vous discutez entre vous ? Je veux dire, en dehors du travail de mémoire, parlez-vous du présent et de l’avenir, par exemple entre jeunes d’opinions différentes ?
A. S. : Dans notre club, il y a 183 jeunes en dehors de la direction. Ils ne sont affiliés à aucun parti, sauf quelques-uns du FPLP mais qui sont là à titre individuel pour les activités, pas comme militants politiques. Bien sûr nous parlons ensemble de ce qui se passe.
PLP : Mais si vous êtes un club indépendant, ne pouvez-vous pas accueillir des jeunes de tous les partis, du Fatah, du FDLP, ou autres ?
A. S. : Si, bien sûr. Mais ce sont les partis qui ne les laissent pas aller en dehors de leurs propres organisations.
PLP : Alors, n’y a-t-il pas d’échanges entre jeunes qui pensent différemment ?
A. S. : Il y en a, mais chez nous, dans nos rencontres interpersonnelles.
PLP : Votre région d’origine est une région chrétienne et vous êtes musulman. Y a-t-il des chrétiens dans le camp ?
A. S. : Non pas du tout. Ceux de Nazareth sont restés à Nazareth et les autres chrétiens de la région sont allés à Beyrouth, dans un camp pour chrétiens. D’ailleurs ils ont eu la nationalité libanaise car ils étaient chrétiens maronites et les Libanais en avaient besoin pour l’équilibre démographique. En fait, on appelle cela un camp mais c’est un quartier résidentiel, très riche.
PLP : Y aurait-il quelque chose de particulier que vous voudriez dire ?
A. S. : Je voudrais dire que l’Europe devrait cesser d’avoir peur des Américains, pas seulement pour nous mais aussi pour eux. Tous les pays d’Europe parlent de droits de l’homme mais ils ne respectent pas leur parole. Mais si les Palestiniens disent qu’ils arrêtent les attentats et s’il y en a un qui se produit, on dit que les Palestiniens ne tiennent pas leur parole. Il y a un mois, quand Sharon a appelé les juifs français à aller en Israël, c’est bien que Chirac ait déclaré Sharon indésirable en France. Si la France déclare Sharon indésirable, je crois que les autres pays feront la même chose. Il faut que la France s’en tienne à ce qu’elle dit. Malheureusement je ne crois pas qu’elle le fera.
Propos recueillis par
Sylviane de Wangen