Lorsqu’on écrit quelque chose au sujet de l’accès à la mer interdit aux Palestiniens au nord comme au sud de la Bande, on nous répond "Ce sont des terroristes". Si on écrit sur les quartiers de la partie ouest du camp de réfugiés de Khan Younis et comment tous les immeubles sont criblés de balles de gros calibre et d’obus de mortier, la réponse sera "Ce sont les Palestiniens qui ont commencé". Racontez l’histoire de Yusuf Bashir, qui a 15 ans, et dont la maison à Deir Al Balah s’est transformée en forteresse armée, et en Israël on vous dira "Il n’y a pas d’autre choix, la colonie juive de Kfar Darom doit être protégée, comme les colonies de Kfar Dekalim, Atzmona et Morag".
Rapporter que les soldats dans un poste militaire voisin de la maison de Yusuf ont accordé à une équipe des Nations unies le droit d’entrer dans la cour de celle-ci sera utilisé en Israël comme démontrant le caractère humanitaire des soldats, qui prennent déjà des risques en accomplissant leur mission. Et quand on racontera que soudain l’un des soldats — un officier, comme le porte-parole de l’IDF (ndt : Forces de Défense Israéliennes) le dire ensuite — "s’est mis à tirer dans les roues d’un véhicule suspect" (celui de l’équipe des Nations unies), en Israël cela deviendra un tir qui n’aura jamais eu lieu. Et ensuite, quand on rendra compte que le garçon, Yusuf Bashir, a été touché dans le dos alors qu’il agitait les bras en signe d’adieu aux visiteurs des Nations unies, et qu’il est possible qu’il reste paralysé à vie, alors peut-être que le mot "paralysé" fera réfléchir certains le temps d’une minute à peine. Mais tellement d’histoires sur tellement de Yusuf ne donneront pas lieu à articles ou à rapports, et n’en feront jamais l’objet.
Cet aveu d’échec des mots ne signifie pas la mise en avant de la photographie. Une photo peut bien sûr valoir un millier de mots, mais pour que les Israéliens commençent à réaliser les effets de l’occupation, il leur faudrait des dizaines de milliers de photos, l’une après l’autre, ou alors regarder des documentaires qui dureraient au moins huit heures chacun, pour qu’ils puissent voir dans toute sa réalité la peur dans les yeux des écoliers lorsqu’un sifflement au-dessus d’eux se transforme en métal tordu et en corps calcinés.
Un autre film pourrait montrer aux spectateurs les vignes de Sheikh Ajalin, et les mûrs pamplemousses, et les paysans qui pendant des années ont soigné les fruits de leurs arbres avec un grand amour pour retrouver le tout dévasté par les tanks et les bulldozers israéliens. Le film qui pourrait laisser aux Israéliens le goût de ces merveilleux raisins de Sheikh Ajalin n’a pas encore été produit. Les vignes ont été arrachées, pour que les postes militaires puissent protéger Netzarim (ndt : colonie israélienne).
Et comment donc feraient les photographes pour illustrer les faits suivants : depuis le 29 septembre jusqu’au lundi dernier de cette semaine, 94 Israéliens ont été tués (27 civils et 67 soldats), selon l’IDF. Depuis la même date jusqu’au 18 février de cette année, 1231 Palestiniens ont été tués — étaient-ils tous des terroristes ? Comme il n’y a pas d’entité centralisatrice palestinienne, il y a des écarts entre les chiffres fournis par les diverses organisations palestiniennes, et aucune ne prétend à l’exhaustivité.
Le groupe Mezan pour les droits de l’homme, basé dans le camp de réfugiés de Jabaliya, a établi que 81 femmes avaient été tuées par l’IDF dans la Bande, ainsi que 344 enfants de moins de 18 ans, et que 255 membres de la police ou de la sécurité palestiniennes ont été tués pendant l’accomplissement de leur mission ou dans leurs bureaux, souvent lors de combats. 264 étaient armés et ont pris part à des combats avec l’IDF, ou ont tenté d’attaquer des postes militaires israéliens ou des colons ou des colonies. Quant aux assassinats ciblés menés par les Israéliens, 46 parmi ceux qui ont été tués constituaient la cible effectivement visée, et 80 personnes qui passaient par-là ont été tuées par "prévention ciblée".
L’incapacité à amener tout cela au domicile de nos lecteurs n’est pas dûe à la pauvreté des mots ou au manque de photos. C’est en réalité parce que la société israélienne a appris à vivre en paix avec les données suivantes : il y a 8 000 Juifs et 1,4 millions de Palestiniens dans la Bande de Gaza. La Bande a une surperficie totale de 365 km2. Les colonies occupent 54 km2. Avec les zones tenues par l’IDF, selon les accords d’Oslo, 20 % de la Bande est sous contrôle israélien : c’est 20 % du territoire, pour une population de 0,5 %.
La mission de l’armée israélienne est d’assurer la sécurité du 0,5 % israélien de la population, qui occupe une bonne partie des terres, qui a toute liberté de mouvement et toutes les opportunités de développement, et de l’eau potable — contrairement aux eaux salées qui sont allouées aux Palestiniens. Les postes israéliens assurant la sécurité des colonies sont localisés dans et aux côtés des colonies, et ont un angle de vue leur permettant de contrôler toute la vie des quartiers habités par des civils palestiniens.
C’est la proximité de toutes les colonies en expansion avec les quartiers densément peuplés et étouffants des communautés palestiniennes qui est la cause des nombreux décès parmi les Palestiniens de la Bande de Gaza, dont de nombreux civils. C’est ce qui détermine la flexibilité des paramètres des engagements, le type de bombe qui explose en fragments, les vols téléguidés qui tirent les missiles.
L’IDF opère selon la logique de ces colonies arrogantes, cyniques et sans foi, et selon celle de ces quelques gras privilégiés qui s’installent au milieu des seules réserves de terre qu’ont les Palestiniens dans la Bande de Gaza. Malgré les discussions au sujet d’une "évacuation", la société israélienne reste encore à devoir démontrer qu’elle rejette la logique indéniablement immorale qui fonde l’existence des colonies. Et tout ceci est valable pour la Bande de Gaza comme pour la Cisjordanie.