Michel Warschawski, AFPS - PalSol n°75
Ce n’est que dans les années soixante que Washington a remplacé Paris, et qu’entre les deux pays s’est forgée une alliance stratégique qui est depuis 1967 au coeur de la politique moyen-orientale des États-Unis, et sert par ailleurs de bouclier existentiel pour l’État hébreu, en termes militaires autant que politico-diplomatiques. Puissance globale d’une part, minipuissance régionale de l’autre, liées par des intérêts stratégiques communs : Israël n’est pas une marionnette des États-Unis et ces derniers ne sont pas manipulés par un soi-disant lobby pro israélien. L’alliance entre les deux États est cimentée par une stratégie globale commune et des décennies de collaboration qui dépassent de loin les divergences apparues à certaines occasions entre les gouvernements (George Bush/Shamir, Obama/Netanyahou).
Démocrates ou Républicains d’une part, Likoud ou Travaillistes de l’autre, l’alliance stratégique entre Israël et les États-Unis est le pivot des initiatives militaires, diplomatiques et politiques des deux États. Les intérêts globaux de la grande puissance étatsunienne délimitent par ailleurs les capacités d’initiatives de son allié local qui se doit de les prendre en considération dans la mise en oeuvre de ses objectifs spécifiques, en particulier la colonisation. En ce sens, la crise entre Bush (senior) et Shamir [1] lors de la première guerre du Golfe est emblématique : dans sa volonté de construire une « grande coalition » contre Saddam, Bush s’était engagé devant ses alliés arabes à un gel israélien de la colonisation ; Shamir a refusé les 10 milliards de dollars de prêt bancaire que Bush lui offrait en échange d’un tel gel. Ce refus a été fatal pour Shamir qui a dû céder sa place à Yitzhak Rabin [2], après des élections dans lesquelles les dollars américains ont été déterminants.
Avec Donald Trump, le gouvernement israélien n’aura pas eu ce genre de problème. Dans son ignorance crasse des réalités régionales, entre autres, et sa politique de bouledogue, il s’est volontairement laissé dicter sa diplomatie moyen-orientale par Benyamin Netanyahou : transfert de l’ambassade US à Jérusalem, reconnaissance de l’annexion du Golan syrien, rupture avec la politique traditionnelle des États-Unis contre toute forme d’annexion, tension avec la Jordanie autour de la vallée du Jourdain. Pour l’extrême droite israélienne ça a été quatre ans de fête. Netanyahou n’a pas été ingrat, et a multiplié les signes d’amitié « personnelle et unique » avec le Président américain et ses partisans, évangélistes entre autres, de l’extrême droite républicaine.
La relation fusionnelle entre Netanyahou et Trump a marqué une rupture dans la politique traditionnellement bipartisane de l’État d’Israël envers les États-Unis. Elle a par ailleurs été mal vue par les diplomates du Secrétariat d’État, plus subtils et mieux informés que leur Président, et soucieux des intérêts multiples et parfois contradictoires des États-Unis au Moyen-Orient, qui ne peuvent pas s’ajuster en permanence aux intérêts de l’extrême droite israélienne et à sa politique de colonisation et d’annexion.
La défaite de Trump est un coup de poing dans la figure de Netanyahou, qui s’est entièrement identifié au plus mauvais Président qu’ont eu les États-Unis depuis avant le New Deal. Comme le disent les Américains, « il a misé sur le mauvais cheval ». Certes, Joe Biden est un ami d’Israël, et il n’a nullement l’intention de remettre en question les liens stratégiques entre les deux pays. Mais la relation fusionnelle entre le gouvernement israélien et Trump, et l’instrumentalisation qu’en a faite le candidat républicain dans sa campagne électorale se paieront, et à plusieurs niveaux.
La première implication concerne le Parti Démocrate, et en particulier sa jeunesse et son aile gauche, dont le poids a été déterminant dans la victoire de Biden : la haine envers Trump ne peut pas ne pas déteindre sur Israël. D’autant plus que l’inconditionnalité envers Israël – « jeune État né des cendres d’Auschwitz » – n’est plus ce qu’elle était dans les trois premières décennies de l’État hébreu.
La seconde, qui se fera sentir dans une dizaine d’années au plus, est l’affaiblissement, confirmé par tous les sondages, de l’intérêt de la jeunesse juive envers Israël, et l’engagement d’une partie, minoritaire mais non négligeable, de cette jeunesse, en particulier sur les campus, dans le soutien aux droits des Palestiniens. Dans moins d’une génération cette jeunesse sera la voix de la communauté juive américaine.
La troisième aura des effets plus immédiats : la grande majorité des Juifs étatsuniens vote démocrate. L’identification Netanyahou-Trump ne leur a pas plu, d’autant qu’ils connaissent de près son entourage ouvertement antisémite. La polarisation de la société américaine, confirmée dans les dernières élections, et l’identification totale du gouvernement israélien avec le pôle droitier représenté par Trump et ses partisans fascistes et évangélistes interpellent la communauté juive, de New York à Los Angeles.
La montée de l’antisémitisme est une préoccupation importante pour les Juifs étatsuniens, et l’indifférence du pouvoir israélien face à ce phénomène, voire sa collusion avec des courants et des régimes (Orban, Bolsonaro) dont l’antisémitisme fait partie de leur ADN est un autre facteur dans le fossé qui commence à se creuser entre Israël et ceux qui ont été son principal soutien, les institutions juives américaines.
Revenons à l’élection de Joe Biden : il n’a aucunement l’intention d’affaiblir les liens stratégiques qui unissent les USA et Israël. Mais il ne sera pas, à l’inverse de son prédécesseur, le porte-parole de la politique régionale de Netanyahou. C’est un politicien expérimenté dans les questions internationales, entouré d’une jeune équipe qui s’est forgée dans l’anti-trumpisme, à la fois en politique intérieure et dans la gestion des affaires internationales. Le rapprochement avec l’Europe, la signature de traités internationaux rejetés par Donald Trump, et surtout les changements prévisibles des relations avec l’Iran, sont autant de mauvaises nouvelles pour le premier ministre israélien. De quoi nous donner encore plus d’énergie dans nos manifestations de la rue Balfour à Jérusalem.