Le mot arabe ashlaa’, qui désigne des parties de corps dispersées, capture l’horreur des conséquences de la violence. Parler d’ashlaa’ est un acte de résistance, un refus de rester passif face à l’horreur.
« Nous avons extrait des martyrs, dont beaucoup sont décomposés et impossibles à identifier… ashlaa’. Nous avons trouvé des cadavres de femmes, d’enfants, des individus sans tête, ainsi que des morceaux de corps déchiquetés ». – Rami Dababesh, employé de la défense civile palestinienne, le 5 juin 2024.
« J’ai entendu des chiens et des chats dans la rue manger les ashlaa’ des membres de ma famille […]. Je courais après les chats pour ramasser les ashlaa’, les enterrer… et rendre la dignité à ma famille. » – Dr. Haneen El Dayya, le 13 février 2024.
« Je te supplie, ne nous mange pas quand nous serons morts… s’il te plaît… si tu es encore là après notre mort… ne nous mange pas, ne mange pas notre chair éparpillée ». – Lena, une fillette de Gaza parlant à son chat, le 19 février 2024.
Les voix de Rami, Haneen et Lena reflètent les réalités dévastatrices d’un Gaza qui résiste à l’effacement de son peuple, même dans la mort. Ces récits mettent en lumière la dignité et l’amour qui perdurent même au milieu du génocide.
Un rapport du journal The New Arab a montré comment les Gazaouis identifient leurs proches grâce à des détails infimes : une bague, un pyjama, des clés de voiture, voire un tube de dialyse. Ces moments soulignent le besoin humain d’honorer et de protéger les morts, même réduits à des ashlaa’. Pour les Gazaouis, recueillir et enterrer ces restes est un acte de mémoire, une tentative de restaurer une mesure d’intégralité, de complétude, aux vies brisées par la violence.
La journaliste Bisan décrit sa marche à travers une fosse commune à la recherche de fragments de corps – organes, peau, visages – dans le silence et la mort. Ses paroles témoignent d’une vérité brutale : la violence coloniale ne vise pas seulement à tuer, mais aussi à dépouiller les morts de leur humanité. Pourtant, même dans cette horreur, des personnes telle Bisan restaurent la dignité en affirmant que chaque fragment de vie compte.
Le concept d’ashlaa’
Ashlaa’ symbolise plus que la destruction physique. Il représente la violence profonde du colonialisme, où les corps et les vies sont déchirés par une oppression racialisée. Ce terme rappelle les géocorpographies de Joseph Pugliese [2], qui explore comment se mêlent chair et terre au sein d’une géopolitique impérialiste et guerrière. À Gaza, ashlaa’ devient un témoignage de la terreur d’État et de la résilience des peuples colonisés qui se refusent à leur effacement.
À travers une ethnographie numérique, les Gazaouis ont partagé des images et des récits puissants qui incarnent le concept d’ashlaa’. Ces fragments défient les efforts de l’État colonial pour réduire les Palestiniens, démembrés et invisibilisés, à un état de non-être. Dans leur persévérance, les Gazaouis revendiquent leur intégrité reconstituée, exigent la reconnaissance à la fois des vivants et des morts.
Significations politiques et sociales
Les corps brisés des Palestiniens sont un rappel brutal de la violence qui cherche à rompre les liens entre les vivants et les morts. Pourtant, même au milieu de la destruction, ashlaa’ appelle à la réunification, à la restauration des liens. Pères, mères, frères et sœurs recherchent les restes avec amour et soin, défiant ainsi les efforts pour les déshumaniser. Dans cet acte, les Gazaouis réaffirment leur humanité et leur lien à la vie et à leur terre.
Un père, en larmes, tient des sacs en plastique contenant les restes de ses enfants, criant : « Voici mes enfants. » Un autre fouille les décombres pour retrouver les fragments de ses quatre enfants. Des mères allaitent des enfants orphelins, offrant chaleur et amour, alors que leurs propres familles ont été anéanties. Ces gestes de soin et de résistance créent des espaces de vie au milieu de la mort et transforment la destruction en actes qui affirment la vie et soutiennent l’espoir.
Résistance par « le réassemblage » des corps
En recueillant les ashlaa’, les Palestiniens rejettent les tentatives du colonisateur de fragmenter leurs vies et leur terre. Ils redonnent de la dignité aux morts, affirmant une politique de la vie face à une machine de mort. Cette résistance n’est pas seulement physique mais aussi symbolique, les Gazaouis insistant sur les liens qui les réunissent dans une collectivité malgré les tentatives d’effacement qui les visent.
Une mère a décrit sa fille comme des fatafeet (petits morceaux) après une attaque, mais elle a réaffirmé l’humanité de son enfant, refusant que sa mémoire soit réduite à des fragments. Ces actes de réassemblage – physiques, sociaux et psychologiques – lient les Gazaouis les uns aux autres, affirmant leur existence collective malgré le génocide.
Une politique de la vie
Face à une violence incessante, ashlaa’ devient un symbole de survie et de résilience. Il représente le refus de la déshumanisation, une demande de reconnaissance et une insistance sans relâche sur la vie. À travers des gestes de soin et de mémoire, les Gazaouis défient le système colonial qui cherche à les rendre invisibles. En embrassant ashlaa’, ils transforment les vestiges de la violence en une source de pouvoir, réaffirmant leur identité et leur avenir.
Même au milieu d’atrocités incompréhensibles, les Gazaouis enseignent au monde comment l’amour et la créativité peuvent émerger des temps les plus sombres. À travers leurs paroles et leurs actes, ils montrent que l’humanité persiste, même face à ceux qui tentent de l’effacer. Ashlaa’ n’est pas seulement un acte ontologique de refus ; il est certes un symbole de perte, mais aussi d’espoir – un appel révolutionnaire à la dignité et au droit à une vie qui vaille d’être vécue.
Nadera Shaloub-Kevorkian, traduction Brooke Maddux
Nadera Shalhoub-Kervorkian est une chercheuse de renommée mondiale. Ses recherches et publications portent sur le trauma, les crimes d’État et la criminologie, la surveillance, la violence fondée sur le genre, le droit et la société, et le génocide, membre de PalGlobal.
Actuellement : chercheuse invitée à l’université de Princeton, États-Unis ; professeure non titulaire à l’université d’Afrique du Sud ; titulaire d’une chaire de droit mondial, Université Queen Mary, Londres

Les réseaux de santé mentale palestiniens
Les réseaux de santé mentale palestiniens (PMHN) sont présents dans 20 pays, dont l’Australie, le Canada, la France, l’Allemagne, l’Irlande, l’Afrique du Sud, la Suède, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Brésil et la Turquie, chaque réseau conservant l’autonomie de ses politiques, de ses procédures et de ses projets. Ils regroupent les professionnel·les de la santé mentale de chaque pays sous l’ombrelle du réseau Palestine-Global Mental Health Network (PalGlobal), qui est dirigé par des membres palestiniens basés en Palestine. Le PMHN a été créé pour défendre la libération de la Palestine et les droits humains par le prisme de la santé mentale, et en réponse au silence qui règne concernant la Palestine dans ce milieu professionnel. Les membres du PMHN viennent de partout dans le monde où les droits du peuple palestinien sont bafoués. Les réseaux dans leur ensemble offrent une plateforme à la fois individuelle et collective, nationale et internationale, pour lutter contre les injustices systémiques et pour affirmer une position éthique face à la complicité mondiale dans l’occupation. Ils agissent à la fois comme des défenseurs et des sanctuaires, créant des espaces de soutien mutuel et renforçant la détermination de ses membres.
Le Réseau francophone pour la santé mentale en Palestine (Francophone Palestine Mental Health Network ou FRPMHN) a été créé en 2019 comme réseau initialement français. Il s’élargit en 2024 à la Belgique et a comme vocation de s’étendre à d’autres pays francophones. Il rejoint le Réseau mondial pour la santé mentale en Palestine (PalGlobal), établi le 9 juin 2019 par des collègues palestinien·nes.
Déclaration : « Nous collaborons avec des organisations nationales et internationales pour fournir des informations et soutenir le débat public sur la Palestine/Israël. Notre réseau organise des actions et offre des ressources pour promouvoir la santé physique et psychique, la libération, la dignité et la justice sociale du peuple palestinien. Nous sensibilisons le public aux problèmes psychosociaux entravant les aspirations des peuples colonisés à une vie digne. Nous reconnaissons l’impact sévère de l’oppression militaire, économique et sociale sur la santé mentale des Palestiniens et Palestiniennes. Nous déplorons les violations des droits humains perpétrées par l’occupation israélienne et identifions cette dernière comme une cause majeure de traumatisme psychologique pour les communautés palestiniennes et israéliennes ».