Pourquoi avoir ouvert un restaurant palestinien ?
R. T. : Je suis née en France de deux parents palestiniens, mon père est un réfugié de la Nakba originaire de Jaffa, ma mère de Jérusalem. J’ai passé huit ans en Jordanie afin de rejoindre ma famille. J’ai la Palestine qui coule dans mes veines : un mélange de Jaffa, d’Hébron et de Jérusalem. Je n’ai pas grandi sur ces terres mais… de ma mère, de mes tantes, de mes grands-mères j’ai hérité de ce que la Palestine a de plus beau : son histoire, sa culture, ses traditions, sa cuisine… À mon retour en 2013, j’ai voulu transmettre en France l’héritage que j’avais reçu en termes de gastronomie et de cuisine palestinienne (et la culture) et de plus, je me suis aperçue qu’il n’existait pas de lieu propre à la Palestine en France. J’ai constaté qu’il n’y avait aucun blog ou site dédié à la cuisine palestinienne en français mais aussi, que la scène artistique palestinienne était totalement méconnue.
J’ai voulu créer un lieu ou gastronomie, art et culture palestiniennes se côtoieraient.
C’est un projet ambitieux, cela n’a sans doute pas été facile…
R. T. : J’ai d’abord créé un blog Les Petits Plats Palestiniens de Rania, afin de partager et faire découvrir la cuisine de mon pays. J’ai été suivie par une ONG aidant les porteurs de projets. Pendant six mois j’ai eu l’occasion, entre autres, de rencontrer des entrepreneurs et des étudiants de l’ESSEC. Ensuite, encouragée par la communauté, j’ai lancé sur les réseaux sociaux, une campagne de financement participatif qui a été rapidement un succès.
Le lieu s’appelle Ardi ce qui signifie « Ma Terre » en arabe. Mais ce n’est pas simplement un restaurant. En fait c’est un lieu qui porte la culture palestinienne sous tous ses aspects, c’est un concept store palestinien. Cela veut dire qu’on y retrouve divers aspects de la culture palestinienne : bien sûr la cuisine, mais aussi l’artisanat, la lecture, la musique et tous les domaines de l’art.
Et ça marche, malgré la pandémie ?
R. T. : Le lieu est ouvert depuis l’été 2020 et il est désormais connu. Il a eu immédiatement un grand succès car ma communauté sur les réseaux sociaux a suivi le projet de l’idée à sa concrétisation. Aujourd’hui c’est plus difficile, ma clientèle est à la base une clientèle du soir et du week-end, car elle ne vient pas seulement manger, elle vient vivre l’expérience Ardi, j’ai donc fermé mon établissement plus de quatre mois, à l’annonce des fermetures administratives pour les restaurants.
J’ai tenté sans grande conviction une réouverture avec vente à emporter il y a trois semaines, et, à mon grand étonnement, les gens viennent acheter des petits plats palestiniens et repartent heureux !
En quoi la cuisine palestinienne est-elle unique ?
Quels en sont les plats emblématiques ?
R. T. : Dans le monde arabe, il existe bien des recettes communes et la cuisine plus connue est certainement la cuisine libanaise. La cuisine palestinienne est étonnante, extrêmement riche, colorée, variée et très saine. Elle fait une grande place aux ragoûts et au riz, nous consommons aussi beaucoup de fruits et de légumes.
Des épices incontournables aussi bien sûr comme le zaatar, un mélange d’épices (thym, origan, sésame et sumac le plus souvent) qu’on a tous les jours à notre table ; le sumac qui donne à nos plats un côté citronné mais aussi la cardamome ou la cannelle. Dans les desserts, l’eau de fleur d’oranger et l’eau de rose sont incontournables ainsi que le mastic et le mahalab, une amande extraite de cerises sauvages.
Le plat traditionnel, c’est le musakhan, un pain plat légèrement épais qu’on appelle taboun qui est cuit dans un four souterrain sur des pierres. On y met énormément d’oignons revenus dans de l’huile d’olive avec du sumac et des morceaux de poulet. On a aussi le makloubeh, qui ressemble à une espèce de gâteau salé avec des strates de viande, d’aubergines, de pommes de terre et de riz épicé et on est également les champions du monde des légumes farcis. Côté sucré, le knafeh se présente avec de la pâte filo broyée revenue dans du beurre clarifié à laquelle on ajoute du fromage de Naplouse, des pistaches et du sirop pour un dessert sucré salé qui se mange chaud.
De façon générale, c’est important la cuisine ?
Quelle place dans la culture ?
R. T. : J’ai toujours été fascinée par ce qui touche à mes origines. La cuisine, est un élément essentiel de la culture au même titre que la musique, la littérature… C’est un marqueur identitaire fort. C’est le symbole d’une appartenance et d’un art de vivre propre à sa population. Ce sont des traditions qui se perpétuent et se partagent. C’est le partage qui fait vivre, qui donne l’espoir et qui lutte contre l’oubli.
En quoi c’est particulièrement important concernant la Palestine ?
R. T. : La cuisine palestinienne est d’abord ce qui rythme et décrit la vie des Palestiniens du matin au soir. Elle les accompagne dans leur quotidien, des jours de fêtes aux jours les plus sombres. On se retrouve en famille ou avec des amis, on partage un moment, on est souvent nombreux autour de la table. La notion de partage est pour moi essentielle, c’est pourquoi j’organise des cours de cuisine palestinienne. Je délivre des recettes et des conseils, des secrets de cuisine. Je voudrais que tout le monde dise : « Ce soir, je cuisine palestinien ! ».
Au-delà, depuis plus de 70 ans, le territoire palestinien est annexé par l’État d’Israël qui continue de se développer au détriment de la population qui le peuple de génération en génération. Car la Palestine n’a jamais été « une terre sans peuple donnée à un peuple sans terre », selon la formule connue. Les Palestiniens ont une vie difficile et souffrent au quotidien de mille difficultés et privations mais c’est aussi un peuple qui souhaite vivre, faire la fête, avoir une vie « normale » comme les autres peuples. La Palestine lutte contre l’oubli, lutte pour continuer d’exister. Cela passe par la revendication de son identité, et donc de sa culture.
Comment tu perçois ton projet par rapport au « conflit israélo-palestinien » ?
R. T. : J’aimerais banaliser et donner une visibilité à la gastronomie palestinienne, parler de la Palestine autrement que par le prisme du conflit et c’est très difficile car quand on présente un projet en tant que Palestinien, des portes se ferment car on l’associe automatiquement à la lutte et la résistance. Beaucoup de mes compatriotes palestiniens ont ouvert des restaurants sous étiquette libanaise parce que c’est très compliqué de dire que c’est palestinien.
Ce que je voudrais, c’est vraiment vulgariser la cuisine palestinienne, qu’elle devienne connue, au même titre que les autres cuisines du monde. Avec les années, certaines recettes se font de moins en moins et les maintenir correspond pour moi à un acte de résistance, c’est une résistance dans l’assiette.
Peut-on parler d’une appropriation culinaire de la part d’Israël ?
R. T. : Réellement oui. On parle souvent de la colonisation, c’est-à-dire de l’appropriation des terres mais il existe tout un pan de l’appropriation dans le domaine culturel en termes de patrimoine et d’identité. Les exemples les plus connus sont certainement le houmous et le falafel qui sont souvent identifiés à tort, à Israël.
Et aujourd’hui ? Quels sont tes projets ?
R. T. : Beaucoup de projets ! À commencer par faire grandir et développer Ardi. Des livres et des vidéos… Des partenariats avec des artistes de la diaspora palestinienne. Le temps nous dira si j’ai réussi à tout réaliser !
Propos recueillis par Michel Basileo
Ardi, restaurant concept store palestinien dans le nouvel écoquartier Chapelle International (Paris XVIII).
Tél. : 0661593748.
Ardi.ccpg@gmail.com
Un livre de recettes à recommander : « La Table Palestinienne » de Reem Kasis. Des recettes palestiniennes traditionnelles et modernes transmises depuis trois générations. 35€ Éditions Phaidon
https://www.facebook.com/watch/live/?v=1341207335956307&ref=watch_permalink
Émission "On ne parle pas la bouche pleine !", épisode : "Palestine, la cuisine de Jérusalem et de la diaspora"