Uri Avnery a accompli pas mal de choses durant ses 81 années de vie. Il s’est battu pour le groupe clandestin Lehi avant la création de l’Etat d’Israël, puis, pendant la guerre d’indépendance, dans l’unité « les Renards de Samson » ; il a écrit les livres de témoignages les plus importants de cette guerre (« Dans les champs des Philistins » et « L’autre face de la pièce »), il a été le directeur du magazine hebdomadaire qui a changé la face du journalisme israélien (Haolam Hazeh) ; il a créé le mouvement politique qui a donné son profil à la gauche israélienne (« Haolam Hazeh - Koah Hadash ») ; il a été l’un des principaux porte-parole de la culture arabo-israélienne. Mais surtout Uri Avnery a accompli un acte politique essentiel : il a amené Yasser Arafat dans la vie de chacun d’entre nous.
En 1974, Avnery est devenu le premier Israélien à avoir des conversations avec des représentants d’Arafat. En 1982, il a été le premier Israélien à rencontrer et à interviewer Arafat. En 1994, il était à côté d’Arafat quand le dirigeant palestinien est retourné dans la bande de Gaza. Pendant 30 ans, Avnery a été le partisan le plus enthousiaste de l’option politique Arafatiste. Même quand les autres, à gauche, n’ont plus eu confiance en ce Président et l’ont abandonné, Avnery a continué à faire le pèlerinage à la Moukata, le Quartier général d’Arafat à Ramallah. Même pendant les périodes les plus difficiles, il a été bouclier humain et avocat d’Arafat. Loyalement, avec ténacité, au risque de sa vie, le journaliste israélien radical s’est battu pour le dirigeant du mouvement national palestinien.
Avnery n’est absolument pas émotif. Rationnel, calme, précis. Toujours arrangé avec soin, toujours élégant, toujours avec un reste d’accent allemand. Mais mardi soir, quand la direction palestinienne a reconnu qu’Arafat était mourant, le drame de la mort d’Arafat l’a soudain saisi. Dans son salon de Tel-Aviv, Avnery semblait plus triste et plus vulnérable que jamais. Par moments il semblait qu’un vrai chagrin humain embrumait ses yeux bleu métallique.
Une grande erreur
Uri Avnery, en tant que très proche d’Arafat, ne trouvez-vous qu’il y a quelque chose d’humiliant dans la façon dont sa mort est survenue ?
Avnery : « Malheureusement Suha (l’épouse d’Arafat) n’a pas répondu au test de l’Histoire. Elle a été la grande erreur d’Arafat. Il l’a épousée dans un moment de faiblesse quand brutalement, après tout, il a eu envie de fonder une famille. Mais ce désir a passé très vite quand il s’est aperçu de l’opposition que ce mariage soulevait. Les gens ne pouvaient pas comprendre pourquoi l’homme qui était marié à la révolution s’est soudain marié. Et pas à une femme arabe musulmane mais à une chrétienne, à une femme moderne, pas des leurs, une blonde. Il a réalisé qu’il devait l’éloigner de lui et elle en gardé de l’amertume. Le résultat a été la fin que nous venons de voir, qui n’était pas correcte et qui me choque beaucoup. Vraiment beaucoup. Arafat mérite autre chose. Mais dans quelques semaines, tout cela sera oublié ; ce qui restera je pense est une mort qui porte en elle une énorme valeur symbolique.
« En dernière analyse, ce qui va entrer dans l’histoire palestinienne est que la personne qui a dirigé les Palestiniens pendant presque 50 ans est morte à l’étranger. Comme la plupart des Palestiniens. Et ce qui restera gravé dans le mythe palestinien et arabe est que le dirigeant du mouvement de libération est mort presque au bord de l’indépendance palestinienne mais sans la connaître. Cela prendra une signification symbolique qui s’intensifiera d’année en année, comme la stature d’Arafat lui-même. »
Q.- Ce que vous êtes donc en train de dire, c’est qu’on se souviendra d’Arafat comme le Moïse palestinien, rien de moins.
« Il y a une grande similitude avec la mort de Moïse, qui a sauvé un peuple de l’esclavage et conduit sa marche à la liberté pendant 40 ans, presque exactement comme Arafat. Il y a également une similitude dans le fait que Arafat aussi s’est approché des portes de la Terre promise, l’a vue de loin mais n’y est pas entré. J’ai beaucoup pensé à cela ces quelques derniers jours. Le symbolisme ici est très grand, et en raison de cela, Arafat mort sera encore plus fort qu’Arafat vivant. »
Pensez-vous vraiment qu’Arafat était un très grand chef historique ?
« Un géant. On se souviendra d’Arafat comme un des plus grands dirigeants de la seconde moitié du XXe siècle. On le compare quelquefois à Nelson Mandela. Mais la tâche d’Arafat était mille fois plus difficile que celle de Mandela, qui a passé 28 ans en prison et est ainsi resté totalement à l’abri des luttes externes et des luttes internes et de toute association avec le terrorisme. Et, à la fin, il a reçu un Etat qui existait. Un jour il était le chef d’un mouvement de libération, le lendemain il était Président.
« Arafat, au contraire, a reçu un peuple de réfugiés largement dispersé, dont tous les membres vivaient sous des dictatures arabes. Une nation dont la direction était sous la surveillance des services secrets d’une demi-douzaine de pays, dont Israël. Résultat : Arafat était obligé de mentir, quelquefois à tel dirigeant arabe, quelquefois à tel autre. Il devait recourir à l’ambivalence et avait besoin d’une habileté de manœuvre. Cette habileté est peut-être une de ses qualités les plus marquantes.
« Arafat devait aussi créer un Etat ex nihilo. Etablir un Etat où il n’y avait ni infrastructures, ni économie, ni organes de gouvernement. Et il devait tenir l’équilibre entre la vieille direction de Tunisie et la jeune direction locale. Et entre chrétiens et musulmans. Entre femmes et hommes. Entre hamulas (clans). Entre réfugiés et résidents des territoires. Il devait faire de tout cela une unité, presque seul, dans des conditions incroyables. Et il a réussi. Il a également réussi à ne pas abandonner. Il a tenu tête à Clinton et à Barak et il n’a pas capitulé. Ainsi il n’y a aucun doute pour moi qu’il deviendra un des héros majeurs de l’histoire arabe. Il entrera aux panthéon des héros arabes symboliques, comme le calife Omar et comme Saladin. »
Le pensez-vous vraiment alors que, après tout, il n’était que le dirigeant d’un mouvement national tout à fait problématique d’une petite nation arabe ?
« Cette petite nation est devenue le symbole de tout le monde arabe. Parce que monde arabe aujourd’hui est humilié. Toute son énergie est dirigée contre l’expansion occidentale. Quand un jeune de 18 ans au Caire ou à Riad ou à Damas cherche autour de lui aujourd’hui un personnage auquel se référer, il ne trouve qu’Arafat. Tout Arabe qui ressent l’humiliation de la nation arabe s’identifie à Arafat comme une personne qui n’a pas été vaincue. Comme un homme courageux qui, malgré toutes les diffamations dont il est l’objet, reste sans tâche. Sous tous ces aspects, Arafat est complètement différent de tous les autres dirigeants de la région. Il culmine au-dessus de toutes les vilaines et misérables images de gens comme Moubarak, Abdullah ou Asad. En réalité, la seule personnalité qui rivalise avec l’image d’Arafat est Oussama Ben Laden. Et tous les deux représentent des polarités dans le monde arabe et musulman.
« Arafat était religieux, oui, mais il gouvernait de façon laïque. Il représentait un mouvement national essentiellement laïque. Il représentait le nationalisme arabe avec des standards européens ; Ben Laden, au contraire, représente le fondamentalisme islamique anti-national qui rejette le nationalisme arabe tout comme le judaïsme Haredi rejette le nationalisme israélien. Donc Israël et les Etats-Unis ont fait une erreur terrible en n’entrant pas dans une alliance avec Arafat. Parce que dorénavant toutes les révolutions arabes auront un caractère fondamentaliste alors qu’Arafat était la dernière chance de la victoire du nationalisme arabe façon occidentale. Il était le dernier rempart contre les forces islamiques extrémistes. »
Je ne suis pas sûr de vous suivre. Pouvez-vous préciser ?
« Le plus grand danger auquel est confronté Israël est le danger de Saladin : celui d’un contre-Croisades dans lequel le monde arabe s’unit sous la bannière islamique. C’est un vrai danger existentiel pour Israël. Arafat était le total contraire de cela, à la fois dans la petite arène palestinienne et comme symbole pour l’ensemble du monde arabe. Aussi, comme l’a dit le penseur égyptien Mohammed Sid Ahmed, si Arafat n’avait pas existé, Israël aurait dû l’inventer. Arafat était un partenaire naturel pour assurer l’avenir d’Israël. Mais nous avons agi stupidement. Nous l’avons cassé. Nous n’avons pas compris qu’il était un élément majeur dans le mur contre le fondamentalisme. Nous n’avons pas compris qu’Arafat était le seul contrepoids à Ben Laden, ses associés et ses héritiers. »
Etes-vous en train de dire que la politique anti-Arafat du Premier ministre Sharon et du Président Bush était désastreuse ?
« Sharon est un homme ignorant et Bush aussi. C’est ce qui les rassemble. Ils sont tous les deux des gens terriblement primaires qui sont incapables de saisir les contextes de dimension historique. Leur effort conjoint pour briser Arafat représente l’étroitesse de vue historique de gens qui n’ont pas de stature historique. Des gens qui ne comprennent pas l’Histoire et qui ne vivent pas l’Histoire. Tous les deux ont en fait laissé le terrain à Ben Laden. Bush en détruisant l’Irak et tous les deux, en brisant Arafat, ont infligé un désastre à la fois à l’Amérique et à Israël. Mais l’Amérique pourra s’en sortir. Même si le résultat est la destruction de cent autres tours et la transformation des Etats-Unis en une dictature fasciste, l’Amérique finira par guérir et par se relever. Pour Israël, par contre, c’est un problème existentiel. En brisant Arafat, nous avons fait une erreur historique que, probablement, nous ne pourrons pas rattraper. »
Doux et chaleureux
Abandonnons le jugement de l’Histoire pour un instant. Vous avez rencontré Arafat des dizaines de fois et passé des centaines d’heures avec lui. Quelle sorte d’homme était-il ?
« Arafat est toujours une surprise pour celui qui le rencontre pour la première fois. Comment cela se fait-il ? Cela vient du fait que le fossé entre son image à la télévision et la réalité est étonnant. Avant tout, la barbe. A la télévision, il a toujours l’air d’avoir une barbe de deux jours. Mais en réalité la barbe est soignée, poivre et sel. Et puis les yeux. A la télévision, ils ont l’air un peu fous, un peu fanatiques. En réalité, ils sont exactement le contraire : très doux, même féminins.
« Tout compte fait, Arafat est une personne très douce. Ses mains sont douces, le langage de son corps est doux. Et il est une personne très chaleureuse. Vraiment très. Plein d’empathie. A cause de cela il a une incroyable capacité à établir un contact personnel. Il est direct, informel, plein d’émotion. Il n’est pas une personne aux idées abstraites mais une personnes de sentiments ; il n’est pas analytique mais intuitif. Beaucoup de ses messages ne passent pas par les mots mais par des gestes. Il est très friand de gestes.
« Il avait une mémoire phénoménale et il étudiait à une vitesse incroyable. Il pouvait saisir une situation en un millième de seconde. En même temps, il n’était absolument pas un intellectuel. Je ne pense pas qu’il lise des livres. Je ne pense pas du tout qu’il lise. Il était de ces dirigeants à qui l’on prépare des synthèses. Mais il avait tendance à aller dans le détail. Et il avait le don de prendre des décisions audacieuses à la vitesse de la lumière. C’est à cause de ces deux traits de caractère qu’il a rencontré des difficultés à déléguer ses pouvoirs. Il a toujours été très centralisateur. Il gardait ses cartes pour lui. Quand vous le voyiez avec Abou Mazen et Abou Ala, ils avaient l’air de petits enfants par rapport à lui. Il était le seul à décider. Il décidait seul. C’est pourquoi je pense qu’il est irremplaçable. Il n’y a personne d’autre dans l’arène politique palestinienne qui soit capable de prendre des décisions comme il les prenait.
« Il avait le sens de l’humour. Il aimait la plaisanterie. Quelquefois il plaisantait aux dépens de ses compagnons. Mais il n’était pas prétentieux et il n’était pas distant. Il laissait les gens l’interrompre et le corriger. L’atmosphère qu’il créait était celle d’un leader hassidique dans sa cour.
« En dernière analyse, je pense que son trait de caractère le plus remarquable était son identification totale à son rôle. Lui, Arafat, était la guerre de libération de la Palestine. D’où le sentiment qu’il ne peut pas être remplacé, que seul il pouvait libérer la Palestine. Et il y a eu également le sentiment qu’il était protégé par la providence quand il a miraculeusement survécu à l’écrasement de son avion dans le désert libyen. Comme Arik Sharon, Arafat était absolument persuadé que le destin de son peuple était entre ses mains. Mais, contrairement à Sharon, qui est le plus laïc des laïc, chez Arafat, cette conviction a toujours eu une dimension religieuse. En ce sens, il était vraiment un musulman croyant. »
Etiez-vous très liés tous les deux ?
« Il y avait une confiance mutuelle totale. Je vais vous donner un exemple. Quand nous nous sommes rencontrés à Tunis, il était tête nue. J’ai une photographie sur laquelle est nu tête, pelant une orange pour moi. Il le faisait méticuleusement et était totalement absorbé par cette tâche. Mais sans le keffieh et ressemblant beaucoup à son frère. Arafat savait que je ne publierais pas cette photo. Il savait que, bien que je sois journaliste, je ne publierais jamais quelque chose qui ne devait pas être publié. »
Des concessions historiques
La mort d’Arafat est-elle naturelle ou Israël y a-t-il pris une certaine part ?
« Des théories de conspiration surgissent toujours dans de telles situations. Je n’ai pas l’esprit conspirateur, mais quelquefois les théories de conspiration s’avèrent justes. Ce que je peux dire comme témoignage personnel c’est que, quand je l’ai vu juste trois semaines avant qu’il tombe malade, il était en bonne santé, en meilleure santé que certaines fois où je l’avais trouvé dans le passé.
Une chose est certaine : Israël est condamnable de l’avoir retenu pendant deux ans et demi dans deux ou trois pièces sans air et sans soleil. Même un prisonnier condamné à mort a droit à une heure de marche dans la cour de la prison chaque jour. Arafat, lui, n’a pas quitté l’immeuble de la Moukata pendant des années. Israël en est responsable. Il est responsable de n’avoir pas permis pendant une longue période à une personne de 75 ans de marcher. »
Sharon voulait-il le tuer ?
« Sans le moindre doute. »
Avez-vous des soupçons ?
« Quand une personne a un malaise soudain inexplicable dans ces conditions, le soupçon est automatique. Mais je n’ai aucune preuve, ni dans un sens ni dans l’autre. Je peux seulement vous dire qu’Arafat était convaincu que Sharon voulait le tuer. Il m’en a beaucoup parlé. »
Donc finalement, le général Sharon a vaincu le général Arafat ?
« Je ne le pense pas. Arafat mort vainc Sharon vivant. »
Que voulez-vous dire ?
« Deux choses. Vingt ans après que Sharon aura rejoint ses ancêtres, personne ne se souviendra plus de lui. Au contraire, on se souviendra d’Arafat même dans cent ans, même dans 500 ans. Peut-être même dans mille ans. Tous les Arabes se souviennent de Saladin 800 ans après sa mort. Ils se souviendront aussi d’Arafat.
« Mais il y a aussi quelque chose d’autre, plus immédiat. L’héritage qu’Arafat laisse après lui empêchera le peuple palestinien de capituler devant le plan de Sharon. C’est précisément par sa mort qu’Arafat consolide la frontière des concessions palestiniennes. Maintenant aucun dirigeant palestinien n’osera franchir cette frontière. Arafat mort ne permettra pas les concessions qu’Arafat vivant aurait pu faire. »
Arafat a-t-il réellement fait des concessions ? A-t-il réellement intériorisé la notion des deux Etats avec tout ce qu’elle comporte ?
« Arafat a fait deux concessions historiques : il a reconnu Israël et il a reconnu la Ligne verte. En faisant cela, il a accepté notre présence ici comme légitime et il a abandonné 78% du territoire qui constituait la Palestine d’avant 1948.Ce sont des concessions monumentales. Au-delà, toute concession supplémentaire était absolument impossible. Néanmoins, à Camp David, Arafat a fait trois concessions supplémentaires. Il a été d’accord pour un échange limité de territoires, il a été d’accord pour accepter les quartiers juifs à Jérusalem-Est et il a été d’accord pour le contrôle israélien sur le Mur occidental. Mais ces concessions-là ont été faite oralement, pas par écrit. Et il va être très difficile pour ses successeurs de les appliquer. »
En d’autres termes, nous revenons à la situation de « la Ligne verte » stricto sensu ?
« C’est ce que je pense . C’est ce qui s’est passé avec Sadate et également avec Hafez el Assad. Imaginez-vous un dirigeant arabe pouvant concéder ce qu’Arafat n’a pas concédé explicitement ? Il ne fait aucun doute qu’un compromis sur le Mont du Temple est désormais impossible. »
Alors, que peut-on attendre maintenant ? Abou Mazen et Abou Ala seront-ils capables de stabiliser la situation ? Seront-ils capables d’aboutir à une sorte d’accord avec Israël ?
« Je connais Abou Mazeen depuis 20 ans et Abou Ala depuis 15 ans. Ce sont des personnes honnêtes et respectables. Mais si vous êtes un jeune Palestinien à Jénine, avec un fusil, et que vous entendez leur nom, votre réaction est : « Qui sont ces mecs après tout ? Qui sont-ils pour me dicter ma conduite. » Ainsi leur autorité sera très superficielle. Il est possible qu’ils obtiennent un soutien pour le moment, parce que le peuple palestinien ne veut pas d’une guerre civile. Le traumatisme des années 1930 est profondément gravé dans leur mémoire. Mais ce calme sera nécessairement temporaire. Il disparaîtra au moment où la direction prendre une quelconque décision. C’est le vrai problème d’Abou Mazen et d’Abou Ala. Ils ne pourront pas prendre de décisions. »
La vague fondamentaliste
Donc ce que vous êtes en train de dire c’est que la mort d’Arafat risque d’ouvrir les portes de l’enfer ?
« Deux ou trois personnes de bonne volonté qui, d’une façon ou d’une autre, essaient de se tenir par la main et de créer une chaîne humaine qui empêchera ce développement ne constituent pas une solution. Donc je prévoient deux possibilités. Celle qui m’effraie le plus est une vague fondamentaliste dans le monde arabe qui emporterait le peuple palestinien. Là est le risque le plus sérieux. Mais l’échéance pour ce scénario n’est pas claire. La révolution islamique pourrait éclater dans 20 ans comme elle pourrait éclater demain matin. Elle pourrait éclater en Arabie Saoudite ou en Egypte, mais aussi à Gaza ou à Ramallah. Il n’y a aucun moyen de le savoir.
Il y a également une autre possibilité, d’un caractère plus immédiat. Aujourd’hui déjà, le Shinbet (les services de sécurité) nous dit que des centaines de Palestiniens sont prêts à devenir kamikazes à tout moment. C’est le cas Arafat vivant, avec sa capacité d’influence dans la retenue. Mais sans Arafat, il n’y aura pas cinq ou six organisations activistes, mais 50 ou 60 ou peut-être 500 ou 600. Et personne ne sera capable de les contrôler. Il n’y aura aucune entité capable de les retenir, de les faire céder. Une telle situation chaotique serait terrible, d’abord pour les Palestiniens. Mais elle transformerait également en enfer la vie des Israéliens. »
N’êtes-vous pas en train d’occulter complètement le fait que l’homme était un terroriste ?
« J’ai aussi été un terroriste. Quand j’avais 16 ans, si mon commandant de Lehi m’avait donné une ceinture explosive, je l’aurais prise et je me serais fait sauter sans aucun problème au milieu de civils. Donc je n’ai pas une approche sentimentale de cette sorte de terrorisme. Je comprends ce qu’est la violence. Et je sais qu’une nation à qui on n’offre pas de solution politique a recours à la violence. Donc il a toujours été clair pour moi qu’Arafat utiliserait tous les moyens pour répondre aux attentes du peuple palestinien. Il n’était pas violent. Il était non violent. Mais il a toujours été clair pour moi que, en tant que dirigeant national, il recourrait à la violence si la route de la paix était bloquée pour lui. Je trouve que cela allait de soi. »
Pensez-vous qu’il y a quelque chose de particulièrement violent dans la lutte arafatiste ? N’y avait-il pas quelque chose de pathologique dans la façon dont le mouvement national palestinien a utilisé la violence en tuant des femmes et des enfants ?
« La seule pathologie, c’est ce que vous dites. Les Algériens, par exemple, ne tuait que des civils. Un demi million de personnes ont été tuées pendant la guerre d’Algérie. Immédiatement après la libération, 200.000 personnes ont été exécutées comme collaborateurs. Un million de citoyens français ont été expulsés en quelques jours. Ainsi, en comparaison avec le FLN, la guerre menée par l’OLP est presque stérile. Les Mau-Mau au Kenya allaient aussi de ferme en ferme, massacrant des familles de Blancs. Sans parler de la Malaisie. Et des Kurdes. Et des Irlandais. Il n’y a rien d’exceptionnel dans les méthodes de combat des Palestiniens. »
Et les kamikazes ? Et le discours d’Arafat sur un million de shahids - martyrs pour la cause - marchant sur Jérusalem ?
« J’ai un point de vue réaliste de ce phénomène. Je me pose deux questions. Y avait-il une autre voie ? Arafat aurait-il pu l’empêcher ? Ma réponse aux deux questions est négative. »
Et la tragédie de Camp David ? Arafat n’a-t-il aucune responsabilité par l’échec du processus de paix ?
« C’est Ehoud Barak qui en porte la responsabilité. Barak est l’archi-idiot du conflit israélo-palestinien. C’est aussi l’archi-criminel. Un homme d’Etat normal, un homme d’Etat qui n’est pas psychopathe, n’aurait pas dit, après l’échec de la conférence, qu’il n’y a pas de partenaire. Il porte la responsabilité principale des terribles pertes en vies humaines des quelques dernières années. Il est pire que Sharon. »
Vous êtes généralement une personne très critique. Cependant, quand il s’agit de Yasser Arafat, vous n’avez aucune critique à émettre. N’avez-vous jamais aucun doute d’aucune sorte à son sujet ? N’avez-vous jamais soupçonné qu’il pourrait se servir de vous ?
« Bien sûr qu’il s’est servi de moi. J’en étais parfaitement conscient. Dans diverses situations, cela l’arrangeait d’avoir un Israélien comme moi à ses côtés. Mais, après tout, c’est pour cela que nous nous rencontrions : ainsi nous pouvions nous servir l’un de l’autre pour la cause à laquelle l’un et l’autre nous croyions. »
L’aimiez-vous ?
« Je le tenais en grand estime. En tant qu’être humain aussi. J’aime les patriotes. Je hais les traîtres. Et le fait qu’Arafat soit un grand patriote palestinien a toujours été déterminant dans mon attitude à son égard. Nous n’avons jamais parlé de cela, mais le fait que tous les deux nous savions ce que c’est que tuer pour la lutte nationale était en arrière fond de notre relation. Nous l’avions fait tous les deux. Il avait donné des ordre qui avaient causé la mort d’Israéliens, et j’avais été un soldat israélien qui avait tué des Arabes. Et en quelque sorte nous nous sommes rencontrés à mi-chemin entre les deux armées. Comme ces soldats de la Première guerre mondiale qui sont sortis de leurs tranchées la veille de Noël, qui l’ont célébré ensemble, et qui sont revenus dans les tranchées et se sont entretués. »
Y a-t-il un rapport entre le fait qu’en 1948 vous avez pris une part active à l’expulsion des Arabes et la destruction de villages arabes, et votre besoin ultérieur d’établir un lien avec Yasser Arafat ?
« Absolument, absolument. Je suis très conscient du fait que l’Etat d’Israël, à l’établissement duquel j’ai contribué, est construit sur une terrible injustice historique. Je sais aussi ce que j’ai fait pendant la guerre. Je ne nie pas ce que j’ai fait pendant la guerre. Quand je rencontre un Palestinien, je lui demande toujours de quel village il vient. C’est une question totalement compulsive pour moi. Et la réponse que j’obtiens mentionne souvent le nom d’un village à la conquête duquel j’ai pris part, quand le poêle brûlait encore et que la nourriture sur la table était encore chaude.
« Yasser Arafat a un lien avec cela à cause de ce qu’il avait de pathétique. Il incarnait le pathétique de la situation palestinienne. Il avait une proximité émotionnelle avec ce pathétique. Parce que moi aussi, comme Arafat, je n’ai pas réellement eu de vie privée. Je n’ai pas eu de vie à côté de ma vie politique. Et je vois le pathétique de ce conflit. Je vois les deux nations, se tenant l’une l’autre par la gorge, incapable d’abandonner, ne voulant pas lâcher prise. Et je veux défaire cette étreinte mortelle. »
Pensez-vous réellement qu’Arafat était un partenaire pour cela ? Pensez-vous réellement qu’Arafat serait l’homme de la fin du conflit ?
« Il aurait été possible d’arriver à des solutions avec Yasser Arafat. Croyez-moi, on aurait pu y arriver. Et je savais comment. Je savais quelles étaient les conditions. Je suis absolument convaincu qu’une personne comme moi pouvait s’asseoir à côté d’Arafat pendant un mois et en sortir avec un accord de paix. C’est pourquoi j’ai aujourd’hui le sentiment d’une terrible occasion nationale manquée. J’étais certain qu’il vivrait encore dix ans. Et pendant le quatre dernières années, il était là et nous avons laissé le temps passer. Nous avons laisser passer l’occasion. Nous avons perdu une occasion que nous ne pourrons pas retrouver. C’est une terrible perte.
Paroles finales
Si vous aviez la possibilité d’avoir une conversation d’adieu avec lui à Paris, que lui diriez-vous ?
« Je dirais peu de choses. Je lui dirais, vous êtes un grand leader. Vous avez fait pour votre peuple ce que personne d’autre n’a fait. Et je lui dirais , reposez en paix. S’il pouvait se réveiller une seconde et me dire que grâce à lui les Palestiniens finiront par obtenir un pays de paix et d’abondance, cela pourrait rendre sa mort pour facile. »
Y a-t-il un sentiment de « Adieu, ami » ?
« Oui, absolument. C’est un sentimental, vous savez. Quand il est monté dans l’hélicoptère et qu’il a envoyé des baisers à la foule, Rachel (la femme d’Avnery) n’a pas aimé cela. Elle pensait que c’était ridicule. Mais je pensais autrement. Parce qu’il savait déjà qu’il ne reviendrait pas. Que c’était la fin. Et les baisers qu’il envoyait à son peuple symboliquement étaient son adieu. Les gens qui étaient là avaient les larmes aux yeux. »
Et vous aviez les larmes aux yeux aussi ?
« Je ne pleure jamais. Je n’ai pas pleuré quand mon père est mort. Je n’ai pas pleuré quand ma mère est morte. Mais si j’étais une personne qui pleure, j’aurais pleuré. »
Vous êtes généralement très froid, mais il y a quelques jours, le chagrin vous a soudain saisi n’est-ce pas ?
« Sans aucun doute. Nous avons beaucoup fait ensemble. Et un attachement émotionnel qu’il n’est pas facile de décrire nous liait. Aussi hier, je me suis mis à dire ce qu’Hamlet disait sur son père : « C’était un homme et, tout bien considéré, je ne trouverai plus son pareil. »
Et que ressentez-vous maintenant ? Vous manque -t-il ?
« Quand Issam Sartaoui (Un conseiller d’Arafat qui a mené des discussions avec des Israéliens dans les années 1970) a été assassiné, (le chancelier d’Autriche Bruno) Kreisky m’a dit : « C’est vraiment terrible quand un ami meurt, parce qu’à mon âge on ne se fait pas de nouveaux amis. » Et aujourd’hui un ami est mort. Mais au-delà de cela, je sais qu’il n’y en aura pas un autre comme lui. Il n’y en aura pas un autre avec lequel j’aurai le même type de relations. Nous continuerons à travailler. Nous travaillerons avec les nouveaux dirigeants palestiniens. Mais ce ne sera pas la même chose. Le monde sans Arafat ne sera pas le même monde. Ni pour Israël ni pour moi. »