Il est près de midi lorsqu’une ambulance arrive en trombe dans la cour de l’Hôpital Al Shifa. Au milieu du chaos ambiant, personne n’y prête vraiment attention malgré la sirène hurlante. Immédiatement deux brancardiers se fraient un chemin à la course au milieu des urgences surpeuplées. L’homme sur la civière est en arrêt cardiorespiratoire.
Tout le personnel médical disponible accourt pour lancer des manœuvres de ressuscitation. Le docteur Hani Samir Al Haitham, chef des urgences, dirige les soins, mais se dit pessimiste, car le patient, septuagénaire, est arrivé tard. Après quinze minutes de compressions acharnées sans résultat, les médecins se résignent. À peine le décès constaté, tous retournent à leur poste s’occuper des patients qui réclament leur attention.
À l’Hôpital Al Shifa, la salle d’attente ne semble pas vraiment exister. Les patients qui arrivent, souvent portés par leurs proches, vont directement vers le personnel soignant qui tente de leur trouver une place sur un lit ou sur une chaise dans la salle de triage, théâtre d’un va-et-vient constant. Le conflit armé entre Israël et le Hamas a beau avoir marqué une pause, l’hôpital central de Gaza reste débordé.
« Nous n’avons que onze lits aux urgences et j’avais déjà plus de 40 patients ce matin et il en est encore arrivé une vingtaine au cours de la dernière heure », explique le Dr Al Haytham. Un afflux tout à fait prévisible, selon lui. « On reçoit actuellement les patients qui ne pouvaient pas venir à cause des combats », dit-il. Avec l’attente, beaucoup de cas non urgents le sont devenus.
Pendant les 11 jours de bombardement, le Dr Mahmoud Oreiban, orthopédiste, voyait défiler chaque jour une centaine de patients avec des membres fracturés. Des cas graves, la peau lacérée par des éclats d’obus. Il est encore hanté par l’image d’un jeune homme d’une quinzaine d’années, le visage à moitié arraché. Aujourd’hui, il voit passer devant lui beaucoup d’enfants avec des fractures et des blessures pas toujours liées à la guerre, mais qui le remuent chaque fois.
Déjà à bout de ressources avant le conflit, l’hôpital central de Gaza manque aujourd’hui de tout. Le chef des urgences déplore surtout la pénurie de personnel soignant.
Tout le monde est épuisé ! Nous avons perdu trois médecins et pas moins de dix infirmières, tués lors d’explosions.
Dr Al Haytham
Stoïque malgré l’énorme pression sur ses épaules, le Dr Al Haytham est gagné par l’émotion lorsqu’il parle de la mort de ses collègues. Deux d’entre eux sont morts en même temps la nuit du 16 mai, lorsque les immeubles qu’ils habitaient sur la rue Al Wehda, en plein centre de Gaza, se sont effondrés après des bombardements des forces de défense israéliennes.
Sur le lieu du drame, leurs portraits ont été accrochés sur la montagne de gravats, seul vestige des deux immeubles de cinq étages. Les Gazaouis y défilent, par curiosité ou par déférence, y marquent une pause et prennent parfois quelques photos.
Une troisième vague semble inévitable
À l’Hôpital Al Shifa, la mort du Dr Ayman Abu Elouf est particulièrement difficile à avaler. Le médecin dirigeait l’unité COVID-19 du centre hospitalier. Son décès a totalement désorganisé la lutte contre la pandémie de coronavirus alors qu’un plateau dans le nombre de contagions semblait en voie d’être atteint.
Le bombardement, selon les autorités palestiniennes, de l’hôpital Hala Al Shwa, qui offrait des tests de dépistage et des vaccins anti-COVID, n’a pas aidé. Lorsque l’horreur de la guerre s’ajoute aux effets d’une pandémie, le résultat de l’équation est rarement positif.
Alors, le nouveau directeur de l’unité COVID de l’Hôpital Al Shifa, le Dr Shadi Awad, a dû prendre des décisions difficiles. Il a ainsi fait évacuer vers d’autres hôpitaux de Gaza tous les malades de la COVID en état critique afin de libérer de précieux lits aux soins intensifs.
« Nous n’avons que trois respirateurs artificiels, dit-il. Je ne pouvais pas me permettre de les immobiliser tous sur des patients COVID. » Impossible aussi pour lui de faire cohabiter dans la même unité des patients infectés et contagieux et des blessés de guerre.
Mais malgré tous les efforts, il craint fort que les récents affrontements ne se traduisent par un nouveau pic de contagion.« Pendant les bombardements, beaucoup de gens ont dû trouver refuge pendant de longues heures dans des abris exigus où la distanciation n’était pas toujours possible et où les masques n’étaient pas toujours disponibles. »
Il avoue que même à l’hôpital, lorsque les urgences étaient prises d’assaut par un flot de blessés arrivant dès la première accalmie, les mesures sanitaires de base n’ont pas toujours été respectées.
En moins d’une heure, cinq patients avec des symptômes qui laissent peu de place au doute sont arrivés à l’unité COVID. Le Dr Awad les interroge, prend leurs signes vitaux, leur fait passer un test de dépistage et des radiographies des poumons. Rapidement, un masque à oxygène est emmené pour une vieille dame qui semblait en insuffisance respiratoire.
Un homme âgé dans un fauteuil roulant enchaîne les quintes de toux grasse. Après chaque épisode, une infirmière s’approche pour lui demander de replacer son masque sur son visage.
En attendant les résultats des tests, le Dr Awad jette un regard d’ensemble sur les cinq lits qui viennent de se remplir et lance une prédiction à voix haute à l’intention de ses collègues, une pointe de lassitude dans la voix : « On est probablement en train de voir le début de la troisième vague de contagion ».
Difficile pour lui d’être optimiste, car il sait que le taux de vaccination ne joue pas en sa faveur. Seuls 3 % des Palestiniens ont été vaccinés, contre plus de 53 % des Israéliens de l’autre côté du mur de béton qui sépare les deux entités.
Depuis le début de la pandémie, la bande de Gaza, qui compte environ 2 millions d’habitants, a enregistré pas moins de 100 000 cas positifs et plus de 800 morts.
Photo : Activestills