Trente-huit députés français ont proposé à l’Assemblée nationale une résolution qui « tend à la condamnation de l’instauration d’un régime d’apartheid par Israël à l’encontre du peuple palestinien, tant dans les territoires occupés (Cisjordanie, incluant Jérusalem Est, et Gaza) qu’en Israël et appelle à son démantèlement immédiat ».
Ce projet de résolution rappelle que le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) a classé l’apartheid dans les crimes contre l’humanité. Il rappelle aussi que l’interdiction d’apartheid s’applique à tous les États sans exception comme une norme impérative du droit international. Par ailleurs, les signataires demandent à la France de reconnaître l’État de Palestine. Ils/elles rappellent enfin qu’à la suite de sa condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme et par le Conseil d’État, l’État français doit reconnaître que l’appel au boycott est protégé par la liberté d’expression.
À peine rendue publique hier, cette proposition a suscité une extraordinaire levée de boucliers. Sionistes de droite et de gauche - qui sont souvent, on le sait, plus sionistes que de gauche - ont rivalisé en insultes, injures et menaces. Tous s’accordent sur un point : constater qu’Israël pratique une forme d’apartheid serait antisémite. Mais aucun - AUCUN ! - de ces inconditionnels n’a daigné répondre sur le fond aux arguments des députés. Et pour cause !
Ce que MM. Francis Kalifat, Sylvain Maillard et Jérôme Guedj, entre autres, font tout d’abord mine d’ignorer, c’est que, de janvier 2021 à janvier 2022, trois grandes ONG de défense des droits humains, l’une israélienne - Betselem - et les deux autres internationales - Human Rights Watch et Amnesty International - ont enquêté et rendu chacune un rapport concluant à l’existence d’un régime d’apartheid en Israël et dans les Territoires palestiniens occupés. Ces trois ONG seraient-elles, comme les députés qui relaient leur analyse, antisémites ?
Ce que MM. Kalifat, Maillard et Guedj, entres autres, se gardent aussi de dire, c’est que la Knesset a adopté, le 19 juillet 2018, une loi fondamentale qui définit Israël, non plus comme « État juif et démocratique », mais comme « État-nation du peuple juif ». Son article 1 stipule : « Seul le peuple juif a droit à l’autodétermination nationale en Israël. » Cette législation a donc gravé l’apartheid dans le marbre constitutionnel et tranché au plus haut niveau le débat sur cette question. On pourrait s’arrêter là...
Ce que MM. Kalifat, Maillard et Guedj, entres autres, mettent en avant, c’est la différence de statut entre les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et d’Israël. Ce faisant, ils enfoncent une porte ouverte. Car nul ne nie que l’apartheid s’applique différemment dans ces trois entités :
– à Gaza, c’est simple : les Palestiniens n’ont que le droit d’être régulièrement bombardés ;
– en Cisjordanie, ils ne bénéficient d’aucun des droits dont jouissent les colons ;
– à Jérusalem-Est, ils ont - lorsqu’on ne le leur a pas retiré - un statut de résident qui comporte des droits sociaux (sécurité sociale, retraite), mais aucun droit politique ;
– en Israël, les Palestiniens (appelés couramment « Arabes israéliens ») ont, comme chacun le sait, le droit de voter et celui d’être élu. Ils n’en subissent pas moins tout un ensemble de discriminations.
Je ne reviens pas, s’agissant d’Israël, sur les analyses détaillées contenues par les trois rapports déjà cités. Je ne voudrais rappeler que l’une de ces discriminations les plus significatives : elle concerne sans le droit des citoyens palestiniens à vivre où ils veulent et d’y louer ou d’y acquérir un logement. Premier obstacle : la loi sur les propriétés des « absents », qui a permis, depuis sa première mouture dès 1948 et a fortiori sa version définitive de 1950, de spolier tout Palestinien qui ne se trouvait pas dans son foyer ou/et sur ses terres à la naissance d’Israël. Depuis, l’essentiel de la terre appartient en Israël au Fonds national juif, qui en autorise ou non la vente - le refus d’en céder à des Palestiniens a été maintenu, envers et contre la plupart des plaintes depuis 1948. Ajoutons qu’une loi votée par la Knesset en 2011 précise qu’un « comité d’admission » décide si une personne désirant s’installer dans une ville, une cité, un village ou toute autre communauté juive est « convenable » (sic) : devinez qui, dans la plupart des cas, ne l’est pas… Résultat de tous ces lois et règlements : les juifs, qui, selon le plan de partage, avaient acquis 7% des terres de la Palestine en 1947, en détiennent aujourd’hui 93%.
Bref, ce seul exemple en témoigne : nous nous trouvons bien dans la situation décrite par la résolution 3068 (XXVIII) du 30 novembre 1975, qui a institué juridiquement le « crime d’apartheid », et par le Statut de la Cour pénale internationale, qui définit l’apartheid comme un « crime contre l’Humanité ».
Connu pour son sens de la nuance, Francis Kalifat, l’ex-président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), tweete : « Au mépris de la résolution de l’IHRA votée par l’AN, la résolution haineuse de l’extrême-gauche contre Israël importe le conflit israélo-palestinien avec les conséquences que l’on connaît pour les Français Juifs et fait entrer le nouvel antisémitisme à l’Assemblée Nationale. »
Je suis curieux de voir comment cet ancien dirigeant du Bétar fasciste (7) démontrera que les 38 députés en question contredisent la résolution adoptée par l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019 pour approuver la définition de l’antisémitisme par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). L’une et l’autre tiennent en effet en deux phrases : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte. » Il n’est donc question dans ces textes ni d’Israël, ni de son régime d’apartheid - ni bien sûr du sionisme et de l’antisionisme.
Une dernière remarque. Personne ne détient la vérité absolue, pas plus moi que quiconque. Je ne confonds pas les incultes ou malhonnêtes dénoncés ci-dessus avec les points de vue - que je respecte - des ami(e)s doutant qu’Israël soit vraiment un État d’apartheid, ou que la référence de fait à l’expérience de l’Afrique du Sud soit pertinente, ou encore qu’il soit productif de soulever cette question. À une condition cependant : que ce désaccord soit argumenté et lesdits arguments sourcés. L’hystérie n’a jamais convaincu personne. Pas plus que le chantage à l’antisémitisme qui - faut-il le rappeler ? - n’est pas seulement obscène, mais aussi dangereux : parce qu’il banalise un danger bien réel.
Billet de blog rédigé par Dominique Vidal sur le Club de Mediapart