Alors que nous arrivons au bout de notre conversation, flanquée de son époux et de ses deux enfants, Tatiana Yunis rapporte de la pièce voisine la dernière édition du journal Vesti ["Les Nouvelles", un quotidien russophone israélien]. Sur la première page, on voit une photo avec un swastika et un article sur un groupe de néonazis russophones. Si Tatiana condamne ce phénomène, elle dit néanmoins comprendre comment il a pu se développer, à la lumière de l’attitude de la société israélienne envers les immigrants.
Notre conversation serait banale si elle ne se déroulait à Ramallah, une ville où le Dr Tatiana Yunis achète tous les jours son journal russo-israélien. Avec les sites Internet en langue russe, ce quotidien est l’une de ses sources principales d’information et lui permet de compenser l’immobilité physique à laquelle elle est condamnée. Comme d’autres étrangères qui ont épousé des Palestiniens des Territoires, Tatiana Yunis est une résidente illégale à son propre domicile. Elle est dépourvue de tout statut dans sa nouvelle patrie, persécutée et privée de tous ses droits.
Née il y a trente-trois ans de parents enseignants dans la ville de Zaporojie, en Ukraine orientale, Tatiana Argov y a entamé des études de médecine en 1992 et rencontré à la bibliothèque de la faculté un autre étudiant, un jeune musulman originaire de Naplouse. La simple vue des yeux verts de Tatiana a suffi à Hatam Yunis pour lui dire : "Tu seras ma femme." "Je lui ai dit qu’il était fou, se rappelle Tatiana, mais il a tenu bon." L’amour et l’exotisme l’ont emporté. Tatiana l’orthodoxe et Hatam le musulman se sont mariés. Il s’est spécialisé en pédiatrie et elle en gynécologie. C’est à cette époque que Yasmin, aujourd’hui âgée de 11 ans, est née. Karim-Kyrill est né quant à lui il y a quatre ans à Ramallah, bien après leur retour dans les Territoires en 1998.
A cette époque, la sécurité régnait en Cisjordanie et la situation contrastait avec la misère en Ukraine, un pays où les salaires des jeunes médecins sont misérables et où quiconque a une bonne raison de partir le fait. Fidèle au proverbe russe "Ta patrie est ma patrie", Tatiana avait de bonnes raisons de suivre son époux. Elle pensait tout au plus être quelque temps une étrangère dans ce pays, comme Hatam l’avait été en Ukraine. Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’elle resterait huit ans sans voir ses parents. Au Club des femmes russes de Ramallah, Tatiana rencontre régulièrement 250 femmes au destin identique au sien. La situation est très complexe pour les enfants. Ils étudient à la German Lutherian School et parlent couramment le russe, l’arabe, l’allemand et l’ukrainien, peut-être pour se préparer au jour où ils devront décider qui ils sont exactement.
Avant la seconde Intifada [septembre 2000], la vie était différente. Le jeune couple voyageait beaucoup. Le permis de séjour de Tatiana était encore valide et ils étaient tous deux libres d’aller à Tel-Aviv ou à la plage. Avec le déclenchement de l’Intifada, tout s’est effondré. Le permis de Tatiana a expiré et le gouvernement israélien a gelé toutes les procédures de regroupement familial. Depuis lors, Tatiana est considérée par Israël comme une résidente illégale dans les Territoires. Si elle part, elle ne pourra jamais revenir.
De mes conversations avec des officiels israéliens il ressort que l’enjeu démographique est un facteur officieux d’explication. En quelque sorte, empêcher tout regroupement familial permettrait de réduire le nombre d’habitants [palestiniens] des Territoires. Mais cette explication est absurde, dès lors que les enfants de couples mixtes sont enregistrés comme résidents des Territoires. Le gel du regroupement familial a touché des milliers de familles. Or il ne s’agit pas ici de Palestiniens qui désireraient obtenir la citoyenneté israélienne ou un titre de séjour en Israël : il s’agit au contraire de citoyens étrangers qui désirent être inscrits à un registre palestinien de population comme résidents permanents des Territoires. Mais, même après la signature des accords d’Oslo [en septembre 1993 entre Israël et l’OLP], Israël a conservé le contrôle des registres de population. Etant donné que, depuis sept ans, l’administration [militaire] israélienne n’a jamais émis que des avis négatifs, de nombreux couples ont été incapables de résister à la pression et se sont séparés. Quant à ceux qui ne se sont pas séparés, ils vivent dans la peur.