L’intention de l’auteur
est claire : ne dédaignant « ni la ruse, ni
le caprice », précise t-il en avertissement,
il entend bien « en noyant le poisson de
la vérité dans l’eau claire de la récréation,
(se) prévaloir d’un certain degré
de liberté, proche de la licence poétique,
aux antipodes du devoir de réserve qui
pèse sur le discours des acteurs politiques.
» Et, de même que la pipe peinte
par Magritte a tout l’air d’une pipe, ce récit
ressemble diablement à l’autobiographie
d’un ancien vice-ministre des Affaires
étrangères de l’Autorité palestinienne,
proche de Yasser Arafat, représentant de
l’OLP auprès de l’Internationale socialiste
depuis plus de vingt ans et membre
de la délégation palestinienne aux négociations
de Madrid et de Washington.
Ou bien à celle d’un analyste brillant du
conflit israélo-palestinien ayant participé
à de nombreuses tractations secrètes de
rapprochement entre Palestiniens et Israéliens.
A moins qu’il ne s’agisse d’une
partie de la vie d’un « juif palestinien » aux
identités plurielles et toujours voyageuses,
plutôt liées à des villes carrefours d’histoire
qu’aux pays profonds : Alep, Istanbul-
Constantinople, Smyrne, Jaffa, Paris,
Jérusalem, Ramallah... On l’aura compris,
ceci est cela, inversement et plus encore.
La question autobiographique est une
fausse question, mais elle permet d’établir
de façon conventionnelle le rapport
entre réalité et fiction, ce qui est plutôt
rassurant. A défaut de « pacte autobiographique
», l’on est tenté, pour cette
même raison, d’opter pour le témoignage,
le journal, la chronique historique
ou, à l’opposé : le roman ou le
roman policier. Mais aucune de ces -vieilles - recettes ne fonctionne, car,
bien sûr, Allers retours est fait de toutes
ces facettes superposées, en un immense
et déroutant collage peuplé de plus de
quatre cents personnages, certains réels,
d’autres inspirés de personnes réelles,
d’autres encore totalement fictifs (une
table des personnages précise le statut fictionnel
de chacun et rappelle qui il est dans
le récit et éventuellement quels sont ses
liens avec d’autres personnages).
Mais, à la fin, de quoi, de qui est-il question
? Principalement de Naïm, né à
Lyon en 1943 de parents juifs résistants,
installé à Jérusalem après un détour aux
Etats-Unis et en Afrique de l’Ouest.
Naïm, « agitateur professionnel », cotoie
les Panthères noires et fréquente le Matzpen
et l’extrême-gauche palestinienne ;
« trahit » Israël pour s’engager définitivement
aux côtés des Palestiniens après
la guerre de 1973 et à partir de là, participera
à toutes les négociations israélopalestiniennes
importantes jusqu’aux
accords d’Oslo. En décembre 1990,
convaincu de l’imminence de la guerre
du Golfe, il commence un journal fragmentaire
qui s’achèvera en octobre 1991.
Après les accords d’Oslo, il voit sombrer
corps et biens « la mécanique de paix
qui s’était tant bien que mal mise en
place » et monter la doctrine de guerre
globale. En 1995, Naïm retourne en
Palestine, « du côté qu’il avait choisi.
Immergé, absent et presque invisible
d’être sans tribu, sans village ni communauté,
sans famille, sans ses enfants
(...) ». Il disparaîtra du récit dans la
« danse des chars » israéliens à Ramallah,
sans que l’on sache s’il est mort ou
non des tirs de l’artillerie israélienne. Le
relais est passé à un personnage fictif,
Carole, sur qui le récit se focalisera
jusqu’à la fin du livre, quarante-cinq
pages plus loin. Carole est la compagne
de Fuad, le meilleur ami de Naïm, mystérieurement
disparu dans l’attentat de
1993 du World Trade Center. Le récit va
alors se muer en une enquête policière
à rebondissements prenant pour prétexte
la recherche d’un oncle de Fuad disparu
en 1938 et mettant en lumière, outre le
journaliste assassiné, d’autres personnages
précédemment évoqués, en particulier
Yunis El Tekrouri de Saint-Jean
d’Acre (Akka) et Yehiel Amrani, sympathisant
des Panthères noires d’Israël.
L’apparente rupture entre cette dernière
partie du récit et les chapitres précédents
poursuit en réalité une réflexion politique
portée par Naïm dès après les
accords d’Oslo sur la guerre globale,
marquée par les deux attentats du World
Trade Center, sur fond d’islamisme radical,
de terrorisme d’Etat et de manoeuvres
des services secrets israélien et américain.
Le lecteur apostrophé en quatrième de
couverture en ces termes : « Lecteur, tu
croyais insubmersibles les catégories
de l’identité ? Tu ne sortiras pas indemne
de ce livre » encourt un autre risque que
celui de se perdre dans un labyrinthe de
lieux et de personnages : tomber dans
le piège de la vérification minutieuse de
la véracité des faits rapportés, du démasquage
de personnages « inspirés » ou de
l’enquête (policière) sur le message caché.
A ce petit jeu, il est d’emblée perdant
et le sens de sa lecture peut de lui échapper
tout à fait.
Mais dès lors que tu renonces au jeu de
piste, Lecteur, tu as tout loisir de te laisser
séduire et porter par le flot du récit
sans t’émouvoir des ruptures dans
l’espace et le temps. Sans t’offusquer
de ce que tant de noms te soient familièrement
évoqués, comme si tu étais
sensé savoir !... Avec un peu de chance
et si tu es attentif, tu entendras alors, au
milieu de ce concert, une voix qui te
soufflera à la fois le chaud et le froid,
l’appartenance et l’exil infinis, l’espoir
et le doute, le rire et les larmes, allers et
retours : elle est là, la vérité autobiographique.
Enfin, peut-être ?
Françoise Feugas
Ilan Halevi est né en France en 1943. Proche de Yasser Arafat et ancien vice-ministre des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne, il est depuis vingt-deux ans le porte-parole de la Palestine auprès de l’Internationale socialiste et a participé, en tant que membre de la délégation palestinienne, aux négociations de Madrid et de Washington. Il est notamment l’auteur de Question juive : la tribu, la loi, l’espace (Minuit, 1981), ouvrage traduit dans plusieurs langues, et de Face à la guerre. Lettre de Ramallah (Actes Sud, 2003).
Prix : 20€
Editins Flammarion, Paris, mai 2005.
http://www.editions.flammarion.com