Le regard est très ému, très enthousiaste ; les larmes coulent le long des joues de Mahmoud Thuqan, 76 ans, qui remet une clef à sa petite-fille Safa, âgée de 6 ans, en lui disant : "maintenant c’est à ton tour, on nous a beaucoup promis la fin de nos malheurs mais j’imagine que personne ne peut le faire pour nous et que c’est à nous de nous aider nous-mêmes".
La clef qu’il vient de lui donner n’est pas une clef de voiture, ce n’est pas la clef d’un coffre-fort, mais celle d’une maison qu’il a dû quitter il y a 56 ans, en 1948, lorsqu’a commencé son histoire de réfugié. Thuqan, connu sous le nom d’Abu Sabri, (ce qui veut dire père de Sabri, son fils aîné, car c’est ainsi, en signe de respect, que l’on s’adresse à un homme, en faisant référence à son fils) vivait dans la ville d’Al-Sawalmeh, près de Jafa, jusqu’à ce que sa famille et lui-même soient contraints de partir.
En présence de nombreux médias, Abu Sabri a transmis la clef à Safa au cours de l’une des activités de commémoration de ce 56ème anniversaire. Il s’agissait d’une galerie de photographies de la Catastrophe (Nakba) organisée dans les locaux du Centre culturel de Jaffa au camp de réfugiés de Balata près de Naplouse. Ce centre porte le nom de "Centre culturel de Jaffa" précisément parce que la plupart des réfugiés de ce camp viennent de Jaffa et des villes et villages qui l’environnaient avant leur destruction en 1948.
Fermant ses yeux pleins de larmes, Abu Sabri se souvient et raconte : "Je me souviens que lorsque j’ai quitté la ville avec ma famille, on nous a dit que nous serions partis deux ou trois jours et que nous reviendrions, que cela ne serait pas long mais c’est devenu long ". L’homme ajoute : "J’ai été marié deux fois et j’ai eu de nombreux enfants, dont bon nombre se sont à leur tour mariés et ont aussi eu des enfants. Je leur raconte à tous comment nous vivions sur notre terre, dans notre ferme, comment elle nous nourrissait. Nous n’avions que rarement besoin de nous procurer quelque chose ailleurs, jusqu’à ce que les Britanniques arrivent, emmenant avec eux les Juifs pour en faire illégalement les nouveaux propriétaires de la terre.
Son fils Sabri nous raconte que "mon père nous a raconté chacun des moments qu’il a passés dans ce qui était notre terre et tout ce qu’il a dû affronter depuis qu’il a été obligé d’en partir et de se réfugier dans le camp de réfugiés de Balata. Nous, les enfants des réfugiés, avons juré de continuer leur combat et de transmettre cette lourde tâche à nos enfants afin qu’ils n’oublient pas leur droit éternel à leur terre. Cela est devenu leur pain quotidien" ajoute Sabri.
Safa, elle, enfant de la troisième génération de réfugiés, s’est rendu compte qu’elle est devenue une vedette à l’instant où elle a pris la clef. Elle a quitté les lieux en regardant autour d’elle, sachant qu’elle portait désormais un lourd fardeau, bien plus grand que la véritable taille de la très vieille clef rouillée qui lui a été remise.
Safa n’est pas la seule petite-fille à porter cette charge. Tous les enfants des 700.000 réfugiés expulsés en 1948 et devenus aujourd’hui trois millions de réfugiés palestiniens portent aujourd’hui le même fardeau. Ils ont reçu les clefs. Leur charge s’alourdit jour après jour, surtout depuis que les USA, la superpuissance mondiale, a aboli leur droit à retourner sur leurs terres. Ce sont les Etats-Unis, sensés présider aux efforts de paix fondés sur les résolutions des Nations Unies, qui ont tué de leurs propres mains le processus de paix.
Dans la tradition palestinienne, la clef est maintenant devenue le symbole des réfugiés et ils conservent toujours leurs clefs pour prouver qu’ils y étaient alors et espérer y retourner un jour.