J’ai toujours considéré cette œuvre comme l’une des meilleures fictions consacrées au conflit israélo-palestinien. L’écriture est fluide, énergique, on ne s’ennuie jamais, et tout au long de la lecture on se sent plonger au cœur du Proche-Orient. L’histoire, en elle-même, est une prouesse. Khadra part d’un postulat commun : un attentat-suicide frappe un restaurant au cœur de Tel-Aviv, tuant plusieurs dizaines de personnes, dont onze enfants. L’un des chirurgiens qui est en charge des victimes est le Docteur Amin Jaafari, un Palestinien d’Israël. Sa situation sociale est confortable, il est aimé et reconnu de ses confrères, ainsi que de ses voisins juifs israéliens. En d’autres termes, il semble parvenu à s’extraire de son statut de colonisé par une ascension sociale. Même si on ne connaît finalement rien de son histoire personnelle, on comprend qu’il n’a que peu de liens avec son identité palestinienne. Le début, consacré donc à l’attentat, place le lecteur dans une ambiance angoissante, une incompréhension même. On peut ainsi imaginer la nature du mental israélien lorsque ces attentats frappaient régulièrement au cœur des agglomérations d’Israël. Khadra donne finalement la parole, en premier, au dominant. Le lecteur, étranger au conflit, s’identifie facilement à ces familles de victimes qui, ravagées par la tristesse et la rage, se laissent aller à des envies de vengeance.
Rapidement, on apprend que l’auteure de l’attentat est Sihem Jaafari, la femme du chirurgien. Sa situation personnelle se bouleverse. De docteur renommé, du citoyen arabe israélien respectable, il est ramené au statut, commun à sa communauté, d’ennemi intérieur. Traité et malmené comme les autres, subissant la méfiance de ceux qui l’entourent. Celui à qui Israël a donné la chance de s’élever socialement, en dépit de sa non-judéité, remercierait donc cette société en envoyant sa femme se faire sauter au cœur d’un restaurant. Lui qui mangeait dans la main du maître, du colon, il se retrouve par être baffé. Sa réaction est sans appel, sa femme a été instrumentalisée, on lui a lavé le cerveau, et il veut retrouver ceux qui sont derrière tout ça.
Amin quitte donc Israël pour les territoires occupés palestiniens, et plus précisément la ville de Naplouse, où vit sa sœur qu’il n’a pas vue depuis de nombreuses années. Il mène sa propre enquête, guidé par la raison que sa femme n’a pas pu prendre seule une telle décision. Son attitude est parfois hautaine, voire méprisante envers ses interlocuteurs. Plongé au cœur de Naplouse, en pleine seconde Intifada – soulèvement palestinien contre l’occupation – il est confronté au quotidien des Palestiniens : humiliations, assassinats, bombardements, exactions, emprisonnements… Chaque rencontre le renvoie à son histoire, à son statut social, à ses racines, avec cette phrase qui reste gravée dans nos esprits : « Le bâtard n’est pas celui qui ne connaît pas son père, c’est celui qui ne connaît pas ses racines. » Le summum est atteint quand il apprend que sa femme a franchi un pas dans son engagement après avoir assisté au massacre de Jénine.
Brièvement, face au déclenchement du soulèvement palestinien, en septembre 2000, le gouvernement israélien décide, en mars-avril 2002, de répondre par la poudre en lançant l’Opération Rempart. Cela se traduit par une mobilisation massive de l’armée israélienne, notamment de blindés, dans les agglomérations palestiniennes. A l’annonce de ce déploiement, les résistants palestiniens se retranchent dans des zones étroites, les Vieilles Villes, comme à Naplouse, ou les camps de réfugiés, comme à Jénine, ou même parfois des monuments, comme la Basilique de la Nativité à Bethléem. L’armée israélienne lance, le 3 avril, son assaut contre le camp de réfugiés de Jénine, où sont barricadés entre 90 et 100 combattants palestiniens. Les bombardements sont massifs, et une partie du camp, sévèrement touché, est rasée au bulldozer. L’opération cesse le 11 avril. Le premier bilan fait état de 400 à 500 morts palestiniens. L’organisation humanitaire Human Rights Watch, présente sur place, parle de « crimes de guerre ». Des enquêtes ont fait état de 200 victimes, dont une partie enterrée sous les décombres des maisons bombardées.
Ce chemin, sur les pas de sa femme, met en écho cette phrase qu’elle lui a écrite dans une lettre posthume : « A quoi cela sert-il de faire des enfants s’ils n’ont pas de patrie pour grandir ». C’est justement ici que se situe la force de l’ouvrage. La quête de la compréhension. Comment une femme peut décider de se faire exploser dans un restaurant ? La réponse se trouve au cœur même du conflit. Sans pour autant excuser l’acte, il donne des clés de réponse.
Les premières minutes du film sont assez fidèles au climat général du livre. Un attentat, des enfants touchés, des parents enragés, une société meurtrie et incapable de se questionner. Ali Suleiman, que j’ai connu par le biais du film Paradise Now (que je ne peux que vous conseiller), réaffirme une nouvelle fois qu’il est un grand acteur, en interprétant parfaitement bien le docteur Jaafari. Sihem, interprétée par Reymonde Amsellem, est à l’image que je m’étais faite d’elle dans le livre : belle, douce et simple. Ensemble, ils permettent de donner de la beauté, et de la grâce, aux scènes qui nous plongent dans les souvenirs d’Amin, ou bien quand ce dernier, désespéré, interroge le « fantôme » de sa femme.
Plus que jamais, on voit et on comprend que la société israélienne n’est pas tendre avec sa minorité arabe. De longues scènes (un peu trop peut-être) laissent le docteur seul avec sa pensée, ses questions, ses errements. Puis vint le moment du départ. Le film en est à sa moitié. Le spectateur lambda, nécessairement comme dans l’ouvrage, se pose les mêmes questions qu’Amin : ces gens qui agissent de la sorte ne sont pas humains, pourquoi font-ils ça ? Là où l’ouvrage de Khadra renferme toute sa force, dans sa capacité à renverser l’émotion, ou du moins à la rééquilibrer, le film demeure assez plat. Le docteur se rend sans trop de soucis à Naplouse, ne rencontrant ni checks points, ni barrages militaires. Situation improbable. A l’entrée de la ville, il assiste à une altercation entre des jeunes soldats israéliens et des jeunes Palestiniens. La scène est courte et on ne comprend pas véritablement ce qui se passe.
Par ailleurs, alors que le film se doit, à ce moment là, d’amorcer une réaffirmation des statuts de chacun : dominé-dominant, colonisé-colon… deux ou trois scènes viennent alimenter la suspicion permanente envers les Palestiniens. Exemple d’un chauffeur de taxi qui souhaite faire entendre à Amin le discours d’un Cheikh (un sage respecté chez les musulmans pour ses connaissances spirituelles et scientifiques) qui clame dans le haut-parleur que seuls les musulmans ont des droits sur Jérusalem. Exemple encore de la très grande majorité des premiers interlocuteurs palestiniens qui à l’annonce du nom du docteur « Jaafari », expriment leur sympathie, voire leur joie, du succès de l’opération de sa femme. Sans nier la présence de ces faits dans la société palestinienne, ils sont loin d’être si prenants, le docteur Jaafari semble ne pas avoir de chances dans les gens qu’ils rencontrent.
Le renversement, en réalité, s’opère davantage par les discours, que par les images. Deux rencontres, deux dialogues, marquent le film. Chacun des deux interlocuteurs renvoie Amin à ses racines, à ce qu’il a renié être, à ce qu’il ne parvient pas à voir, et qui est, selon eux, la cause de son incompréhension. Sa femme étant chrétienne, il rencontre ce qui semble être un prêtre, ou un pasteur, lié au réseau qui l’a engagé : « Nous ne sommes ni des islamistes intégristes, ni des chrétiens fanatiques, mais seulement un peuple dévoré qui lutte par tous les moyens possibles pour retrouver sa dignité. »
Attentif au moindre détail, bien calé au fond de mon siège, j’attends le voyage d’Amin à Jénine. La scène est lente, fixée sur le docteur qui contemple les ruines. Il ne rencontre aucun habitant, ne dialogue pas, et personne ne sait ce qui a pu s’y passer. Le risque alors est que le spectateur n’aille pas chercher plus loin. Qu’il se limite à ça, à une conclusion simpliste qu’il y a une guerre symétrique. Qu’il ne comprenne pas qu’en dépit des complexités du conflit, il y a une situation simple d’occupant et d’occupé, d’oppresseur et d’oppressé.
Le film est beau, sans aucun doute. Est-il pédagogique ou offre-t-il une nouvelle fois une vision biaisée, romanisée du conflit israélo-palestinien ? Il faudra être attentif aux réactions des spectateurs pour le savoir. Pour ma part, je n’ai pas eu la sensation de retrouver, comme dans le livre de Khadra, ce fait très simple qui est que la manière pour le dominé de réagir à son oppression ne se définit que par le caractère de la domination. En d’autres termes, c’est du caractère de l’occupation que découle le caractère de la résistance. Une réflexion qui peut se résumer par cette citation d’Alain Gresh, journaliste au Monde Diplomatique : « Les images atroces des victimes du terrorisme secouent les opinions. Elles provoquent, à juste titre, une indignation contre ceux qui utilisent cette arme aveugle. Pourtant, si le terrorisme suscite légitimement la condamnation morale, il faut aussi, si l’on veut mettre un terme à son cycle, replonger dans la réalité politique qui le nourrit. Et s’interroger : peut-on combattre efficacement le terrorisme sans en éliminer les causes ? »