Cette situation a radicalement changé. Début 2023, les sondages ont montré qu’une majorité de démocrates exprimait plus de sympathie pour les Palestiniens que pour les Israéliens. La brutalité de l’assaut du Hamas contre les civils a brièvement inversé les chiffres, mais un mois plus tard, la violence de la réponse israélienne a conduit une majorité substantielle des électeurs de moins de 35 ans à soutenir les Palestiniens.
Nulle part ailleurs ce mouvement n’a été plus impressionnant qu’à New York. Cette métropole de plus de 20 millions d’habitants abrite environ 2 millions de Juifs – la plus grande concentration en dehors d’Israël – ainsi qu’1,5 million de musulmans, dont une population importante de Palestiniens-Américains, et le plus large éventail d’organisations de gauche radicale du pays. L’élan dans la rue reste très favorable aux demandes d’un cessez-le-feu immédiat et de la libération des otages israéliens détenus par le Hamas en échange de prisonniers palestiniens. Même le New York Times a modéré son soutien historiquement indéfectible à Israël et a fait une place au point de vue palestinien, ce qui était impensable il y a peu.
Les marches de soutien aux Palestiniens de Gaza, pratiquement tous les jours à New York, s’inscrivent à bien des égards dans le prolongement du mouvement contre le racisme et les brutalités policières de 2020 en réponse au meurtre de George Floyd par la police. Les parallèles entre le racisme à l’égard des Afro-Américains et le régime d’apartheid israélien étaient alors une caractéristique habituelle des manifestations, où l’on voyait souvent des drapeaux palestiniens. Le Movement for Black Lives a appelé à un cessez-le-feu et à la « fin de l’occupation de la Palestine soutenue par les États-Unis » ; les militants antiracistes ont pris une part active aux récentes manifestations propalestiniennes.
À mon sens, la nouveauté du mouvement est le rôle central des organisations juives pour la paix. Jewish Voice for Peace (JVP) et If Not Now (INN), parfois avec le groupe plus ancien Jews for Racial and Economic Justice (JFREJ), ont organisé certaines des actions les plus mémorables à New York et dans le pays. La plupart se sont conclues par des arrestations pour désobéissance civile non violente, une tactique que les militants français ont du mal à imaginer mais qui est ancrée dans l’histoire des mouvements de résistance américains, en particulier depuis le mouvement des droits civiques des années 1950 et 1960. Le 27 octobre, des milliers de manifestants de JVP et INN, tous vêtus de T-shirts noirs, ont fermé la gare historique de Grand Central à New York, avec pour seul slogan « Ceasefire Now ! ». Au moins 400 personnes ont été arrêtées et des images spectaculaires de l’action continuent de circuler, garantissant qu’elle restera comme un événement majeur de l’histoire de l’activisme pacifiste aux États-Unis. JVP et INN ont choisi d’autres lieux symboliques – le Capitole à Washington DC, la statue de la Liberté, Hollywood Boulevard à Los Angeles, et avec des groupes palestiniens et arabes le pont reliant San Francisco à Oakland – comme toile de fond pour des sit-in et des actions de désobéissance civile.
À Grand Central j’ai été stupéfié par l’ampleur de la participation. Le lendemain, dans le quartier de l’université de New York, j’ai été surpris par l’apparition d’un homme brandissant un immense drapeau palestinien au milieu d’Astor Place. Quelques minutes plus tard, plusieurs milliers de manifestants sont arrivés ; ils avaient marché depuis le centre de Brooklyn, traversé le pont de Brooklyn, qu’ils avaient bloqué. Cette manifestation était organisée par le groupe palestinien Within our Lifetime (WOL) et comprenait une forte représentation musulmane ; la manifestation s’est terminée à Union Square par un appel à la prière.
Au cours des six semaines qui ont suivi le 7 octobre, j’ai participé à plusieurs manifestations, dont une devant la bibliothèque centrale près de Times Square – la marche qui a suivi s’est arrêtée devant le NY Times pour protester contre la partialité de sa couverture de la guerre, et a été rejointe par plusieurs journalistes du Times ; une marche des enfants pour le cessez-le-feu, à Brooklyn, qui a livré des jouets et un message de paix au domicile du sénateur Charles Schumer, chef de la majorité au Sénat ; et un débrayage des professeurs sur mon campus de l’université de Columbia.
Columbia, qui garde le souvenir du regretté Edward Said, est depuis longtemps au cœur de la lutte pour la Palestine. Comme beaucoup d’autres universités, Columbia possède une section de Students for Justice in Palestine (SJP), qui y a organisé des actions en collaboration avec la section du JVP. Immédiatement après le 7 octobre, le SJP a fait l’objet d’une controverse, en grande partie à cause de son utilisation constante du slogan « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ». Alors que les militants affirment que ce slogan est un appel à l’égalité des droits et à la fin de l’apartheid israélien dans toute la Palestine historique, les principales organisations juives le considèrent comme une menace pour les étudiants juifs. Certaines de ces organisations ont loué des camions qui ont fait le tour de plusieurs universités dont Columbia, en projetant sur des écrans géants les noms et les photos des sympathisants du SJP. D’autres affirment que le titre VI de la loi sur les droits civiques de 1964 oblige les universités à prendre des mesures contre les étudiants qui promeuvent le slogan controversé. Plus important encore, certains donateurs dont les universités comme Columbia dépendent, ont menacé de suspendre leurs dons si elles ne sanctionnaient pas le SJP. En réponse à ces pressions, l’administration de Columbia et une poignée d’universités ont suspendu les sections locales du SJP et du JVP jusqu’à la fin du trimestre. Les réactions à la décision de Columbia ont été le débrayage des professeurs et une série de pétitions.
On peut ainsi espérer qu’un large secteur du public américain a enfin commencé à reconnaître la justice des demandes palestiniennes de liberté et d’autodétermination.
Michael Harris, professeur de mathématiques, Université Columbia, New-York