Lorsque en mai dernier l’offensive israélienne sur Rafah a débuté, des centaines de milliers de réfugiés ont dû fuir au milieu des ruines, pour la huitième ou la neuvième fois, depuis octobre. L’occupant s’acharne : on compte des dizaines de milliers de morts, pourtant l’éradication du Hamas, objectif affiché par le gouvernement israélien, semble inatteignable, comme en conviennent de plus en plus d’experts militaires. En revanche, la véritable intention qui est de rendre Gaza invivable, bien qu’éludée par la plupart des politiques et des médias occidentaux, sera bientôt intégralement atteinte.
L’effacement de la Palestine, de sa culture et de son peuple revêt, pour nombre d’Israéliens, le caractère d’une mission. Le mythe de la non-existence de la Palestine fait partie de leur philosophie : coloniser « une terre sans peuple ». Pendant la Nakba de 1948, cette vocation s’est traduite par une campagne militaire de destruction systématique : l’existence même des communautés palestiniennes a été énergiquement effacée par la disparition pure et simple de centaines de village et l’exode forcé des populations.
Mais pour atteindre pleinement l’objectif, il fallait aussi détruire tout ce qui constitue l’identité d’un peuple. Il fallait faire disparaître sa culture : « Cibler le patrimoine culturel n’est pas un geste vide de sens. La culture constitue une expression visible de l’identité humaine. Priver un peuple de sa culture revient à le vider de la substance même qui constitue l’épine dorsale de son droit à l’autodétermination » peut-on lire dans le rapport « Apartheid Culturel : l’effacement du patrimoine palestinien par Israël » de l’association Al-Haq, qui défend les droits humains en Israël. Ce rapport montre que « les bombardements israéliens [à Gaza] se déroulent non seulement en violation des lois du conflit armé, mais visent également à effacer le patrimoine culturel palestinien. Ces attentats à la bombe sont une violation flagrante du Statut de Rome et constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ». Le rapport explique ensuite que « l’État hébreu a établi deux normes distinctes qui visent l’enracinement du récit sioniste sur les terres palestiniennes. D’une part, les sites qui servent ce récit sont confisqués et exploités. D’autre part, les sites qui entrent en conflit avec ce récit sont endommagés et détruits ».
Ces destructions, si elles atteignent aujourd’hui des dimensions inégalées, n’ont rien de nouveau : à l’occasion de la précédente attaque de mai 2021, l’aviation israélienne a lourdement bombardé la zone littorale de Gaza. Sans objectif militaire précis, elle a généré une multitude de dégâts sur les vestiges archéologiques. Pire, l’analyse des images satellite révèle de nombreux grands cratères causés par les bombardements antérieurs de 2012, 2014 et 2018. Que restera-t-il des artefacts et des vestiges archéologiques de l’âge de pierre, de l’âge de bronze, des époques hellénistique, puis romaine, puis byzantine, des époques islamique, mamelouke et enfin ottomane ? Car Gaza est situé entre l’Égypte, l’Asie et le Croissant fertile. Son patrimoine en témoigne, avec ses sites archéologiques, ses édifices religieux, ses bâtiments historiques, ses quartiers urbains anciens. Il est aujourd’hui dans un état de total désastre.
L’extrême difficulté – ou plutôt l’interdiction – d’accès ne permet aucune appréciation précise des dégâts, mais parmi les destructions les plus révoltantes on identifie : le site archéologique de Tell al-Abul (IIIe millénaire avant notre ère !), le monastère de Saint-Hilarion, inscrit au Patrimoine de l’Unesco (ive siècle), l’église byzantine de Jabalie (ve siècle), l’église Saint-Porphyre (ve siècle). Des bâtiments patrimoniaux ont été délibérément abattus : bibliothèques, dépôt d’archives, musées, notamment le musée Al Qarara. Plus de 90 % du palais du Pacha (xiiie siècle), qui se distinguait par son étonnante préservation architecturale, a été détruit par des bombardements, qui ont ensuite été relayés par des bulldozers ! La grande mosquée Omari , dont l’histoire remonterait à 2 500 ans, et qui contenait l’une des plus importantes collections de livres rares de Palestine, a été entièrement détruite à l’exception de son minaret. Elle incarnait la richesse historique de Gaza : d’abord temple païen, elle était devenue église byzantine, et enfin mosquée à l’époque islamique. Le musée de Rafah, le seul musée de la région sud, a été rasé. Le musée Al Qarara, près de Khan Younis, qui abritait environ 3 000 objets du deuxième siècle avant J.-C., époque de la civilisation cananéenne à l’âge du bronze, a été gravement endommagé. Le sanctuaire d’Al-Khader, dans la ville centrale de Deir al-Balah, premier monastère chrétien construit en Palestine, a également été très endommagé.
Que les sites soient affiliés à l’islam ou au christianisme, tout est ciblé. L’ancien port de Gaza , qui remonte à 800 ans avant notre ère, a été détruit. La maison Al-Saqqa dans le quartier de Shuja’iya, à l’est de la ville de Gaza, construite en 1661 et considérée comme le premier forum économique de Palestine, a également été gravement endommagée. Des informations historiques irremplaçables sont perdues avec l’anéantissement des archives centrales de la ville de Gaza qui contenaient 150 ans de documentation. Le centre culturel Rashad al-Shawa a été anéanti, entraînant la perte de dizaines de milliers de livres. Les 12 bibliothèques universitaires n’ont bien sûr pas été épargnées.
« L’ampleur des dommages causés aux sites culturels au cours des cinq derniers mois – et aux personnes qui les ont construits et entretenus – est astronomique. Compte tenu de notre capacité limitée à savoir ce qui s’est passé, il est presque certain que le tableau complet est encore pire » écrivait Caitlin Procter, de l’Institut universitaire des hautes études de Genève, le 13 mars dernier. Mais ce qui est certain, c’est qu’au-delà des Palestiniens, c’est l’humanité tout entière qui a subi des pertes immenses.
En Israël, dans les universités comme dans les milieux populaires, l’histoire et les cultures musulmanes ou chrétiennes palestiniennes sont presque intégralement ignorées. La négation de l’existence d’un peuple va de pair avec l’anéantissement matériel de son existence. On peut trouver la preuve caricaturale de ce déni de réalité en visitant le musée de la Tour de David à Jérusalem, qui s’applique lourdement à démontrer la judéité de la ville.
La définition du génocide, qui est à la base du Droit international, inclut la destruction de la culture. Cette question avait déjà suscité des débats au fil des ans à propos du siège de Gaza, considéré par certains auteurs comme un « génocide au ralenti ». L’observatoire Euro-Med des droits humains, basé à Genève, accuse Israël de « viser intentionnellement toutes les structures historiques de la bande de Gaza » considérant que cette stratégie d’effacement est mise en œuvre de longue date.
Le 15 février dernier dans Haaretz, deux archéologues israéliens, Arad Alon et Greenberg Rafi exprimaient leur consternation face au « caractère systématique de la destruction des sites historiques palestiniens », tel qu’il avait été décrit dans la plainte déposée par l’Afrique du Sud contre Israël à La Haye. Ils soulignaient que ces sites étaient attaqués, non pour raisons militaires, mais pour le symbole qu’ils représentent, et ils concluaient : « Comment allons-nous apprendre à accepter la pluralité inhérente à cette terre ? Serons-nous capables de générer une création culturelle originale et locale, qui reproduira les merveilleuses synthèses de son passé lointain, ou l’héritage de l’État d’Israël se résumera-t-il à des ruines enfumées à l’intérieur et autour de lui ? »
Bernard Devin