Photo : La Maison des Cultures du Monde ("House of the World’s Cultures") à Berlin, Allemagne (Ansgar Koreng/Flickr)
Dans une lettre ouverte, aujourd’hui, 14 décembre, des centaines d’artistes, d’universitaires, d’écrivains, et de travailleurs dans le domaine de la culture, habitant en Allemagne ou travaillant avec des institutions culturelles allemandes ont appelé le parlement national (le Bundestag) à annuler une résolution de l’année dernière qui a qualifié d’« antisémite » le mouvement palestinien de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS). Cette lettre ouverte fait suite à une déclaration, jeudi, de 32 directeurs d’institutions qualifiant la résolution de « dangereuse » et « préjudiciable à la sphère publique démocratique. »
La résolution consultative, qui a été adoptée au Bundestag en mai 2019, demande aux Länders et aux municipalités d’Allemagne de refuser un financement public à toute institution qui soutient le mouvement BDS ou s’identifie à lui ou qui remet en question le droit de l’État d’Israël à exister. Selon les critiques, alors que l’Allemagne devrait continuer à lutter contre l’antisémitisme et expier l’Holocauste, la résolution étouffe la liberté d’expression et marginalise d’autres groupes opprimés.
Une suite d’événements l’année dernière a montré les profondes implications de la résolution sur les institutions culturelles allemandes. En octobre 2019, l’artiste américain d’origine libanaise Walid Raad s’est vu refuser un prix en espèces de la ville allemande d’Aix-la-Chapelle après avoir refusé de condamner le BDS (Raad a finalement reçu le prix). Un mois auparavant, la ville allemande de Dortmund était revenue sur sa décision d’attribuer un prix de littérature à la romancière britanno-pakistanaise Kamila Shamsie, en invoquant son soutien au BDS. Et en juin dernier, le directeur du musée juif de Berlin, Peter Schäfer, a démissionné de son poste après que des membres de la communauté juive allemande et des fonctionnaires israéliens l’aient attaqué pour avoir tweeté une lettre ouverte s’opposant à la qualification d’antisémitisme du BDS.
Plus récemment, des législateurs et des organes de presse allemands ont accusé d’antisémitisme le philosophe et théoricien politique camerounais Achille Mbembe après qu’il ait comparé l’expansion des colonies israéliennes dans les territoires palestiniens occupés à l’apartheid en Afrique du Sud. Des membres du Parti libéral démocrate allemand (FDP) en Rhénanie du Nord-Westphalie ont signé une lettre demandant qu’il soit interdit à Mbembe de s’exprimer à la Ruhrtriennale, un forum culturel de premier plan qui a finalement été annulé en raison de la pandémie de coronavirus. En réponse, Mbembe a déclaré : « il y a une dangereuse instrumentalisation de l’antisémitisme afin de faire taire toute critique de la politique israélienne dans les Territoires Occupés ».
- Le philosophe et théoricien politique Achille Mbembe (via Wikimedia Common)
Ces actes de censure ont conduit 32 directeurs d’institutions allemandes importantes — dont le Goethe-Institut, la Maison des Cultures du Monde (« House of the World’s Cultures »), et le Humboldt Forum à constituer l’« Initiative GG 5.3 Weltoffenheit » (ce nom fait référence à l’Article 5, paragraphe 3 de la Loi Fondamentale allemande, qui garantit la liberté des arts et des sciences, tandis que le mot Weltoffenheit signifie « ouverture sur le monde » en allemand).
« Nous considérons que la logique du contre-boycott, déclenchée par la résolution parlementaire anti-BDS, est dangereuse », peut-on lire dans leur déclaration. « En invoquant cette résolution, les accusations d’antisémitisme sont utilisées à mauvais escient pour écarter des voix importantes et pour déformer des positions critiques ».
« Il est improductif, voire nuisible à la sphère publique démocratique d’exclure des voix vitales du dialogue critique, comme cela s’est produit dans le débat autour d’Achille Mbembe au début de l’année » a ajouté le groupe. « La responsabilité historique de l’Allemagne ne doit pas conduire à une délégitimation générale d’autres expériences historiques de violence et d’oppression, ni sur le plan moral ni sur le plan politique. » Cependant, les directeurs ont remarqué qu’ils s’opposent à un boycott d’Israël car ils « considèrent que les échanges culturels et scientifiques sont essentiels. »
Dans un communiqué au New York Times, la ministre allemande de la culture, Monika Grütters, a répondu à la lettre en disant que « les règles s’appliquant aux débats litigieux et controversés » en Allemagne comprennent « la reconnaissance sans équivoque du droit d’Israël à exister. »
La ministre a ajouté que l’Allemagne « rejette l’antisémitisme et le déni ou la banalisation de l’Holocauste dans les termes les plus vifs possible. »
Aujourd’hui, l’Initiative GG 5.3 Weltoffenheit a reçu le soutien de plus de 900 artistes, écrivains et travailleurs culturels qui ont signé une lettre ouverte séparée condamnant la réduction du droit au boycott par la résolution anti-BDS comme une « violation des principes démocratiques. »
« Depuis son adoption, la résolution a été instrumentalisée pour déformer, dénigrer et faire taire des positions marginalisées, en particulier celles qui défendent les droits des Palestiniens ou qui critiquent l’occupation israélienne » peut-on lire dans la lettre.
« Aucun État ne doit être à l’abri de la critique » poursuit la déclaration. « Indépendamment du fait que nous soutenions ou non le BDS, en tant que signataires de cette lettre, nous partageons une croyance implacable en le droit d’exercer une pression non violente sur les gouvernements qui violent les droits de l’Homme. »
Hans Haacke, Michael Rakowitz, Lawrence Abu Hamdan, Sam Durant, Jumana Manna, Candice Breitz et le groupe Forensic Architecture sont parmi les artistes qui ont signé la lettre. La liste des signataires comprend également des artistes, des universitaires et des conservateurs israéliens, dont Ariella Aïsha Azoulay, Yael Bartana, Hila Peleg et l’historien Ilan Pappé, entre autres.
Le groupe affirme que la résolution a créé « un climat répressif dans lequel les travailleurs culturels sont régulièrement invités à renoncer formellement au BDS, comme condition préalable pour travailler en Allemagne. »
La lettre poursuit en disant que les institutions culturelles en Allemagne « sont de plus en plus poussées par la peur et la paranoïa, enclines à des actes d’autocensure, à la dé-programmation préventive et à l’exclusion des positions critiques. » Par conséquent, un débat ouvert autour du passé de l’Allemagne et du conflit israélo-palestinien « a été pratiquement étouffé. »
Tout en reconnaissant et en « appréciant profondément » l’engagement continu de l’Allemagne à expier l’Holocauste, le groupe condamne « la nonchalance de l’État allemand lorsqu’il s’agit de reconnaître et d’expier le passé de l’Allemagne en tant qu’auteur de la violence coloniale. »
« La lutte contre l’antisémitisme ne peut être commodément dissociée des luttes parallèles contre l’islamophobie, le racisme et le fascisme » peut-on lire dans la lettre ouverte. « Nous rejetons catégoriquement la monopolisation des récits d’oppression par des États comme l’Allemagne, qui ont été historiquement des auteurs d’oppression. Nous rejetons l’idée que la souffrance et le traumatisme des victimes de la violence politique et historique puissent être mesurés et hiérarchisés. »
Traduit de l’original par Yves Jardin, membre du groupe de travail de l’AFPS sur les prisonniers politiques palestiniens