Existe-t-il une limite dans le droit de répondre à l’oppression ? À quoi sert la réponse violente face à une puissance militaire très destructrice ? L’initiative populaire de masse n’est-elle pas alternative à l’individualisme du geste désespéré ?
29 septembre 2000 : un jour après qu’Ariel Sharon, escorté par un millier de policiers et de soldats israéliens, se soit « promené » sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem — revendiquant par ce geste son droit d’Israélien occupant à se rendre sur le territoire du lieu le plus sacré pour les musulmans en terre de Palestine — a éclaté une conflagration qui, trois ans après, continue de manière sporadique.
De ce jour donc existe l’Intifada, la seconde après celle de 1987-1993, réprimée avec la violence des chars, d’hélicoptères Apache et des F16 et tragiquement connue, présentée dans tous les médias à travers des actes de terrorisme-suicide contre des civils en Israël. Plus violente donc, beaucoup plus désespérée. Quel destin aura eu cette lutte, que beaucoup considèrent comme finissante et désormais identifiée avec la réponse de bombes humaines ?
Entre-temps, 11 septembre 2001 : les attentats contre les tours jumelles et le Pentagone. Désormais les États-Unis s’autoproclament le shérif du monde et réduisent tous les « ennemis » de l’Occident en « terroristes » privés du statut de combattants légitimes. Ne pourra être que terroriste toute tentative de s’opposer aux prétentions de l’État qui agit au nom du droit. La guerre intermittente des années 1990 se transforme en lutte continue contre les « terroristes ». On devine les conséquences sur le statut des Palestiniens présentés par Israël comme peuple de terroristes virtuels ou potentiels.
Ce qu’Ariel Sharon et son gouvernement font n’est que l’application de cette ligne stratégique générale de la guerre à une situation spécifique. Ariel Sharon a voulu systématiquement détruire l’Autorité nationale palestinienne parce qu’il veut empêcher que le peuple palestinien reste sur le terrain des projets politiques de manière à pouvoir réduire la question palestinienne à un problème de terrorisme. De cette façon, il a aidé à la croissance du phénomène de l’islamisme radical dans une société dans laquelle la culture laïque et la culture de la non-violence avaient une réalité bien plus grande que dans tous les autres pays arabes.
Il faut ajouter que ceci se produit dans des lieux sacrés, capables d’exprimer des symboles de portée universelle et ceci rend d’autant plus significatif ce qui s’y passe. Du fait de son importance culturelle et émotive, la question israélo-palestinienne devient le paradigme et le modèle de la violence pratiquée à l’échelle globale.
La non-solution politique du problème palestinien repose alors le problème du rapport entre politique et religion. On assiste à une sorte de saut qualitatif entre l’idée identitaire (nationale ou autre) et son absolutisation en guerre sainte qui s’articule avec la volonté états-unienne de transformer les conflits en confrontation entre les cultures.
Enfin, il faut s’interroger sur l’actuelle asymétrie des conflits et ses conséquences. D’emblée, il paraît évident que la réponse terroriste des faibles au terrorisme des États ne paraît plus militairement crédible, ni surtout politiquement acceptable et productive.
Aujourd’hui, pour ceux qui se préoccupent de l’avenir de la paix au Proche-Orient — paix qui ne peut exister que si elle est fondée sur le droit — des interrogations cruciales sont posées. Elles sont celles qui, en ce moment, se posent à la réalité politique et à la société civile palestiniennes à travers une rediscussion des termes et des modes de la lutte de résistance : à quoi sert la réponse violente face à une puissance militaire aussi destructrice ? Ne vaut-il pas mieux reprendre l’initiative de masse ?
L’initiative populaire de masse n’est-elle pas alternative à l’individualisme du geste désespéré ? Demandes et réponses qui ne se font pas d’illusion : le terme de référence reste en effet le désespoir sous occupation militaire. Ce débat, difficile, est cependant inévitable.
La première Intifada : un soulèvement non armé
Le 8 décembre 1987, un accident de la circulation à Gaza provoque plusieurs morts. Un camion israélien a heurté violemment deux voitures palestiniennes. Le lendemain, premières manifestations au cours desquelles deux jeunes sont tués et une trentaine d’autres sont blessés. L’Intifada avait commencé et elle allait durer jusqu’en 1993.
Le climat était, d’évidence, préparé par un contexte qui se caractérise par un blocage politique total : invasion du Liban et ses conséquences ; dispersion de l’OLP ; continuation de la colonisation et contrôle militaire total des agglomérations palestiniennes par les Israéliens.
Les caractéristiques du soulèvement permettent de déterminer la qualité exceptionnelle du mouvement : participation massive de la jeunesse, en particulier celle des camps de réfugiés ; participation de tous les segments de la société, grande capacité d’auto-organisation, même si beaucoup sont rattachés à un parti, ébauche de structures alternatives permettant à la population de se prendre elle-même en charge ; direction unifiée assurant l’orientation et la régulation de l’ensemble du mouvement (publication régulière de communiqués fixant les objectifs à destination de toute la population).
Ce caractère démocratique de masse, de nature autogestionnaire, contraste avec la nature d’avant-garde en arme nécessairement séparée de la société, que représente l’organisation de la lutte armée, sans parler du terrorisme « de groupe ». Cette lutte a ainsi modifié les subjectivités politiques palestiniennes, attribuant au combat de l’opprimé une dignité originale, établissant une capacité de confrontation politique bien plus ample.
Car la méthode de lutte, le refus de l’utilisation de la violence armée, est un choix révolutionnaire. Dès le troisième jour de l’Intifada, le Comité exécutif de l’OLP, à Tunis, décide d’interdire l’usage des armes à feu. Une décision d’une énorme signification politique et symbolique crée, pour la résistance palestinienne, un nouvel imaginaire politique.
Jusque-là, en effet, la référence à la lutte armée, présentée comme le seul moyen de libération du territoire, était devenue un véritable mythe de l’idéologie palestinienne dans les années 1970. Parler, encore en 1985, de non-violence, apparaissait comme « hors sujet », et même comme une capitulation face à l’ennemi. Or, c’est cette année-là qu’est sorti un document du « Centre d’étude de la non-violence », ouvert à Jérusalem par Moubarak Awad. Les thèmes développés par ce document méritent d’être cités :
« La non-violence, écrivait-il, est une véritable guerre contre un adversaire car son utilisation n’implique évidemment pas qu’il ne réponde pas par la violence. Cette stratégie comporte donc un coût élevé en vies humaines, en blessés et en pertes matérielles de toutes sortes… Elle n’est pas passive et exige beaucoup d’efforts d’organisation ; elle doit être conçue dans le secret avec de la rigueur et de la discipline… Les Palestiniens souffriront mais ces souffrances contribueront à forger l’unité sociale et nationale. »
Dans ce document — cité par Jean-Paul Chagnollaud 1, et qui résume bien la stratégie qui sera celle du mouvement quelques années plus tard —, Moubarak Awad analyse, dès 1985, les meilleures façons d’organiser les manifestations, les boycotts, les grèves, la solidarité, le refus de coopérer, sans oublier la création d’institutions alternatives et la systématisation de la désobéissance civile.
« Peu importe en définitive de savoir si Moubarak Awad a joué un rôle important dans la conception de la stratégie de l’Intifada comme le pensent les Israéliens qui l’ont expulsé, souligne Jean-Paul Chagnollaud, un tel mouvement ne peut en aucun cas être inspiré par un homme seul d’autant que celui-ci était assez isolé. »
Les conséquences d’un tel soulèvement sont d’abord les souffrances infligées par la lourde répression israélienne. Dès la fin 1988, sept cents morts ; en 1992, onze cents morts, des dizaines de milliers de blessés, près de quatorze mille prisonniers ; sans oublier toutes les humiliations et vexations quotidiennes.
La première Intifada comme laboratoire d’avenir
De ce point de vue, la réflexion sur la portée de la première Intifada est incontournable. Cette résistance populaire non armée, qui a tenu plus de quatre ans et demi en dépit d’une terrible répression, par son impact politique interne et externe constitue plus qu’un événement conjoncturel local. Il ne s’agit pas de la considérer principalement comme une adaptation simplement tactique à un rapport de forces défavorable en escomptant une évolution qui permettrait de relancer la lutte armée. Il s’agit d’abord d’une véritable révolution culturelle de portée universelle.
Cette forme de lutte désarmée contre un oppresseur surpuissant, non seulement en raison de ses armes mais aussi de ses capacités technologiques et de ses soutiens puissants, a changé radicalement l’image du combat palestinien.
Elle a d’abord forgé l’unité sociale et nationale, redonné une identité forte au peuple palestinien : « Cela se traduit par l’obsession de l’unité et par un extraordinaire déploiement de solidarité », note Jean-Paul Chagnollaud qui établit ainsi un premier bilan de l’Intifada : « Tout se passe comme si le soulèvement par son ampleur et sa durée avait, quoi qu’il arrive maintenant, achevé le processus de construction nationale ; le ciment qui manquait peut-être encore vient d’être coulé. Il sera solide et résistant pour une raison fondamentale, celle que ce sont les jeunes, acteurs principaux de ce mouvement, qui ont affirmé si fortement leur identité nationale ; il sera donc possible d’imaginer l’avenir : puisqu’ils l’incarnent il sera à leur image. Rappelons ici une donnée essentielle : plus de la moitié de la population palestinienne de Cisjordanie et de Gaza a moins de vingt ans. 2 »
On sait à quel point ce mouvement a produit ses effets sur l’OLP elle-même, lui permettant de fixer une ligne stratégique claire, appuyée désormais sur une articulation entre initiatives diplomatiques et activités du mouvement politique de masse que constitue l’Intifada. Personne n’a pu contourner les Palestiniens de l’OLP pour ouvrir enfin une négociation. Quant aux Israéliens, ils ont été contraints bien malgré eux de reconnaître cette réalité nouvelle. Les deux paradigmes, sur lesquels était fondée la cohésion interne israélienne — celui de la non-existence des Palestiniens comme nation et peuple, et celui de leur nature de terroristes, ont été tous les deux sapés à la base.
La place manque pour tenter de mesurer les effets évidents de l’Intifada dans la région arabo-islamique et dans le monde en général, y compris dans le mouvement de solidarité dans les pays occidentaux.
Cette double évolution, palestinienne et israélienne, représente une nouveauté historique, un « basculement » : le dialogue se subs¬titue à l’affrontement, la reconnaissance de l’autre prend le pas sur sa négation. Ce sera bientôt Madrid et puis Oslo. Mais l’échec final de ce processus entraîne la deuxième Intifada.
La deuxième Intifada : un soulèvement armé provoqué
Là aussi, il faut rappeler le contexte qui amène à ce deuxième soulèvement. On peut le résumer en une phrase : l’impasse diplomatique suivie d’une série d’événements dramatiques provoquent une explosion prévisible. En septembre 2000, c’est l’échec du sommet de camp David suivie de la promenade d’Ariel Sharon sur le Haram-el-Sharif et de la tuerie des manifestants le lendemain.
Entre-temps, depuis une décennie, le contexte interne s’est profondément modifié : en Palestine il y a désormais une sorte d’État potentiel, un appareil de sécurité important (40 000 hommes) et armé, une société civile organisée en crise après Oslo.
À la différence de la première Intifada, où la population civile s’affronte globalement avec l’armée d’occupation, le conflit se polarise maintenant près des postes de contrôle militaire qui marquent les limites des villes ou sur les routes des colonies sans oublier les sites religieux. Le front plus étroit favorisera une militarisation du conflit.
Cependant, pendant plusieurs semaines et même plusieurs mois, les attaques armées sont plutôt rares. Le répertoire d’actions de la première Intifada est plus ou moins tenté (boycott économique, etc.) mais la mobilisation populaire est faible ou peu organisée. Surtout, par un choix délibéré d’Ehud Barak d’abord, et d’Ariel Sharon ensuite, la répression israélienne est immédiatement violente et meurtrière (tirs à balles réelles contre les manifestants). Participer à une manifestation pacifique devient presque aussi dangereux que de mener une action armée.
Au 31 octobre 2000, après un mois d’Intifada, cent trente-six Palestiniens ont été tués par l’armée en Cisjordanie et à Gaza. Pendant la même période, onze Israéliens, en majorité des soldats, ont été tués. Aucun Israélien n’a été tué dans le territoire d’Israël.
Le niveau de violence armée atteint par la répression israélienne est tel qu’en novembre 2000 les Nations unies condamnent « l’utilisation excessive » de la force par Israël, sans que les États-Unis s’y opposent. Le pouvoir israélien a délibérément choisi l’extrême violence pour déclencher des ripostes militaires, ce qui lui permettra politiquement d’écraser plus fortement un soulèvement populaire.
Tout le monde sait bien que les Palestiniens n’ont jamais constitué une menace militaire. En réalité, ils n’en ont jamais eu les moyens. Mais, pour le pouvoir israélien, le fait de lutter contre une « force armée », fût-elle fictive, confère sa légitimité à la stratégie militaire israélienne de colonisation et d’occupation. Or, cette stratégie se résume, pour l’essentiel, à l’exercice d’un pouvoir militaire à l’encontre de civils palestiniens et des institutions de la société civile.
Les groupes du Tanzim (organisation de cadres issue du Fatah incluant des éléments des forces de sécurité) ont exécuté la majorité des actions armées qui ont été très coûteuses en hommes. En novembre 2000, les actions militaires palestiniennes vont prendre pour cibles les colonies dont l’expansion les a rapprochés des centres urbains palestiniens. Parallèlement, comme la révolte a été déclenchée par la question d’Al Aqsa, la dimension religieuse — islamique — devient très présente dans les discours mobilisateurs, non seulement du Hamas mais aussi de l’Autorité palestinienne.
Une structure politique de direction est constituée : le Haut Comité national, composé de toutes les composantes de l’OLP, avec aussi des mouvements islamiques. Mais ce Comité se présente non comme « direction unifiée », comme pour la première Intifada, mais comme simple « Comité de suivi ». Il en appelle à des actions similaires à celles de la première Intifada, à des manifestations de rue spécifiques, mais parfois aussi à briser l’encerclement israélien des villes et des villages.
L’Autorité palestinienne, qui n’a pas déclenché le mouvement, ne peut que suivre et ne peut faire cesser le soulèvement sans une victoire politique concrète. Cependant, elle ne diffuse aucune directive de défense civile, montrant ainsi une incapacité ou une incompétence qui sont très mal ressenties par l’opinion.
Les actions armées vont prendre quatre formes : embuscades contre des soldats et des colons ; tirs réguliers contre des quartiers de colonisation (en particulier sur Gilo, colonie proche de Beit Jala) ; tirs de roquettes artisanales (lancées à partir de la bande de Gaza sur les colonies de cette zone et le territoire israélien adjacent) qui font trois victimes ; et, bientôt, attentats contre des civils en Israël.
Globalement, non seulement le passage à la lutte armée, légitime aux yeux de la communauté internationale quand elle se mène contre les soldats et les colons armés dans les territoires occupés mais aussi les attentats-suicides contre des civils israéliens entraînent un consensus majoritaire dans la société palestinienne. La contradiction entre actions non-violentes et actions violentes n’est pas considérée comme telle. On insiste plutôt sur leur complémentarité et même leur interdépendance.
Interrogations grandissantes
Dès la fin de l’an 2000, les interrogations se font déjà pressantes. Deux intellectuels palestiniens prestigieux, Rima Hammami et Salim Tamari, constatent qu’« en dehors de marches aux flambeaux et autres processus funéraires, la population n’a, de fait, joué aucun rôle actif dans le soulèvement. Ceci ne résulte pas d’un choix mais de la disparition des structures et des mouvements politiques qui s’étaient rendus populaires en organisant la grande riposte de la période 1987-1993 de la première Intifada 3 ». Ces structures avaient été démantelées par le pouvoir israélien à la fin de la première Intifada.
La démobilisation après Oslo a fait le reste, ainsi que l’installation de l’Autorité palestinienne qui entend en quelque sorte « absorber » la société civile. Or, pour résister pacifiquement, il faut absolument une direction centrale regroupant des représentants de tous les territoires occupés. En 2000, l’Autorité palestinienne ne pouvait pas le faire, la société civile organisée non plus. D’où un simple et impuissant « comité de suivi ».
Le 28 septembre 2001, l’Intifada Al Aqsa est entrée dans sa deuxième année de vie. Une journée solennelle marquée par des cortèges, des marches, des manifestations variées, mais aussi par des heurts violents avec morts et blessés. Ce jour, sept Palestiniens, dont un enfant de onze ans, ont été tués par des soldats israéliens. Un anniversaire de sang.
Dans leur sèche nudité, ces chiffres pour un seul jour renvoient aux statistiques d’ensemble (morts, blessés, destructions multiples) qui mettent en relief le niveau de violence atteint par les affrontements dans les Territoires occupés et dont la responsabilité essentielle incombe à l’armée israélienne.
Mais le bilan politique pose la question suivante : le soulèvement a-t-il permis d’avancer sur son objectif central : mettre fin à l’occupation israélienne de Cisjordanie et de Gaza ? La réponse ne peut-être positive, même si l’Intifada aura irréversiblement posé devant l’opinion publique mondiale la centralité de la question des colonies comme problème à régler radicalement pour toute perspective crédible de paix. Sans oublier qu’il faut prendre en compte que cette Intifada se mène contre la plus longue occupation militaire de l’histoire contemporaine : plus de trente-quatre ans.
e difficile que surviennent les attentats du 11 septembre 2001 et la riposte américaine, lesquels modifient globalement la donne, en particulier au Proche-Orient.
La société palestinienne épuisée, désenchantée et désespérée s’interroge elle-même sur l’avenir de l’Intifada. La poursuivre, mais sous quelle forme ? Avec quels moyens ? Le débat inter-palestinien est inévitablement tendu.
Face à la fermeture politique du pouvoir israélien, face à son agressivité militaire, faut-il poursuivre et accentuer l’utilisation des moyens militaires pour provoquer chez les Israéliens un nombre de victimes qui deviendra insupportable ? Un peu comme au Liban-Sud avec le Hezbollah… Ou au contraire, faut-il mettre l’accent sur une relance de la mobilisation populaire pacifique, y compris pour rouvrir les routes bloquées ? Ce qui n’exclut pas un certain nombre de victimes du fait de la répression israélienne.
Derrière ce débat inter-palestinien se niche une série d’enjeux fondamentaux : celui de la démocratisation nécessaire de la société et du système politique, celui du rapport entre société civile et insurrection civile et/ou militaire, celui de l’impact politique immédiat, et à terme celui de l’utilisation de la violence armée pour la libération nationale et sociale du peuple palestinien. Rappelons à ce sujet un point d’histoire : dans sa Charte nationale, adoptée en 1964, l’OLP a rappelé dans son article 9 que « la lutte armée est la seule voie menant à la libération de la Palestine ». Or, l’Intifada de 1987 — la première — n’était pas armée et a eu des effets politiques positifs indiscutables ; et la seconde, armée, beaucoup moins.
Des intellectuels palestiniens de renom s’interrogent sur les risques qu’entraîne la militarisation du soulèvement 4.
En mars 2002, le sort de l’Intifada est scellé avec l’assassinat, ce mois-là, de deux cent soixante-quinze Palestiniens et de cent cinq Israéliens — dont une trentaine de personnes célébrant la Pâque juive dans un hôtel de Netanya, le 27 mars, au soir de l’adoption, à Beyrouth, du plan arabe de paix. Cette ultime atrocité offrait à Ariel Sharon une occasion pour liquider Oslo. C’est l’opération « Rempart ». Ariel Sharon efface tout semblant d’autonomie et réinstalle l’autorité militaire israélienne dans chaque ville, chaque village ou camp de réfugiés. C’est le retour à la situation d’avant Oslo.
Les dirigeants du Fatah et du Tanzim comprennent bientôt que la stratégie de l’Intifada armée — et particulièrement les attentats-suicides à l’intérieur d’Israël — s’est révélée contre-productive pour la cause palestinienne. Les pertes immenses subies amènent le Tanzim à remettre en débat la justesse de l’Intifada armée comme stratégie de libération.
En juin 2002, une cinquantaine de personnalités palestiniennes signent un appel contre les attentats qui frappent les civils israéliens. Par la même occasion, elles introduisent la problématique fondamentale de l’Intifada qui porte sur les finalités de la lutte armée elle-même : « Une action militaire ne peut être jugée de manière positive ou négative en dehors du contexte ou de la situation générale et de l’objectif politique que l’on se propose d’atteindre. Pour cette raison, il faut évaluer ces actes à partir de la considération qu’une guerre entre les deux peuples qui vivent en Terre Sainte mènera à la destruction de toute la région. Nous ne trouvons aucune justification logique, humaine et politique pour un tel résultat final. 5 »
En août 2002, les organisations palestiniennes, y compris les mouvements islamistes, réunis dans le « Comité de suivi de l’Intifada », tentent de réélaborer une plateforme commune et d’entamer une nouvelle phase du conflit avec Israël. Le débat — on l’aura deviné — est très intense face aux islamistes qui maintiennent la nécessité des attaques suicides en Israël. Mais le débat, qui divise le Fatah, ne porte pas seulement sur ces attentats. La première mouture du texte adopté 6 concernant la lutte y compris armée, rappelle d’emblée « qu’elle doit servir la cause nationale palestinienne et non la saboter [souligné par l’auteur] ». En filigrane, derrière cette phrase est posée la question de la militarisation de l’Intifada et de ses conséquences sur la mobilisation de la société civile contre l’occupation israélienne.
En 2003, trois ans après, en septembre, le bilan semble sans appel, symbolisé par la menace de mort imminente pesant sur Yasser Arafat lui-même. En même temps, le Hamas se présente comme une alternative créant les conditions d’une prolongation infinie de l’affrontement, mais aussi d’une guerre interne entre groupes ; en dernière analyse, d’une guerre suicidaire 7.
La tragédie palestinienne est paradigmatique de la conception du monde que proposent les forces de la globalisation. Ce qu’elles entendent faire là est d’enfermer ce peuple à l’intérieur du binaire guerre-terrorisme. Elles veulent y parvenir dans le monde entier, pour mettre hors jeu les peuples et les classes défavorisées. Ainsi tout conflit serait reconduit dans ce cadre, dans cette tenaille qui serait l’absolutisation de la violence et entraînerait l’annulation de la politique, comme médiation, comme projet, comme instance de libération, comme modernité.
La résistance palestinienne est au cœur du cyclone. Le débat, que sa situation actuelle suscite en son sein, est une condition nécessaire pour que la société civile se réapproprie une résistance confisquée par les groupes armés. Il prendra nécessairement en compte le bilan contradictoire des deux Intifada.
[1]
7) Voir « Impasse stratégique pour la résistance palestinienne »
de Graham Usher, Le Monde diplomatique, septembre 2003.