Jets de pierres, échanges de tirs : un Palestinien a été tué, plusieurs autres, ainsi que des policiers égyptiens, ont été blessés. La veille, c’est la police du Hamas qui avait sorti les bâtons contre les Gazaouites récalcitrants. La coopération, pour le meilleur et pour le pire, du Hamas avec les forces de l’ordre égyptiennes aura d’ailleurs été l’un des faits marquants de cet épisode. À l’heure d’un premier bilan, une évidence s’impose : l’opération constitue une victoire politique du Hamas. Le mouvement, qui contrôle le territoire depuis le mois de juin dernier, a été à l’origine de l’ouverture de cette frontière entre la bande de Gaza et l’Égypte, comme il a finalement imposé sa fermeture. Partenaire obligé de l’Égypte, il n’a pas seulement forcé le blocus israélien qui asphyxie Gaza, il a aussi provisoirement battu en brèche la stratégie du déni organisée par la communauté internationale à son encontre, et plongé dans l’embarras le grand voisin égyptien. Car, pour celui-ci, le bilan est nettement plus contrasté. Après avoir hésité sur l’attitude à adopter et manié les lances à eau durant les premières heures, l’Égypte s’est finalement résignée à accueillir ces centaines de milliers de Palestiniens, privés de tout.
Le régime du président Hosni Moubarak a été confronté à la contradiction historique d’un pays totalement dépendant des États-Unis, et qui reçoit à ce titre d’importants subsides, mais dont l’opinion publique est hypersensible au problème palestinien. Il lui a fallu éviter de donner à voir le moindre signe de complaisance à l’égard du Hamas et des Palestiniens, cela pour ne pas mécontenter les États-Unis et Israël, devenus depuis 1978 ses alliés stratégiques. Mais il lui a fallu aussi éviter de tomber dans le piège de la répression violente, qui aurait mobilisé l’opinion publique égyptienne. Une jonction politique entre le Hamas et une opposition intérieure dominée par les Frères musulmans serait pour le régime le plus mortel des poisons. Dans cette affaire, l’Égypte a manié, presque au sens propre, la carotte et le bâton, imposant finalement aux Palestiniens de rentrer chez eux, moins par la répression que par l’assèchement des zones d’approvisionnement. Letroisième grand acteur n’a guère été visible. Et le coup politique du Hamas ne lui facilite pas la tâche. Il s’agit évidemment de Mahmoud Abbas. Leprésident de l’Autorité palestinienne réapparaît au moment où se pose le problème du contrôle durable de la frontière. Le Hamas exige d’y être associé. Ce qui semble au minimum logique. Mais il se heurte pour l’instant au refus de l’Autorité palestinienne et de l’Union européenne, encore que le représentant européen, Javier Solana, ait fait à ce sujet une déclaration emberlificotée. La solution à ce problème comme à beaucoup d’autres réside sans aucun doute dans le retour à un dialogue entre le Hamas et le président palestinien, Mahmoud Abbas.
La réalité du Hamas pourra-t-elle être niée longtemps encore ? Ce n’est pas seulement la réalité de Rafah, c’est aussi l’évidence du scrutin démocratique qu’il avait remporté en janvier 2006. Toute proportion gardée, Mahmoud Abbas est pris dans la même contradiction que l’Égyptien Hosni Moubarak, entre le soutien américain et son opinion publique. Mais il existe tout de même une différence de taille : si l’Égypte reçoit, en échange de sa docilité diplomatique, une aide américaine substantielle, le président de l’Autorité palestinienne, lui, ne reçoit rien. Rien en tout cas de ce qui lui serait utile pour regagner la confiance de son peuple. Son intransigeance à l’encontre du Hamas, et son alignement sur l’attitude d’Israël et des États-Unis, pourrait au moins se concevoir s’il recevait en retour ne serait-ce que l’assurance d’un gel des colonies en Cisjordanie, ou une perspective de négociation sur le statut final des territoires palestiniens. C’est tout le contraire qui se produit. Plus il s’engage, moins il reçoit. C’est dans ces conditions qu’est survenu lundi le premier attentat suicide depuis un an sur le sol israélien. Mais les deux activistes qui se sont fait exploser dans un centre commercial de Dimona, tuant une Israélienne, en blessant plusieurs autres, n’étaient pas membres du Hamas, mais des Brigades d’Al-Aqsa, liées au Fatah. Ce qui devrait faire réfléchir ceux qui, de bonne foi, croient encore à l’étiquetage « terroriste ». Cette classification d’inspiration américaine sert surtout à poser des interdits politiques. Elle ne correspond pas à une réalité infiniment plus complexe. Le désespoir n’est pas une invention du Hamas. C’est l’état devenu naturel d’un peuple sans perspective politique et que le blocus israélien tue à petit feu, quand ce n’est pas sous les bombes.
voici ce qu’écrivaient déjà D. Sieffert et Marine Raté le 31 janvier :
Pendant que la population palestinienne continue de s’approvisionner en Égypte, le Hamas fait la démonstration qu’il est politiquement incontournable.
S’il est encore trop tôt pour tirer un bilan économique et humain des récents événements de Gaza, le bilan politique, lui, est évident. La tentative d’asphyxie de tout un peuple par le blocus est vouée à l’échec. Ce n’est pas seulement le mur de Rafah qui sépare la bande de Gaza de l’Égypte qui a explosé, c’est la stratégie internationale d’isolement du Hamas. L’échec politique, qui est d’abord celui d’Israël, est aussi celui de l’Autorité palestinienne, dans leur volonté, hélas conjointe, de boycotter le mouvement islamiste et de prendre en otage une population qui a voté pour lui. Rien ne se fera sans le mouvement qui a remporté les élections de janvier 2006, qu’il plaise ou non. C’est aussi l’échec d’un discours qui vise à faire croire que le Hamas serait la cause du conflit, ou que les roquettes tirées par des activistes sur le territoire israélien seraient le principal obstacle à un règlement.
Sur le terrain, on y voyait plus clair, lundi, sur la stratégie du Caire. À la fois sommée par Israël de refermer ses frontières et désireuse d’éviter une répression que la population n’accepterait pas, l’Égypte s’est efforcée d’assécher l’approvisionnement d’El-Arich et de la partie égyptienne de Rafah. Les autorités espèrent ainsi limiter l’afflux des Palestiniens de la bande de Gaza, victimes depuis le 17 janvier du blocus israélien. La police égyptienne a commencé à bloquer des dizaines de camions qui faisaient la navette entre Rafah et El-Arich, à 45 km à l’ouest de la frontière. Najah Abou Nasser, 44 ans, mère de 9 enfants, venue de Jabalia, au nord de la bande de Gaza, constatait : « Nous sommes venus pour rien, les magasins sont fermés, et les Égyptiens nous traitent mal. » Mais un autre Gazaoui, Saïd Kilani, affirmait : « Nous resterons ici tant que nous ne serons pas réapprovisionnés. »
Tous les véhicules qui repartaient lundi vers le territoire palestinien étaient encore chargés de bétail, de riz, de bois ou de produits alimentaires, alors que d’autres continuaient d’arriver par vagues successives. « Sans l’accord du Hamas, qui a réussi un joli coup en faisant sauter le mur, l’Égypte ne peut pas reverrouiller sa frontière », estimait Ezzedine Choukri-Fishere, directeur de projet au Centre de réflexion international Crisis Group. Dimanche, le ministre égyptien des Affaires étrangères, Ahmed Aboul Gheit, avait annoncé : « L’Égypte prendra toutes les mesures appropriées pour contrôler dès que possible la frontière avec la bande de Gaza », mais sans préciser ni les moyens, ni les délais. Pour Ezzedine Choukri-Fishere, le meilleur moyen est l’option diplomatique.
L’Égypte a invité séparément le président palestinien, Mahmoud Abbas, et les responsables du Hamas pour trouver un arrangement. Mahmoud Abbas souhaite reprendre le contrôle des points de passage de Gaza, sans la participation du Hamas. Hypothèse que le Hamas, évidemment, rejette.
De son côté, le chef du Hamas, Khaled Mechaal, qui vit en exil à Damas, est arrivé dimanche à Ryad pour s’entretenir avec le chef de la diplomatie saoudienne, le prince Saoud Al-Fayçal. L’Arabie Saoudite avait déjà joué un rôle important en février, lors d’un accord de partage du pouvoir entre le Hamas et le Fatah. Mais c’était avant les affrontements du mois de juin et la rupture entre le Hamas et le Fatah. Chacun est bien conscient, dans le monde arabe, que la solution passe par un retour au dialogue entre les factions palestiniennes. Et, plus largement, par une reconnaissance internationale du Hamas. Israël et les États-Unis s’y refusent. L’Union européenne ne montre, comme d’habitude, aucune capacité d’autonomie politique. Reste le président de l’Autorité palestinienne, qui a choisi la voie du boycott dictée par Israël. Quelle contrepartie peut-il espérer de cette stratégie ? La colonisation qui se poursuit en Cisjordanie après la réunion d’Annapolis du mois de novembre, et ce malgré les déclarations de George W. Bush, montre qu’il n’a rien à attendre d’une intransigeance qui l’isole de son peuple et divise les Palestiniens.