La poignée de courageux qui, en dépit de l’Intifada et de l’anarchie locale, persistaient à franchir le terminal d’Erez, portail de la bande côtière palestinienne, sont désormais interdits de "terrain". La mesure concerne aussi une cinquantaine de correspondants de médias étrangers qui disposent également de la nationalité israélienne.
Gaza, déclarée "entité hostile" par l’Etat juif, est devenue une entité fantôme. "En novembre 2006, quand l’armée m’a refoulé pour la première fois, le porte-parole évoquait des risques d’enlèvement", explique le journaliste Gideon Levy, qui signe chaque semaine, dans le quotidien Haaretz, un reportage "coup de poing" sur la vie dans les territoires occupés. "Cette mesure, qui devait être temporaire, est en train de devenir permanente. Et, le pire, c’est que la profession ne s’en émeut même pas", ajoute-t-il.
De fait, le syndicat des journalistes israéliens ne trouve rien à redire à cet embargo médiatique. "Dans la période actuelle, les journalistes doivent obéir aux forces de sécurité, assure Yossi Barmucha, un responsable du syndicat. Si je lance une campagne de protestation au nom de la liberté de la presse et que, dans les jours qui suivent, un confrère est kidnappé à Gaza, vous imaginez ma situation ?" Shlomi Eldar, le reporter casse-cou de la chaîne de télévision 10, se refuse, lui aussi, à critiquer l’armée. "Je désapprouve cette décision, mais je peux la comprendre, dit-il. Depuis mon premier reportage à Gaza, en 1991, je m’y suis toujours senti en sécurité. Les seuls problèmes que j’ai rencontrés sont d’ailleurs venus de l’armée, qui, en 2003, a blessé par balle mon cameraman. Mais, aujourd’hui, la situation est beaucoup plus compliquée. C’est le balagan (chaos), comme on dit chez nous. Entre le Fatah, le Hamas, le Djihad islamique et les clans armés jusqu’aux dents, il n’est pas déraisonnable d’imaginer qu’un Israélien puisse se faire enlever."
Gideon Levy, franc-tireur patenté de la presse israélienne, est d’un avis rigoureusement contraire. Il estime que la prise du pouvoir par le Mouvement de la résistance islamique (Hamas), en juin, a obligé les gangs qui semaient le chaos à rentrer dans le rang et que, de ce fait, les risques y sont bien moindres qu’au printemps. Comme Shlomi Eldar, il doit à l’armée israélienne le seul moment véritablement dangereux de sa carrière : quand une balle a traversé le pare-brise de sa voiture à Tulkarem, en Cisjordanie, en 2003. "Personne ne m’a empêché d’aller couvrir la guerre à Sarajevo parce que c’était risqué, dit-il. Il y a des dangers à Gaza, c’est évident, mais cela fait partie de notre travail. Et d’ailleurs, avant de rentrer là-bas, nous signions toujours une décharge qui exemptait l’armée de toute responsabilité."
Selon Gideon Levy, le veto de l’armée israélienne, inchangé depuis un an, relève de la censure déguisée. "Cette décision fait l’affaire des généraux, du gouvernement, des patrons de journaux et même des lecteurs, qui n’ont aucune envie d’entendre parler de la misère qui règne à Gaza", affirme-t-il.
Suleiman Al-Shafi, journaliste pour la chaîne 2, partage ce point de vue. "Je connais chaque pierre de Gaza, où je me sens parfaitement en sécurité. L’armée cherche à contrôler les médias pour mieux faire passer "sa" vérité", juge-t-il.
De son côté, Amira Hass, l’autre expert ès affaires palestiniennes du quotidien Haaretz, impute le blocage à l’attitude de la presse en général. Dès le début de l’Intifada, en 2000, elle a eu besoin des coups de téléphone de sa hiérarchie à l’état-major pour obtenir le droit de traverser le point de contrôle d’Erez. Un soutien qui, aujourd’hui, lui fait défaut. "Le problème tient moins aux ordres de l’armée qu’au manque de volonté des médias de s’y opposer et de couvrir la réalité de Gaza, affirme-t-elle. Ils se comportent comme si ce territoire n’existait pas, comme si, depuis le désengagement (israélien de 2005), l’occupation en avait disparu."
Les reporters israéliens couvrent donc Gaza à distance : par téléphone, à l’aide des dépêches d’agences et grâce aux images envoyées par leurs collaborateurs palestiniens. Un traitement par défaut qui les frustre d’autant plus que, entre le coup de force du Hamas et le blocus économique imposé par Israël, la situation sur place n’a jamais été aussi critique. "Le Hamas est en train de créer un Etat, un Etat stupide qui va dans le sens des plans de l’armée, visant à couper Gaza de la Cisjordanie, et nous sommes incapables de couvrir cette histoire", soupire Amira Hass.
Si Israël, comme le ministre de la défense Ehoud Barak l’a évoqué, met à exécution sa menace d’offensive contre Gaza, la presse israélienne risque de rater une autre histoire. Ou presque : les seuls témoins seront les correspondants militaires "embedded" (embarqués) dans les blindés de l’armée.
Quant aux journalistes palestiniens, quand ils ne sont pas pris pour cible par l’armée d’occupation, ils sont, selon le correspondant du Monde en Palestine,"entre deux feux" :
Publier ou ne pas publier : telle est la question qui se pose chaque jour aux journalistes palestiniens à Gaza, coincés entre les injonctions du gouvernement pro-Fatah de Ramallah et les menaces de l’ex-cabinet Hamas. Hisham Saqalah, rédacteur en chef du site d’information Al-Rassed Al-Alami, avait choisi, lui, de publier. Son article portait sur la prise de contrôle d’un stade par des miliciens islamistes. Représailles immédiates : mardi 6 novembre, des hommes armés ont confisqué son ordinateur, ses archives, son téléphone portable et des dizaines de CD.
Cet incident est le dernier en date d’une longue liste. Depuis la prise de contrôle de la bande de Gaza par le Hamas, Reporters sans frontières (RSF) a recensé neuf agressions de journalistes par la Force exécutive, la police des islamistes, et plus d’une vingtaine d’interpellations. "Personne n’a oublié comment les journalistes qui couvraient les manifestations anti-Hamas de cet été ont été molestés, dit Saud Abou Ramadan, correspondant de plusieurs médias internationaux. Nous ignorons toute une série d’informations pour éviter les menaces téléphoniques au milieu de la nuit."
Pour accroître son contrôle des médias, le Hamas exige désormais de leurs membres qu’ils obtiennent une carte de presse délivrée par "son" ministère de l’information. Sans ce document, pas moyen d’accéder aux conférences de presse patronnées par les nouveaux maîtres de Gaza. "C’est un véritable casse-tête, dit Shadi Al-Kashef, cameraman de l’agence Ramattan, car, de l’autre côté, le gouvernement de Ramallah menace de fermer nos bureaux en Cisjordanie si nous nous conformons aux exigences du Hamas."
En Cisjordanie, la situation est à peine plus enviable. Lundi, à Hébron, deux employés de la chaîne Al-Aqsa, la vitrine télévisée du Hamas, ont été arrêtés par les forces de sécurité et emprisonnés. "Les journalistes figurent parmi les premières victimes de l’affrontement entre les deux factions", déplore RSF. [1]