Bien qu’on ait du se contenter de rumeurs à propos ce qui s’était produit, un institut de prévision stratégique, Stratfor, a pu conclure que « quelque chose d’important s’était passé ».
Jusqu’à présent, les fuites suggèrent que plus d’une demi-douzaine de chasseurs israéliens ont violé l’espace aérien syrien pour larguer des bombes sur un site à proximité de la frontière avec la Turquie. Grâce aux médias américains nous savons également que ce « quelque chose » s’est passé suite à une coordination étroite avec la Maison Blanche. Mais quels étaient l’objectif et la signification de cette attaque ?
Il est important de se rappeler que suite à la guerre menée pendant un mois par Israël contre le Liban il y a un an, un néo-conservateur américain de tout premier ordre, Meyrav Wurmser, la femme de l’ancien conseiller pour le Moyen-Orient de Dick Cheney, avait expliqué que la guerre avait duré parce que la Maison Blanche avait tardé à imposer un cessez-le-feu. Elle ajouta que les néo-conservateurs voulaient laisser du temps et des marges de manœuvre à Israël pour prolonger l’offensive vers Damas.
Leur raisonnement était simple : pour qu’une offensive contre l’Iran puisse être approuvée, il fallait détruire le Hezbollah libanais et au moins refroidir les ardeurs de la Syrie. La stratégie consistait à isoler Téhéran sur ces deux autres fronts hostiles avant de porter l’estocade.
Mais soumis à d’incessants tirs de roquettes du Hezbollah l’été dernier, les nerfs israéliens - ceux de l’opinion publique et ceux de l’armée, ont craqué au premier obstacle. Israël et les Etats-Unis ont été forcés de se contenter d’une résolution du Conseil de Sécurité au lieu d’une triomphale victoire militaire.
Cette offensive ratée eut pour retombée immédiate une baisse significative de l’influence des néo-conservateurs. Leur projet de « destruction créatrice » pour le Moyen-Orient - favoriser une guerre civile régionale et la partition des grands pays qui menacent Israël - risquait d’être mis de côté.
A la place, le camp des « pragmatiques » de l’administration Bush, mené par la Secrétaire d’Etat Condoleezza Rice et le nouveau Secrétaire d’Etat à la Défense Robert Gates, exigea une nouvelle approche. L’impasse semblait totale fin 2006 quand le pétrolier James Baker et son Groupe d’étude sur l’Irak commença un lobbying en faveur d’un retrait progressif d’Irak - très probablement seulement après qu’un dictateur plus fiable soit de nouveau mis en place à Bagdad. Tout semblait indiquer que l’heure de gloire des néo-conservateurs était passée.
Les leaders israéliens ont saisi la gravité de la situation. En janvier 2007, lors de la conférence d’Herzliya, le barnum annuel des grands stratèges, pas moins de 40 faiseurs d’opinions de Washington furent invités à se joindre au traditionnel cortège d’hommes politiques, de généraux, de journalistes et d’universitaire israéliens. Pendant une semaine, les représentants israéliens et américains parlèrent de concert : l’Iran, et son présumé homme de paille le Hezbollah, visaient la destruction totale d’Israël. Le développement d’un programme nucléaire par Téhéran - qu’il soit à des fins civils, selon l’Iran, ou militaires, selon les Etats-Unis ou Israël, devait à tout prix être stoppé.
Pendant que durant tout le printemps et l’automne la Maison Blanche se tenait exceptionnellement silencieuse quant à ses intentions, les rumeurs prêtant à Israël l’intention d’une attaque solitaire contre l’Iran prirent chaque jour un peu plus d’ampleur. D’anciens officiers du Mossad prédisaient une inévitable troisième guerre mondiale, les services secrets militaires israéliens affirmaient que d’ici à peine quelques mois l’Iran aurait réussi à fabriquer une tête nucléaire, des fuites nombreuses dans des média bienveillants faisaient état de vols d’entraînement au-dessus de Gibraltar, et Israël accentua la pression sur plusieurs dizaines de milliers de juifs pour les inciter à quitter Téhéran pour Israël.
Alors que les analystes occidentaux reconnaissaient qu’une offensive contre l’Iran était de plus en plus improbable, pendant la première partie de l’année les voisins d’Israël restèrent des observateurs anxieux, au fur et à mesure que se dessinait de plus en plus nettement le spectre d’une guerre régionale. C’est en particulier la Syrie, après avoir été témoin du déchaînement de violence sur le Liban l’été dernier, qui redoutait que frappe à sa porte la campagne américano-israélienne visant à briser le réseau d’alliances régionales de Téhéran. La Syrie pensait, et avait probablement raison de penser, que ni les Etats-Unis ni Israël n’oseraient attaquer l’Iran sans d’abord mettre au pas le Hezbollah et Damas.
Cela faisait longtemps que la Syrie ne se faisait plus d’illusions quant aux intentions de Washington. Elle n’avait pas réussi à se débarrasser de son statut de paria après le 11 septembre, bien qu’elle ait fourni des renseignements à la CIA sur Al-Quaida et qu’elle ait secrètement proposé la paix à Israël malgré la plaie ouverte du plateau du Golan. A chaque fois elle fut éconduite.
Les probabilités d’une guerre augmentant pendant le printemps, la réponse syrienne ne surprit personne. Elle s’approvisionna sur le marché aux armes de Moscou en missiles anti-aériens et en batteries anti-chars, du type de ceux utilisés par le Hezbollah et qui firent preuve d’une grande efficacité l’été précédent pour repousser l’invasion terrestre du Sud Liban planifiée par Israël.
Comme le concéda avec regret le célèbre historien militaire israélien Martin van Creveld un peu plus tôt cette année, la stratégie américaine forçait Damas à rester dans le giron peu accueillant de l’Iran : “il est probable que le président syrien Bashar al-Assad se retrouve plus dépendant de son homologue iranien, Mahmoud Ahmadinejad, qu’il ne le souhaiterait”.
Toujours prompt à travestir volontairement le comportement d’un ennemi, Israël considéra l’armement militaire de la Syrie comme preuve de l’appétit de Damas pour la guerre. Redoutant apparemment que la Syrie puisse déclencher une offensive en prenant à tort les signaux en provenance d’Israël pour des preuves d’une intention belliqueuse, le Premier ministre israélien, Ehud Olmert demanda à la Syrie d’éviter “tout mauvais calcul”. L’opinion israélienne se prépara pendant tout l’été à une guerre bien plus dangereuse que celle de l’été précedent le long de sa frontière nord.
C’est à ce moment-là, en pleine tension, qu’Israël déclencha son attaque, lançant plusieurs chasseurs en territoire syrien pour une mission éclair visant à bombarder un site près de Dayr a-Zwar. Au moment où la Syrie officialisa la nouvelle de l’attaque, on pouvait voir à la télévision les généraux israéliens célébrer le nouvel an juif mais refusant tout commentaire.
Les détails sont depuis restés rares : Israël imposa un black-out sur l’information qui fut sévèrement contrôlé par la censure militaire du pays. C’est aux média occidentaux qu’incomba la tâche de spéculer sur ce qui s’était passé.
Aucun des sages et des analystes ne souligna qu’en attaquant la Syrie, Israël commettait un acte d’agression flagrant contre son voisin du nord, du type de ceux dénoncés comme "crime international suprême" par le tribunal militaire de Nuremberg.
De même, personne ne dénonça le deux poids - deux mesures flagrant appliqué à l’offensive israélienne contre la Syrie comparé à la bien moindre violation de la souveraineté israélienne commise par le Hezbollah un an plus tôt, quand des milices chiites capturèrent deux soldats israéliens à un poste frontière et en tuèrent trois autres. Beaucoup firent de l’acte du Hezbollah la justification du bombardement et de la destruction de la majeure partie du Liban, même si quelques âmes délicates se demandèrent si la réponse d’Israël n’était pas « disproportionnée ». Est-ce que ces analystes approuveraient aujourd’hui une réplique similaire de la Syrie ?
Cette question fut de toute évidence délaissée car, comme le montrait la couverture médiatique occidentale, personne - notamment les leaders israéliens- ne croyait que la Syrie était en mesure de répondre militairement à l’offensive israélienne. La peur d’un « mauvais calcul » émise par Olmert s’était évaporée dès qu’Israël fit le calcul pour Damas.
Mais qu’espérait gagner Israël avec ces frappes ?
Des média américains, moins bâillonnés, émergent des histoires qui laissent suggérer deux scénarii. Le premier affirme qu’Israël visait des convois iraniens destinés au Hezbollah et qui passaient par la Syrie ; le second qu’Israël a bombardé une vieille centrale nucléaire syrienne dans laquelle étaient déchargés des matériaux en provenance de Corée du Nord, peut-être dans le cadre d’un programme nucléaire commun de Damas et de Téhéran.
(Quant aux spéculations sur un test des défenses anti-aériennes syriennes par Israël en vue d’une offensive contre l’Iran, elles ignorent le fait que l’aviation israélienne choisirait presque à coup sûr un plan de vol via l’espace aérien de la Jordanie, qui lui est plus amicale).
Quelle crédibilité accorder à ces deux scénarii ?
Les accusations contre Damas portant sur la question nucléaire furent si rapidement abandonnées par les experts de la région que Washington atténua rapidement son accusation et se limita à affirmer que la Syrie cachait des matériaux pour le compte de la Corée du Nord. Mais pourquoi la Syrie, alors qu’elle est déjà harcelée par Israël et les Etats-Unis, fournirait-elle un tel prétexte en or pour se faire battre ? Pourquoi, de la même façon, la Corée du Nord ruinerait-elle l’accord sur le désarmement qu’elle a chèrement négocié des Etats-Unis ? Et pourquoi, si la Syrie s’était secrètement lancée dans un programme nucléaire, aurait-elle alerté le monde entier en révélant les frappes israéliennes ?
La seconde justification de l’attaque avait au moins le mérite d’être ancrée dans une réalité plus tangible : il est incontestable que Damas, le Hezbollah et l’Iran ont des équipements militaires en commun. Mais leur alliance devrait être perçue comme le type de pacte défensif indispensable à des acteurs vulnérables d’une région dominée par les Sunnites, où les Etats-Unis recherchent un contrôle absolu du pétrole et ne soutiennent que les régimes répressifs qui collaborent aux conditions qu’on leur impose. Tous trois savent bien que c’est le boulot d’Israël que de terroriser et de punir les régimes dissidents.
Contrairement à l’impression que l’on veut donner en occident et notamment à travers les fréquentes mauvaises traductions des discours d’Ahmadinejad, une haine exterminatrice envers Israël et les Juifs n’est pas ce qui relie ces trois pays.
Cependant, les justifications des frappes israéliennes ont une signification politique, en ce qu’elles rapprochent intelligemment plusieurs éléments d’un même argumentaire dont les néo-conservateurs et Israël ont besoin pour justifier une offensive contre l’Iran avant que Bush ne quitte ses fonctions en 2009. Chaque scénario met en avant un « axe du mal » chiite, coordonné par l’Iran, ourdissant activement la destruction d’Israël. Et chaque histoire offre le prétexte d’une offensive contre la Syrie, prélude d’une attaque préventive contre Téhéran - lancée soit par Washington, soit par Israël - pour sauver Israël.
Le fait que ces histoires semblent avoir été instillées dans les média américains par des rois de la propagande néo-conservateurs comme John Bolton aurait du nous alerter - de même que l’aveu que la seule preuve d’actes malveillants de la Syrie vienne de « renseignements » israéliens, dont la véracité ne peut être mise en cause puisque Israël ne confirme pas officiellement l’offensive.
Pas besoin de préciser que nous sommes de nouveau dans un jeu de miroirs, tout comme dans la période précédant l’invasion américaine en Irak et depuis l’occupation qui s’ensuivit.
La “guerre contre le terrorisme” de Bush était initialement justifiée par les liens pratiques et fabriqués entre l’Irak et Al-Qaeda, ainsi que bien sûr par les armes de destruction massive qui, on l’apprit plus tard, avaient été détruites plus de 10 ans auparavant. Mais depuis Téhéran a toujours été la cible ultime de ces incroyables inventions.
Il y eut les faux documents prouvant que l’Irak avait importé de l’uranium enrichi du Niger pour fabriquer des têtes nucléaires et qu’elle partageait son savoir-faire nucléaire avec l’Iran. Et quand l’Irak s’effondra, des idéologues néo-conservateurs comme Michael Ledeen propagèrent immédiatement une rumeur retraçant le chemin de l’introuvable arsenal nucléaire : des agents iraniens l’auraient tout simplement escamoté en dehors d’Irak, profitant du chaos créé par l’invasion américaine.
Depuis lors, nos média ont apporté la preuve que leur appétit pour des histoires aussi fantaisistes est bien présent. Si l’implication de l’Iran dans le soutien de ses frères chiites en Irak contre l’occupation américaine est au moins crédible, on ne peut pas en dire autant de la rengaine de la Maison Blanche affirmant que Téhéran est derrière les soulèvements sunnites en Irak et en Afghanistan. Il y a quelques mois, les média « révélaient » que l’Iran conspirait secrètement avec Al-Qaida et les milices sunnites irakiennes pour expulser l’occupant américain.
A quoi servent les constantes insinuations contre Téhéran ?
Les dernières accusations doivent être considérées comme exemplaire de la volonté d’Israël et des néo-conservateurs de « créer leur propre réalité », selon la célèbre formule d’un conseiller de Bush pour résumer la philosophie néo-conservatrice du pouvoir. Plus le Hezbollah, la Syrie et l’Iran sont menacés par Israël, plus ils sont forcés de se rapprocher et d’agir en vue de se protéger - par exemple en se réarmant- ce qui peut être travesti en une menace « d’extermination » contre Israël et contre l’ordre mondial.
Van Creveld nota par le passé que Téhéran serait “fou” de ne pas chercher à fabriquer des armes nucléaires étant donné l’évidente logique des machinations d’Israël et des Etats-Unis pour renverser le régime. De la même manière, la Syrie ne peut se permettre de renoncer à son alliance avec l’Iran ou à son soutien au Hezbollah. Dans le contexte actuel, ces liens sont le seul moyen à sa disposition pour prévenir une attaque ou forcer les Etats-Unis et Israël à négocier.
Mais il est aussi question des preuves nécessaires à Israël et aux néo-conservateurs pour rendre la Syrie et l’Iran coupables aux yeux de l’opinion américaine. L’offensive contre la Syrie fait partie d’une manœuvre intelligente, visant à conquérir ou contourner les sceptiques de l’administration Bush, à la fois en prouvant la culpabilité de la Syrie et en la provoquant à répondre.
Depuis le week-end [1], il semblerait que Condoleezza Rice veuille inviter la Syrie à participer à une conférence régionale pour la paix voulue par le président Bush en novembre. Aucun doute qu’une telle initiative de détente est farouchement combattue par Israël et les néo-conservateurs. Cela va à l’encontre de leur stratégie visant à impliquer Damas dans « l’arc chiite de l’extrémisme » et à préparer le terrain pour une offensive sur la véritable cible : l’Iran.
Pendant ce temps, la Syrie se bat, comme depuis longtemps, avec la seule arme dont elle dispose : l’offensive diplomatique. Depuis deux ans, Bashar al-Assad propose un accord de paix généreux à Israël incluant le plateau du Golan, que Tel Aviv refuse de prendre en compte. Cette semaine, la Syrie a fait un geste supplémentaire vers la paix en proposant un autre territoire occupé par Israël, les Fermes de Chebaa. Dans le cadre de cette proposition, les Fermes - qui appartiennent au Liban comme le reconnaît maintenant les Nations Unies, mais qu’Israël continue d’attribuer à la Syrie et dont il conditionne la restitution à un accord sur le plateau du Golan - seraient placées sous contrôle des Nations Unies jusqu’à une résolution de la question de leur souveraineté.
Si les initiatives de Damas étaient reprises, la région pourrait envisager une ère de calme relatif et de sécurité. Ce qui est suffisant pour qu’Israël et les néo-conservateurs y soient tellement opposés. Ils doivent au contraire créer une nouvelle réalité - dans laquelle les puissances de la « destruction créatrice » si chères aux néo-conservateurs submergent une partie une peu plus grande de la région. Pour nous, un vocabulaire plus simple suffit. On nous prépare à une catastrophe.