...la construction de la barrière a aggravé le problème, déjà chronique, du chômage en Palestine ..... Par conséquent le nombre de travailleurs palestiniens bon marché augmente. Ces personnes sont désespérées et elles sont prêtes à accepter n’importe quel travail pratiquement à n’importe quel prix.....
Le chaos juridique, l’insécurité au sujet des droits, le manque d’information parce que les témoins ont peur de parler et une totale dépendance entre les histoires des employeurs et des employés semblent avoir transformé la Cisjordanie en "no-man’s land" juridique où tout est possible et rien n’est interdit
Il est six heures un froid matin d’hiver à Tulkarem, une importante ville de Cisjordanie.
Devant une étroite porte métallique ouverte dans le long mur de béton, qui longe la rue Taybeh, en face du garage d’Adjib, des centaines de Palestiniens en salopettes et pull-overs, des sacs de sandwichs à la main, sont rassemblés et attendent patiemment l’ouverture de la porte.
Ils se claquent les bras contre le corps pour se réchauffer, et sous la lumière des projecteurs placés en haut du mur, leur souffle fait de petits nuages.
Derrière la porte en fer se trouve la zone industrielle israélienne au nom poétique de `Nizzane Ha Shalom` (littéralement : les bourgeons de la paix) et pour beaucoup de Palestiniens, ce nom symbolise la dernière chance de travail.
Nizzane Ha Shalom, qui est située entre Tulkarem d’un côté, et le mur de séparation et la route israélienne n° 6 de l’autre, a été ouverte en 1995 pour être l’une des neuf zones industrielles planifiées en Cisjordanie. Il y a sept usines, qui fournissent du travail à environ 700 Palestiniens dans divers secteurs tels la production de cartons, des pièces de rechange en plastique, des pesticides et des liquides toxiques.
"C’est mieux que pas de travail du tout" commente M., 35 ans, qui travaille dans l’usine de cartons `Tal El Iesoef Ve Mihzoer Ltd`. M. nous supplie de ne pas publier son nom.
Ce père de 5 enfants vient ici tous les jours - six fois par semaine, 9 heures par jour - pour un salaire horaire de 11 shekels (ndt : 2€), ce qui représente plus de 7 shekels de moins que le salaire horaire minimum pour les Israéliens. Et pour ce salaire, M. se tue littéralement au travail.
Pourquoi ? Parce qu’il est un privilégié, dit-il.
"Bien sûr, je sais que les conditions sont mauvaises mais au moins, j’ai un travail. Je peux nourrir ma famille et envoyer mes enfants à l’école."
Mais parfois, la peur accable M.. Son patron le renverra-t-il s’il demande une augmentation ou s’il arrive en retard ou s’il tombe malade ? Cela est déjà arrivé. Les retardataires sont punis et sont privés de travail et de salaire pendant une semaine ou plus. Les rebelles, les malades et les faibles sont renvoyés sur le champ.
"Là où je travaille, le patron peut immédiatement trouver dix autres personnes," explique M.. Alors, il quitte sa maison à cinq heures du matin, il ne demande pas le salare minimum, il travaille quand il est malade et pendant les fêtes de l’Id Al Adha, et il n’a jamais entendu parler de vacances.
Son collègue plus vieux de 10 ans, J., sait ce qui arrive si vous protestez.
"Il y a déjà dix ans que je travaille dans cette usine de bois israélienne. L’entreprise n’a pas de nom et je doute qu’elle soit même enregistrée. Je gagne 100 shekels (ndt : 18€) par jour pour 9 heures de travail. Nous sommes 30 employés. Il n’y a pratiquement pas de protection contre le soleil ou la pluie, et l’usine n’a pas de plancher. En hiver, nous sommes toute la journée dans la boue. Il n’y a pas de toilettes et nous ne sommes pas autorisés à sortir, parce que cette porte de fer ne s’ouvre qu’à quatre heures. Pouvez-vous imaginer combien cela devient sale, avec trente hommes ? Il y a deux ans, j’ai enfin trouvé le courage de me plaindre. Vous savez ce qui est arrivé ? J’ai été mis à la porte sur le champ et je suis rentré sans salaire à la maison. Quinze jours plus tard, le téléphone a sonné. C’était mon patron. Il m’a dit qu’il me donnait une dernière chance, mais que je devais la fermer."
Et c’est ce que fait maintenant J.. Il ne s’est pas plaint du manque de vêtements de protection et il n’a rien dit quand le jeune Namer s’est accidentellement blessé par au ventre avec l’agrafeuse électrique et qu’il a été renvoyé chez lui sans salaire.
Mais il admet qu’il est furieux. "Le pire, c’est que le directeur s’en moque. Ce n’est pas qu’il nous traite comme des animaux. C’est qu’il ne nous voit même pas."
Le comble
De fait, la construction de la barrière a rendu Nizzane ha Shalom - ainsi que des colonies israéliennes et autres zones industrielles proches de la barrière - plus séduisant pour les hommes d’affaires israéliens, dit Shahiye Yacub, représentant du Ministère palestinien du travail à Tulkarem.
"D’un côté, la construction de la barrière a aggravé le problème, déjà chronique, du chômage en Palestine ; 150.000 Palestiniens, qui travaillaient légalement ou non en Israel avant 2000, ne peuvent plus y aller. Et des dizaines de milliers de fermiers sont séparés de leurs propres terres par le mur. Aujourd’hui seule une moyenne de 10.000 Palestiniens - fonction de la situation sécuritaire - peut entrer en Israel. Par conséquent le nombre de travailleurs palestiniens bon marché augmente. Ces personnes sont désespérées et elles sont prêtes à accepter n’importe quel travail pratiquement à n’importe quel prix.
D’un autre côté, les entreprises israéliennes se sentent en confiance dans les zones industrielles proches du mur en raison du haut niveau de sécurité."
D’après le Bureau Central des Statistiques palestinien, le taux de chômage atteignait 28.4% au 4ème trimestre 2006. Cela pourrait sembler relativement bas mais il faut garder à l’esprit que plus de la moitié de la population palestinienne est composée d’enfants et donc le nombre de personnes à charge est élevé. Parfois, un ouvrier doit faire vivre 10 personnes.
Yacub : "Officiellement, il y a environ 18.000 Palestiniens qui travaillent dans des usines et des colonies israéliennes en Cisjordanie mais je ne peux même pas estimer combien travaillent sans permis, en particulier dans le secteur agricole."
Blessures et amputations
Pendant ce temps, un groupe de 15 ouvriers s’est regroupé autour de nous devant la porte métallique à Tulkarem. Ils chuchotent et hochent la tête.
Abdelatif Abu Raye, un jeune homme avec des yeux bleus vifs, trouve le courage de me raconter son histoire.
Il y a quelques mois il a eu la main sectionnée alors qu’il travaillait sur une machine à découper dans l’usine de cartons. L’employeur l’a alors renvoyé chez lui et il a cessé de lui payer son salaire. Depuis cet accident, Abu Raye est hémiplégique. A l’hôpital de Tulkarem on n’a pas pu réaliser l’opération assez compliquée qui aurait pu lui sauver la motricité de sa main et il n’a pas été autorisé à aller dans un hôpital israélien ce qui aurait pu l’aider.
Abu Raye : `Mon employeur ne m’a payé aucun indemnité et en raison de ma blessure, je ne peux plus trouver de travail nulle part. Ma carte magnétique (le permis pour travailler dans les secteurs israéliens) a été annulée. J’ai contacté un avocat qui a commencé des procédures auprès d’un tribunal en Israel, mais je ne peux même pas le rencontrer parce que je n’est pas le droit de franchir le checkpoint."
Un autre ouvrier, Mohammed Abu Harma, ne peut plus, lui, raconter son histoire. Il y a 5 ans, on lui a demandé de construire une barrière autour de l’usine `Rational Systems` à Nizzane Ha Shalom, se souvient son fils, Majed.
"Ils ont utilisé des fûts de déchets chimiques en plastique pour soutenir la barrière. Un de ces fûts a explosé et mon père a été blessé à la tête. Il est mort de ses blessures quatre jours plus tard, laissant ma mère se débrouiller seule avec huit enfants. Nous n’avons jamais reçu de pension ou d’indemnités."
Majed, qui avait à l’époque 22 ans, a dû arrêter ses études et trouver un travail pour faire vivre la famille.
"Nous sommes en procès depuis deux ans avec l’employeur de mon père, mais les juges n’ont toujours pas donné leurs conclusions."
D’autres nous ont rejoints, avec des histoires de doigts amputés, de blessures et de problèmes respiratoires causés par leur travail dans l’une des usines. A écouter ces Palestiniens, il semble que les accidents du travail occasionnés par les risques professionnels, de sécurité et sanitaires sur le lieux de travail sont courants ici.
A six heures et demi exactement, la porte métallique s’ouvre et tous les hommes disparaissent. La porte ferme à 7 heures et elle va rester fermée pendant les 9 prochaines heures.
Symbiose
C’est une sensation étrange d’entrer dans la zone industrielle , du côté israélien, un peu après les autres. Ici, pas de portes métalliques fermées, pas de longues files d’attente d’ouvriers, pas de barrière de séparation. Au croisement de la Route n° 6, on tourne à droite et on passe devant un garde somnolent à l’entrée de la porte. Les hauts murs autour de la zone industrielle cache la vue de Tulkarem et donne l’impression qu’on est en Israel.
Nous tentons d’obtenir des rendez-vous avec les patrons de deux entreprises, mais nous n’allons pas plus loin que la secrétaire qui nous renvoie poliment.
Gil Letterman, le propriétaire de Rational Systems - une usine de pièces en polyuréthane pour imprimantes et pour équipements médicaux - accepte de nous parler et nous invite à venir voir par nous-mêmes.
Il a créé son entreprise il y a 25 ans dans la ville côtière de Netanya, mais avec le début de l’Intifada il est devenu de plus en plus difficile pour ses ouvriers palestiniens de venir travailler et donc Letterman a déplacé une partie de ses activités - le montage des pièces, la peinture, le contrôle et l’emballage - dans cette zone.
"Il est intéressant de venir ici en raison de la proximité du Mur. Un autre avantage est que cette zone industrielle est déclarée comme une"Zone C" et nous ne payons pas "Arnona" (un impôt israélien)." explique Letterman.
Certaines usines ont parfois d’autres bonnes raisons pour venir s’installer dans cette zone. Par exemple, à côté de Letterman `Geshuri Industry`, qui est sans doute la plus grande usine de la zone industrielle de Tulkarem et qui est spécialisée dans les pesticides et autres produits chimiques, était implantée à Kfar Saba jusqu’en 1985, mais les habitants du lieu se sont plaints de ses horribles fumées et elle a déménagé en Cisjordanie. Les résidents de Tulkarem et de `Lev Ha Sharon` du côté israélien se sont plaints mais ils n’ont pas réussi à faire partir Geshuri de Tulkarem.
L’usine de Rational Systems semble bien organisée et les ouvriers portent des vêtements de protection. Letterman assure qu’il n’a aucun problème concernant les normes de salaires ni de sécurité.
Mais qu’en est-il de l’accident d’Abu Harma dont nous avons entendu parler ?
Il admet qu’il a eu des problèmes avec des sous-traitants, comme avec Abu Harma par le passé, mais ceux-ci ont été résolus au niveau juridique.
"Certains ouvriers palestiniens sont chez nous depuis la création de l’entreprise et maintenant j’emploie même la deuxième génération, leurs fils. Je connais leurs familles ; j’ai assisté à leurs mariages. Ce sont des gens honnêtes et dignes de confiance qui sont bien payés. Vous devez comprendre que les Palestiniens aussi profitent des usines israéliennes qui sont ici, au moins ils ont du travail, et je vous parie qu’ils gagnent plus à Nizzane Ha Shalom que chez un employeur palestinien de Tulkarem."
Avec 50% de la population palestinienne qui vit sous le seuil de pauvreté - que les organisations internationales ont fixé à 2.10 dollars par jour - Letterman a peut-être raison et les Palestiniens devraient en effet être heureux de pouvoir travailler et nourrir leurs familles. Mais la question est : dans quelles conditions et pour quel prix ?
Tout-à-coup, ici, entre la barrière de séparation et la ville palestinienne de Tulkarem, le paradoxe israelo-palestinien devient tristement clair.
L’occupation et le conflit ont créé une intense symbiose entre les employeurs israéliens qui, grâce à des conditions favorables, ont déménagé en Cisjordanie, et les ouvriers palestiniens qui ont besoin de travail. Si vous liquidez les employeurs par des sanctions économiques ou la fermeture, vous tuez également les employés palestiniens, et si les employés palestiniens ne sont pas autorisés à travailler, les entreprises israéliennes ne peuvent pas exister.
Problème structurel
En 2007, ces histoires semblent incroyables mais elles ne sont pas exceptionnelles.
Salwa Alinat, représentant de Kav La Oved, une organisation de protection des droits des travailleurs, a lancé il y a un an et demi un programme d’information et d’aide aux travailleurs palestiniens employés par des entreprises israéliennes en Cisjordanie, et partout il a entendu les mêmes histoires ou pire encore.
"J’ai parlé à des cueilleurs de dattes de Jéricho, employés dans une colonie israélienne, qui - pendant la récolte en avril et en mai - devaient rester assis dans un palmier pendant 9 heures de suite sous un soleil de plomb, sans même une pause pour aller aux toilettes. Et ils ne gagnaient même pas le salaire minimum."
"Une Palestinienne, femme de ménage chez des colons, doit supporter le harcèlement des gardes à l’entrée de la colonie pour ne pas perdre son travail. J’ai rencontré des ouvriers qui travaillent des heures et des heures, dans des conditions dangereuses, avec une protection insuffisante et ils gagnent 10 shekels (ndt 1,8 €), voire moins. Le pire, ce sont les histoires concernant le travail des enfants. Pendant les mois d’été, des enfants de 12 ou 13 ans travaillent en 2 équipes de 12h chacune.
J’ai rencontré un garçon de 10 ans seulement, qui travaille dans un entrepôt de la Vallée du Jourdain pendant les vacances l’été mais également le soir après l’école, parce que son père est au chômage et que sa famille a besoin d’argent."
La Cisjordanie a été divisée en trois gros centres économiques par des barrières, des checkpoints et des barrages routiers : le nord, le centre et le sud. Par conséquent, la production et les intérêts sont localisés, explique Alinat. Les Palestiniens ne peuvent pas circuler librement entre ces centres et donc l’information reste également limitée aux données locales.
"Les gens ne comprennent pas que nous avons un problème structurel en Cisjordanie"dit Alinat.
Un système de permis et de cartes
Il n’est pas facile d’obtenir légalement un travail dans l’une des colonies ou des zones industrielles, parce qu’il faut une autorisation de l’autorité militaire - la fameuse "carte magnétique" - pour entrer dans les colonies et les zones industrielles, explique Alinat. Certains ouvriers travaillent donc "au noir" sans contrat ou sans aucune assurance.
On ne reçoit la carte qu’après un contrôle complet des risques sécuritaires effectué par le `Shabak`, l’agence de sécurité israélienne.
Alinat : "Les raisons justifiant l’obtention ou le refus du permis ne sont pas claires. On voit des ouvriers dont les permis ont été refusés pour raisons de sécurité bien qu’ils n’aient jamais eu de casier judiciaire ni de liens avec ce qu’Israel considère comme des organisations terroristes."
Par conséquent, l’employeur doit faire une demande de permis de travail (Ishur Avoda). Le prix de ces permis, environ 1.200 shekels (ndt : 218 €), doit être avancé par l’employé qui, même avant de commencer son travail, dépense donc déjà une petite fortune.
Alinat : "Ce permis vaut de l’or pour les Palestiniens, il représente un atout important pour certains employeurs, et il conduit parfois au chantage. S’il n’agit pas selon les instructions du patron, le travailleur perd sa carte et son travail."
Enquête
Il nous est encore difficile de croire qu’un tel système, quasi colonial, existe sous notre nez et que personne ne semble être au courant ni vouloir le changer. Avec notre guide palestinien, le militant des droits de l’homme, Zakaria Sadea, nous décidons de faire une petite enquête sur le terrain.
Nous nous arrêtons d’abord dans la zone industrielle de Karnei Shomron, une colonie de 6.500 habitants datant de 1978, située au sud de Tulkarem. Dans la zone industrielle, nous avons compté 10 usines israéliennes.
Devant l’acierie "G.T.", qui est entourée par de hauts murs - selon les Palestiniens, elle fabrique des pièces pour l’armée - nous tombons sur Hakan (46 ans). Hakan travaille depuis 9 ans pour "G.T." mais il ne veut plus y rester.
"Je travaille 10 heures par jour et je gagne 100 shekels (ndt,18€). Mon patron est très dur. L’autre jour, un bloc de 200 kilos est tombé sur le pied de mon collègue et le patron lui a dit de continuer de travailler en disant que la douleur passerait. Je ne suis pas assuré et je suis inquiet pour ma famille si je suis blessé ici. Cà ne vaut vraiment pas le coup."
Nous essayons de parler à l’employeur d’Hakan mais la porte reste fermée. Les fouineurs ne sont pas les bienvenus ici.
Sur le parking de l’usine de poubelles en métal voisine - nous n’avons pas trouvé son nom - se produit un incident étrange.
Un jeune Palestinien s’approche de notre voiture et il nous murmure par la vitre à demi ouverte, tandis que son regard inquiet passe de nous à l’entrée de l’usine : "Je travaille ici et je gagne 9 shekels (ndt : 1,6€) de l’heure mais je ne peux pas le prouver parce que je n’ai aucun bulletin de salaire, ni aucun autre papier”. Lorsqu’un homme âgé se dirige vers nous - plus tard, nous comprenons qu’il s’agit de son supérieur - il nous souffle : "Ne lui dites rien" et il disparait soudain entre les voitures.
Faleh - le contremaître palestinien - nous assure que les conditions de travail sont parfaites. "Les Palestiniens devraient être reconnaissants d’avoir un travail ici. Tout le monde est bien payé. Moi, par exemple, je gagne 11.000 shekels (ndt : 2.000€) par mois."
Nous quittons l’usine, troublés par les contradictions entre ces histoires. Qui dit vrai, qui dit faux ?
Est-ce que tous ces ouvriers racontent simplement des histoires ou est-ce le signe d’un phénomène qui existant dans certaines usines ainsi que me l’avait dit Alinat : un système colonial du genre "diviser pour régner" dans lequel certains "bons" Palestiniens obtiennent des faveurs - de meilleurs salaires et de meilleures conditions - en échange d’informations sur la conduite des autres ouvriers et d’un contrôle quotidien ?
Barkan
En passant par les zones industrielles d’Alfei Menashe et d’Emanuel, où nous entendons les mêmes plaintes de la part des ouvriers, nous nous rendons à Barkan, qui est située au sommet d’une colline près d’Ariel, à l’est de la Cisjordanie,.
Barkan existe depuis 25 ans et, avec ses 120 usines, elle est l’une des principales zones industrielles en Cisjordanie. Il est clair que Barkan prévoit une nouvelle extension, puisque, en bas de la pente, nous remarquons des constructions en cours.
Les usines fabriquent divers produits, allant du plastique et du métal à l’alimentaire et au textile, et elles emploient environ 5.000 ouvriers. Selon un rapport publié en 2006 par United Civilians for Peace, certains des produits sont exportés vers le marché européen,. Ainsi, la multinationale européenne Unilever est actionnaire majoritaire de Beigel et Beigel, où travaillent environ 50 Palestiniens, et Ketter Plastics vend ses produits en Hollande et en Belgique.
Les rues sont vides. La plupart des usines se trouvent derrière des murs et des barrières. Via l’intercom de la porte, nous essayons de parler à plusieurs employeurs, mais nous nous faisons éconduire.
A `Oram Joram Arizot`, une usine d’emballages plastiques, le directeur, Ronnie Kaufman, nous invite dans son bureau. Nous ne sommes pas autorisés à pénétrer dans l’usine, dit Kaufman, parce que nous ne sommes pas assurés.
Cette usine, avec un chiffre d’affaires annuel de 5.000.000 dollars emploie 20 ouvriers, moitié Israéliens et moitié Palestiniens.
Nous entendons l’histoire classique. Selon Kaufman, les relations sont bonnes et il appelle un Palestinien pour le confirmer. Ibrahim, un vieil homme avec des rides autour des yeux, travaille ici depuis 18 ans et se dit satisfait de son emploi. "Je gagne 5.000 shekels (ndlt : 910€) et il y a une bonne ambiance. Que pourrait-on demander de plus ?"
Mais quand nous revenons à notre voiture, un autre employé qui a reconnu Sadea l’appelle sur son téléphone portable et le met en garde : "Ne vous laissez pas abuser par l’histoire d’Ibrahim. Nous ne gagnons que 9 shekels de l’heure et nous travaillons dix heures par jour."
Chaos juridique
Notre confusion est à son comble quand nous essayons de trouver quelle est la législation qui régit la relation entre une entreprise israélienne et un ouvrier palestinien sur le sol palestinien. Est-ce la législation du travail israélienne ou peut-être la loi militaire ? Ou même la législation palestinienne ?
Selon Juval Livnat, un avocat spécialisé dans la législation du travail et conseiller juridique de Kav La Oved, ce n’est pas clair.
Les zones industrielles et les colonies sont habituellement situées dans les soi-disant "Zones C", ce qui signifie qu’elles sont sous juridiction israélienne. On pourrait s’attendre à ce que la législation du travail israélienne y soit aussi applicable, mais le tribunal du travail (ndlt : les prudhommes ?) a décidé que c’est la loi jordanienne qui s’applique aux ouvriers palestiniens, sauf si cela viole l’intérêt public (israélien, ndt). Une telle décision permet toutes les interprétations et toutes les extrapolations. En outre, la législation jordanienne remonte à 1967 - avant la Guerre des Six Jours - et elle ne donne aux ouvriers que des droits et une protection très limités en ce qui concerne les horaires de travail, les normes de sécurité et les vacances.
Il en résulte que les ouvriers palestiniens sont juridiquement discriminés par rapport à leurs collègues israéliens sur un même lieu de travail, et c’est inacceptable."
Il semble que les Palestiniens aient droit au salaire minimum israélien, selon un ancien ordre militaire israélien, mais le Minhal Izrahi, l’Administration Civile pour la "Judée et Samarie", qui doit surveiller l’application de cet ordre, ne le fait pas.
Livnat : "J’ai envoyé au Minhal Izrahi des plaintes concernant de fausses feuilles de paye - par exemple, l’employeur a déclaré moins de jours que l’ouvrier n’a travaillé - et des bulletins de salaires falsifiés, mais il n’a pas donné suite."
Dans un Etat démocratique, la solution parait évidente. Pourquoi ces Palestiniens ne poursuivent-ils pas leurs employeurs devant un tribunal du travail israélien ?
Mais s’ils ont le courage de le faire, ces Palestiniens sont alors face à un autre mur : Ils sont considérés comme des résidents étrangers en Israel, lesquels pourraient ne pas payer leurs dettes, et ils doivent donc déposer de fortes sommes d’argent - pouvant atteindre 5.000 shekels - pour garantir le paiement des frais de justice avant même que les procédures n’aient commencé.
Et le droit international n’est d’aucune aide non plus, explique un représentant de l’organisation OIT (Organisation Internationale du Travail de l’ONU), parce qu’il y a une incertitude juridique quant au fait de savoir si Israel est tenu d’appliquer les engagements des traités internationaux sur les normes de travail dans les territoires occupés.
L’autorité
Le chaos juridique, l’insécurité au sujet des droits, le manque d’information parce que les témoins ont peur de parler et une totale dépendance entre les histoires des employeurs et des employés semblent avoir transformé la Cisjordanie en "no-man’s land" juridique où tout est possible et rien n’est interdit.
Nous nous retournons vers la seule institution indépendante qui devrait et pourrait connaître tous les faits : le Minhal Izrahi.
Dans le cadre des “Mesures pour améliorer le bien-être de la population dans les territoires (ndt, occupés)” de l’état d’Israël, cette institution est responsable : “(...) de l’administration des activités civiles (...) pour le bien-être et dans l’intérêt supérieur de la population arabe” et l’une des mesures mentionnée est "l’établissement d’un salaire minimum".
Mais le représentant chargé des problèmes du travail, Itzhak Levi, n’est pas autorisé à nous fournir d’informations sur le nombre d’usines israéliennes en Cisjordanie, sur le nombre de leurs employés, ni à nous dire si le "Minha" a eu à connaître de plaintes semblables et ce qu’il compte y faire. Il nous adresse au capitaine Tzidki Maman qui nous promet une réponse rapide. C’était le 18 février. Depuis, nous n’avons pas eu de ses nouvelles.
Et tandis que Maman cherche des réponses, l’ouvrier palestinien M. continue à travailler en silence dans la zone industrielle de Tulkarem.
Pour lui, il n’y a aucune autre solution.
publiée par Alternatives -International http://alternatives-international.net/article779.html
et par l’AFPS http://www.france-palestine.org/article6177.html