Prologue : petit tour de dictionnaire.
Qu’est-ce qu’un état démocratique ? Un état qui respecte les lois de la démocratie. Et la démocratie, alors ? Une doctrine politique ou un état basé sur cette doctrine qui préconise que la souveraineté doit appartenir à l’ensemble des citoyens. Et un citoyen ? Un habitant d’une ville, qui est habilité à jouir du droit de cité ou l’habitant d’une république. Et la souveraineté ? Autorité suprême, indépendance.
Les enfants butent souvent sur de telles recherches sémantiques qui semblent se mordre la queue à n’en plus finir et qui, souvent, embrouillent plus qu’elles n’éclairent. Mais un enfant est un enfant, alors qu’un adulte, lui, dispose, en principe, de références extérieures (vocabulaire, philosophie, histoire, connaissances en législation) qui doivent lui permettre de débrouiller l’écheveau, de connaître le sens des mots qu’il utilise et, donc, de les utiliser à bon escient et en toute rationalité.
Or, il se trouve que le mot « démocratie » est, précisément, un des mots les plus utilisés dans les médias occidentaux et, singulièrement, comme modèle à l’égard des pays du Sud, en général, et des pays arabes, en particulier.
Sortons donc de la lecture littérale du dictionnaire pour tenter de résumer l’essence de ce mot, telle qu’elle est ordinairement comprise par tous en Europe.
La démocratie est généralement comprise, sous nos latitudes, comme la forme la plus aboutie du respect des droits « naturels », « inaliénables » de l’homme, au premier rang desquels la liberté (avec la fameuse limite : « ma liberté s’arrête là où elle met en danger celle des autres »). Dans sa mise en œuvre, elle passe par le droit à l’expression pour tous et le droit de choisir ses représentants, à la majorité. Toutefois, contraire au mot « dictature », elle ne souffre pas, non plus, qu’une minorité soit écrasée au nom de la majorité (ainsi, personne ne songerait aujourd’hui à qualifier le régime hitlérien de « démocratie », même si Hitler fut bien élu « démocratiquement » en 33). Aussi, une véritable démocratie doit-elle, à la fois, respecter l’expression majoritaire de son peuple et respecter les droits fondamentaux de l’Homme, en premier lieu la liberté.
En 1819, Benjamin Constant tentait de dresser un tableau de cette dernière pour un Occidental ordinaire :
« C’est, pour chacun, le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion ... de disposer de sa propriété, d’en user même, d’aller, de venir sans en obtenir la permission et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus... Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement.... »
Ainsi donc, pour les Européens que nous sommes, la notion de liberté (et, donc, de démocratie) ne saurait souffrir d’application à géométrie variable, en fonction des groupes ou des individus concernés ... sous peine de n’en être plus une !
Petit voyage dans la ville d’Ubu, au pays de Kafka.
Tel Candide découvrant le monde, je suis allée dans un pays qui m’était conté comme une démocratie. Et qu’ai-je vu ?
Avant de pouvoir pénétrer dans sa « capitale déclarée » (dixit le dictionnaire),je dus faire la queue derrière de lourdes grilles, passer des tourniquets, des barrières électroniques, expliquer les raisons de mon déplacement et dire si je connaissais quelqu’un dans le pays. Croyant qu’il s’agissait là de coutumes réservées aux étrangers afin de garantir la paix, la sécurité et la liberté des citoyens de cette contrée, je m’y soumis docilement, tout en glissant quelques regards alentours.
Et que vis-je ? Certains paroissiens, ne quittant même pas leur voiture, passaient en trombe sur la route, tandis que d’autres étaient refoulés. Je notai alors que les premiers me ressemblaient parfois très curieusement sur le plan physique, tandis que les seconds avaient tous la peau hâlée. « Y aurait-il, pour ce pays, deux sortes d’étrangers, différemment traités ? », me demandai-je alors. Et, si tel était le cas, quel signe distinctif pouvais-je bien porter, à mon insu, pour que cela permît que l’on me différenciâ ainsi ? Ou bien, au contraire, seuls les « refoulés » étaient-ils considérés comme étrangers ? Mais, et moi dans tout ça ?
Autre subtilité : pourquoi certains personnes « bronzées » passaient-elles et d’autres pas ? Pourtant, elles semblaient toutes présenter les mêmes documents ... Curieuse coutume, pensai-je alors. Quelles étaient au juste ces mystérieuses lois auxquelles chacun était censé obéir ? Et au nom de quels critères ? Quoi qu’il en soient, nous passâmes tous, les « plutôt blancs », s’entend. Puisque démocratie il y avait, m’avait-on dit, le racisme en était-il un élément constitutif ?
Rendue dans la place, je constatai que moult maisons avaient été détruites. Je m’enquérrai donc des projets de réhabilitation urbanistiques en cours et des modalités d’indemnisation de l’Etat. On me répondit que c’était ainsi, qu’aucun permis de construire (ou très peu) n’était, par principe, accordé du côté Est de la ville, que, donc, les maisons neuves étaient illégales et devaient être détruites. Comme je demandai s’il en était de même à l’Ouest, on me répondit que non.
Je conseillai alors aux malheureux contrevenants de changer cardinalement de lieu de résidence. On m’expliqua que cela, aussi, était interdit. Pensant qu’il s’agissait d’éviter une surpopulation, du côté convoité de la ville, je consultai les données accessibles et découvris, à mon grand étonnement, que la densité au kilomètre carré était bien supérieure ... du côté interdit à la construction ! Curieuse pratique, me dis-je alors, qui consistait, pour le bien de tous, à concentrer à outrance la population dans un nombre limité de demeures et sur un secteur entièrement clos...
Là encore, je constatai que les « concentrés » avaient la même couleur de peau que les « refoulés ». Peut-être avaient-ils moins besoin d’espace vital que les autres, à moins qu’on ne les refoule de la ville pour leur bien ? Voulant en savoir plus, je poursuivis mes promenades de rêveuse solitaire. J’arrivai devant ce qui m’avait été présenté comme un « quartier » de la ville, ceint de barbelés et de miradors et, dans lequel, seuls pouvaient entrer visiblement des gens ... « non refoulables ». Partant alors à l’opposé, je me retrouvai devant un mur gigantesque, s’étendant à perte de vue, avec, là encore, des miradors.
« Tiens, me dis-je, c’est le quartier uniquement réservé aux « refoulables ». Et bien non ! Des deux côtés, ils voulaient entrer et / ou sortir mais, bien qu’étant tous « bronzés », ils en étaient empêchés par des « visages pâles », vêtus de chausses et de surcôts verts, perchés sur de hautes tours. Ou bien ces derniers se dévouaient à l’extrême en acceptant, par sacrifice, de vivre sur la surface limitée du haut du mur, ou bien ils considéraient que les deux côtés du mur, et le mur lui-même, leur appartenaient et qu’ils étaient légitimés à tout occuper au nom de leur couleur de peau. Peut-être était-ce là l’explication de l’expression qu’ils utilisaient à tout bout de champ au sujet de leur ville : « une et réunifiée » ? Vérifiant le sens de ces deux mots dans le dictionnaire, je restai songeuse ...
A quelques rues de là, sur une palissade, dans un pauvre quartier, des affiches mal collées. Un passant interrogé m’informa qu’il n’était pas question d’un grand bal de printemps mais d’élections. Enthousiasmée, je lui demandai des précisions sur les modalités de vote. « C’est facile, me dit-il, tout citoyen peut voter pour le candidat de son choix, comme dans n’importe quelle démocratie ». « Ainsi donc, le plan d’urbanisation de la ville a été décidé à la majorité des citoyens de la ville ? ». « Exactement », me répondit-il.
« Donc, une majorité au moins des résidents de la ville vit cette situation dans l’allégresse ? ». « Ne confondez pas résidents et citoyens ! », s’exclama-t-il. « Cela signifie-t-il, comme en Europe, que seules les personnes nées dans le pays ont le droit de voter ? ». « Pas du tout, me rétorqua-t-il, certaines sont nées à des milliers de kilomètres d’ici et ont quand même le droit de vote ». « Quel bel exemple d’ouverture et d’intégration est-ce là ! », lui dis-je rassérénée. « Nous sommes beaucoup plus intransigeants au royaume de la Sarkozite ! Pour vous, au moins, il suffit de vivre ici, quelque soit son lieu de naissance, pour être citoyen de plein droit. Encore bravo ! »
Une chose m’intriguait toutefois et je consultai mon dictionnaire afin d’éviter toute erreur grammaticale. « Citoyen : résident de la cité ». Si toute personne résidant dans cette ville était citoyen, pourquoi donc ne pas considérer les deux termes comme synonymes ? « C’est très simple, m’expliqua mon interlocuteur, certains sont nés ailleurs et peuvent voter. D’autres sont nés ici : parmi eux, certains peuvent voter et d’autres pas ». « Sont-ce des délinquants ? ». « Non, pas nécessairement ». « Alors, leur bureau de vote se trouve à l’extérieur de la ville ? ». « Non ». « Pourquoi ? ». « Parce qu’ils sont résidents de la ville ». « Et à quoi différencie-t-on un résident d’un citoyen ? ». « Le résident a généralement la peau un peu plus mate mais, rassurez-vous, il a quand même le droit de payer les mêmes impôts que le citoyen et d’avoir une plaque d’immatriculation de la même couleur que lui sur son auto ». « Ah ... »
Un peu perturbée dans ma rationalité par toutes ces découvertes touristiques, je décidai de prendre un petit temps de repos, propre à la méditation, chez une amie institutrice (là au moins, me disais-je, je retrouverai des valeurs essentielles et rééquilibrantes). Par courtoisie, je lui demandai des nouvelles de son époux. « Je ne sais pas, j’espère qu’il va bien ». « Comment ça ? Vous vous êtes séparés ? ». « Non, me dit-elle, nous ne nous sommes pas séparés, nous sommes séparés ». Décidément, ce pays était pour moi d’une opacité totale !
Elle m’expliqua alors qu’elle n’était pas autorisée à résider avec lui à l’extérieur de la ville, sous peine de ne plus pouvoir y revenir, bien qu’y étant née. Je lui proposai alors timidement de faire venir son époux à la ville. « C’est interdit, me dit-elle, il n’est pas né dans la ville ». « Il faut peut-être quand même essayer ... ». « Nous l’avons fait : ça lui a valu quinze jours de prison et 5000 sheckels d’amende ». « Mais vous avez trois enfants ! ». « Ils sont illégaux ».
Je m’interrogeai alors sur la différence entre « légitimes » et « légaux » ... Il faut dire que cette institutrice, bien que très intelligente, et de plus assez jolie, avait, à bien y regarder, un petit côté « hâlé » un peu suspect ...
Après moult autres aventures dans cette région étrange, mon voyage prit fin. Je me présentai au contrôle pour remplir, comme mes concitoyens, les formalités d’usage permettant d’accéder à l’aéronef. Tout se passa fort bien jusqu’à ce que je fasse état de mes amitiés locales. Tandis que mes compatriotes filaient bon train vers la passerelle, j’étais mise à l’écart, questionnée, déshabillée et mes bagages entièrement fouillés. Il s’en fallut de peu que je rata l’avion.
Je finis toutefois par rejoindre les airs en me disant que, dans cette contrée, il semblaient évident que les « plutôt marrons » n’avaient le droit ni de sortir, ni de rentrer, ni de rester et qu’il suffisait peut-être même d’avoir eu, un jour, un ami un peu bronzé, pour devenir suspect ... Au milieu de tous ces cloisonnages, interdits, ségrégations, qui était le plus prisonnier physiquement mais le plus libre mentalement ? Qui gagnait le plus et qui perdait le plus en grandeur d’âme ?
Qui pouvait, finalement, le plus se prévaloir du mot « démocratie » ?
Petite explication de texte : pour une application contemporaine de ce conte, merci de bien vouloir remplacer les termes « refoulables » par Palestiniens, « non refoulables » par Israéliens et le mot « ville » par Jérusalem. Le mot « démocratie », par contre est à reprendre tel quel (on a juste coutume de préciser aujourd’hui qu’il s’agit de « la seule du Moyen-Orient »). Toute ressemblance avec des personnes existantes est bien évidemment volontaire et vérifiable.
Epilogue : retour sur terre.
De deux choses l’une, l’autre étant le soleil :
Ou on m’aurait menti à l’insu de mon plein gré, et ce pays ne serait pas une démocratie
Ou cette ville ne ferait pas partie du pays ; lequel serait, par ailleurs, un véritable état démocratique (mais, dans ce cas, pourquoi s’échinerait-il à la présenter comme sa capitale ?)
Ou bien la définition du mot « démocratie » aurait changé depuis le 19° siècle et je me verrais dans l’obligation de rejeter ce terme, incompatible avec mes valeurs.
Postface.
Mesdames et messieurs les Gouvernants,
Mesdames et Messieurs des médias,
Mesdames et Messieurs les « il y a du bon et du mauvais des deux côtés »,
Je vous invite vivement à relire vos dictionnaires à la lumière d’un petit pèlerinage au royaume de l’injustice et de l’absurdité. Nous pourrions ainsi vérifier si votre sémantique était l’expression d’une inculture crasse ou celle d’une honteuse volonté de manipulation de tous les Candides du monde.
Voyez-vous, jadis, les manants n’allaient pas librement, ne se mariaient pas librement, étaient taxés mais ne taxaient pas, les juges étaient partie. Il n’y avait pas de Constitution, la loi était celle du plus fort et l’arbitraire le quotidien. La misère et la faim étaient le lot du plus grand nombre. Certes, le droit d’élire le roi a bien existé, ponctuellement, mais il était réservé aux grands nobles uniquement. Parce qu’une partie seulement de la population jouissait de ses pleins droits, et en abusait, il y a eu la nuit du 4 août.
Le peuple s’est battu et a inventé le concept de démocratie, comme moyen de mise en œuvre des droits de l’Homme. Il a inscrit la liberté et l’égalité pour tous au fronton de ses valeurs et posé le principe du droit de résistance à l’oppression comme un droit inaliénable.
Personne, ici ni ailleurs, n’a le droit de galvauder le mot démocratie.
Parce que ce terme n’est pas divisible, il doit être applicable pour tous ou il n’est pas.
Parce que ce terme est devenu une valeur universelle, je suis désolée d’être obligée de dire que l’état d’Israël n’est pas une démocratie.
Si vous êtes capables d’entendre cela, alors peut-être que le temps sera venu de la fraternité. Car, soyons sérieux, quelle autre solution y a-t-il pour ce minuscule coin de terre ?
Etre aveugle à la réalité, c’est couper par avance les ailes du « Taayush » (vivre ensemble). C’est criminel et impardonnable.
Joelle Couillandre
Comité Rennais France Palestine Solidarité