« Oui, malgré tout, le mur a engendré une nouvelle forme d’économie », marmonne doucement Eliezer. D’un geste de la main, l’employé de l’organisation non gouvernementale israélienne B’tselem montre le car qui déverse son flot de touristes, appareils photo en bandoulière.
À Abu-Dis, dans les faubourgs arabes de Jérusalem, le car a marqué une pause. Le guide lâche quelques bribes d’informations sur la situation locale - dramatique - et les difficultés de circulation des Palestiniens. À quelques mètres du mur, Hassan, gérant d’une petite épicerie, ne « profite » que peu des retombées financières de ce tourisme d’un nouveau genre : « Ceux qui n’ont jamais vu le Mur de Berlin viennent ici constater par eux-mêmes l’étendue des dégâts... Mais soyons réalistes, touristes ou pas, il y a
peu ou plus du tout de rentrées d’argent. »
Voilà bientôt cinq ans que le mur jouxte la boutique d’Hassan. Ici, les blocs de béton font plus de huit mètres de haut. C’est la plus haute portion du tracé. Maintenant, séance photo. Des touristes posent devant le mur. D’autres photographient les graffitis. En quelques minutes, toute la petite troupe remonte dans le bus qui repart dans un nuage de poussière et de gaz d’échappement.
La « clôture de sécurité », comme la nomment les Israéliens, est aujourd’hui un ouvrage de près de 700 kilomètres. Ce projet pharaonique et plus gros chantier entrepris par l’Etat hébreu, estimé à 3,4 milliards de dollars par le Parlement israélien, devrait être finalisé l’année prochaine. Le tracé du mur suit approximativement celui de la Ligne verte de 1967, internationalement reconnue comme étant la frontière officielle entre Israël et la Cisjordanie. Mais avec la deuxième Intifada, les gouvernements israéliens qui se sont succédé ont décidé de redessiner son tracé, matérialisé par une succession de clôtures de fils barbelés et de portions de mur.
Empiétement du mur en Cisjordanie
Seulement voilà, avec la présence de colonies israéliennes à l’intérieur des Territoires palestiniens, le mur s’écarte de la Ligne verte de 200 mètres à 20 kilomètres et empiète de plus de 10 % sur la Cisjordanie. Les plus gros blocs d’implantations juives étant situés autour de Jérusalem, le mur inclut donc les principales colonies qui se sont développées au nord, à l’est et au sud de la Ville sainte.
Dans son épicerie, Hassan est donc un habitant du « Grand Jérusalem ». Palestinien, il possède un précieux sésame : sa carte de résidant, qui lui permet de vivre dans les « nouvelles » frontières d’Israël mais aussi de pouvoir circuler dans les Territoires palestiniens, au-delà du tracé de ce qu’il nomme le « mur de l’Apartheid ». « C’est une situation absurde, explique-t-il. Ma mère est très malade, elle vit de l’autre côté du mur, j’aimerais qu’elle s’installe à côté de chez moi mais comme elle ne possède qu’une simple carte d’identité palestinienne, impossible pour elle de passer le check point. »
Pour Eliezer, pas de doute, « l’ampleur de l’Intifada est aussi due aux restrictions imposées sur la mobilité des personnes. Il devient très dur de se rendre à l’école, à l’hôpital. La violence vient aussi de ces difficultés à pouvoir circuler ». Aussi, selon lui, la clôture de sécurité porte mal son nom : « La majeure partie des Israéliens croit que le mur permet d’assurer une sécurité optimale pour le pays. Alors soit, il y a beaucoup moins d’attentats qu’auparavant... Mais aujourd’hui, avec la volonté du gouvernement israélien de redessiner "ses" frontières, le tracé du mur est véritablement politique. »
C’est justement sur les hauteurs de la ville israélienne de Gilo - internationalement reconnue comme une colonie - que l’on peut mieux voir la balafre de béton qui serpente au milieu du paysage biblique. Située au sud de la Ligne verte, Gilo est aussi rattachée à la Ville sainte et fait office de banlieue résidentielle du « Grand Jérusalem ».
En contrebas, le mur sépare la colonie de Bethléem, ville sous contrôle de l’Autorité palestinienne. Pour faire passer la vue du béton, les Israéliens ont peint des trompe-l’œil sur le mur, comme une prolongation d’un paysage rêvé. Un peu plus loin, au nord, vers la colonie de Pisgat Zeev, des ouvriers - tous Palestiniens - s’affairent autour de la clôture et de différents engins de terrassement. Un travail dur mais qui rapporte, quand le chômage sévit de façon endémique dans toute la Cisjordanie...
« Le monde entier nous a oubliés »
Dans le « Grand Jérusalem », à Abu-Dis, une Jeep se gare à côté de l’épicerie d’Hassan. Un guide et trois personnes à l’accent américain conversent en montrant du doigt le minaret situé de l’autre côté du mur. Hassan tire nonchalamment sur son narguilé et ne leur jette même pas un regard. « De toute façon, maugrée-t-il, quand je leur parle, ils écoutent avec beaucoup d’attention, mais trois minutes après, ils ont déjà tout oublié... En fait le monde entier nous a oubliés. »