« D’Alema est un propalestinien
connu »,
insiste le quotidien
israélien Yedioth Ahronoth, « il a dans
le passé défini Israël comme un Etat
terroriste ». Et le quotidien le plus diffusé
en Israël ajoute
qu’après la victoire
électorale du
Hamas, Massimo
d’Alema aurait dit
que « les actions terroristes
du Hamas
sont des opérations
de résistance à
l’occupation israélienne
» [1]. Polémique
infondée,
répond brièvement
l’intéressé. Le ton
est donné. Au-delà
de cette polémique
un fait demeure : le pouvoir israélien est
désormais préoccupé par le changement
de gouvernement en Italie ; avec Berlusconi,
il perd effectivement un allié
précieux avec qui il avait atteint des
niveaux de collaboration et d’intimité
jamais réalisés en Europe...
Quelques heures seulement après la sortie
du journal israélien, la diplomatie
israélienne a émis un message formel
de solidarité à Massimo d’Alema. Mais
il s’apparente à une véritable mise en
garde. En effet, contrairement aux coutumes
diplomatiques, l’ambassadeur
Ehud Gol n’a pas pris lui-même la parole ;
il a confié à un collaborateur subalterne
la tâche de dire que « l’article du Yedioth
Ahronoth est l’opinion du journal, laquelle
ne reflète pas l’opinion du gouvernement
ni celle de l’ambassade d’Israël » [2].
Puis un porte-parole du gouvernement
israélien déclare à Jérusalem qu’« avec le
gouvernement de Romano Prodi, nous
nous attendons au maintien des mêmes
bonnes relations entre les gouvernements
et les peuples » [3]. En clair, désormais,
Massimo d’Alema est « sous surveillance
».
En réalité, ce qui inquiète au plus haut
point le gouvernement israélien, c’est
que l’Italie puisse rompre le front européen
du gel de tout contact avec le gouvernement
Hamas, comme l’a laissé
entendre Romano Prodi. Sur ce thème,
présenté comme très sensible, les dirigeants
israéliens suivront pas à pas le
travail de M. d’Alema. Vingt-quatre
heures après avoir perdu « le meilleur
ami d’Israël » - et des Etats-Unis - en
Europe continentale, le pouvoir israélien,
dépité, a fixé le climat et le cadre
de ses relations avec le nouveau gouvernement
italien.
Héritage géostratégique lourd
Pour mieux saisir les enjeux, il convient
de rappeler brièvement ce qui a caractérisé
la politique israélienne de Silvio
Berlusconi et plus globalement sa contribution
à la stratégie américano-israélienne.
Ce gouvernement avait épousé
sans réserve la politique israélienne des
faits accomplis visant à annexer à Israël
« le maximum de territoires avec le minimum d’Arabes », et donc le refus de Tel
Aviv de se retirer sur les frontières de
1967, ce qui aurait dû permettre aux
Palestiniens de se construire un Etat souverain
avec comme capitale Jérusalem-Est dans les 22% de la Palestine historique.
En fait, selon Silvio Berlusconi,
le problème principal a toujours été
« l’absence d’un interlocuteur avec lequel
négocier ». D’abord, il niait que Yasser
Arafat fût cet interlocuteur, ensuite il
eut la même attitude avec Mahmoud
Abbas, il poursuit aujourd’hui avec le
Hamas... Cet alignement complet s’est
concrétisé par la signature avec Israël
d’un traité de coopération scientifique
et militaire qui rend l’Italie partie prenant
directe de l’occupation militaire
des territoires palestiniens. Ce traité permet
aussi une coopération dans la
recherche scientifique à buts militaires
avec un pays qui n’a pas signé le traité
de non-prolifération nucléaire... [4]
Ce dernier accord italo-israélien se situe
dans le cadre général du soutien de Silvio
Berlusconi au projet de l’administration
Bush de resserrer les liens entre
l’OTAN, l’Union européenne et Israël.
L’objectif est l’entrée
d’Israël dans l’Alliance
atlantique pour organiser
ensemble « la guerre permanente
contre le terrorisme
» et s’opposer à
toute forme de résistance
des peuples du Moyen-Orient à la « pax israeloamericana
». C’est précisément
de cela qu’a
parlé le secrétaire général
de l’OTAN, Jaap de
Hoop Sheffer, avec Silvio
Berlusconi et son très
pro-américain ministre
de la Défense, Antonio
Martino, le 21 février
dernier à Rome. Il s’agit
d’enclencher un processus
qui subordonnerait
encore plus l’Union
européenne aux volontés
de Washington, qui renforcerait
le gouvernement
israélien dans son
refus de négocier avec
les représentants palestiniens et qui positionnerait
automatiquement l’Alliance
avec les aventures militaires israéliennes
en Palestine et dans la région (Syrie,
Liban, Iran...).
L’avenir permettra de cerner ce que
pense le nouveau gouvernement italien
de cette stratégie de « guerre de civilisations
» portée par son prédécesseur :
Silvio Berlusconi a été le leader du
« parti américain » en Europe pour relayer
les choix stratégiques américains au
Moyen-Orient. L’héritage laissé est pour
le moins compromettant et encombrant [5].
Une campagne électorale « provinciale »
Au cours de la campagne électorale, il
a été très peu question de politique internationale.
Le dossier irakien, c’est-àdire
l’engagement du retrait des troupes
italiennes, a été le seul thème mis en
avant. Dans le volumineux programme
de l’Union de centre-gauche, la question
palestinienne a été traitée en quelques
lignes génériques. Il y est souhaité une
initiative européenne avec une « vigueur
rénovée » (sic) pour
la solution du conflit
israélo-palestinien sur
la base du principe
« deux peuples, deux
Etats ». Certes. Mais
il aurait été utile de
spécifier, que si l’Etat
d’Israël existe déjà,
l’Etat palestinien, lui,
devra s’édifier sur
l’ensemble des territoires
occupés depuis
1967 avec Jérusalem-Est comme capitale,
avec sa continuité territoriale
et ses débouchés
vers les pays voisins.
En outre, on aurait pu
imaginer que l’Union
reprenne à son compte
les modestes propositions
du document
sur Jérusalem élaboré
par les diplomates
européens en poste à
Jérusalem et écarté sur l’instigation
directe du ministre italien précédent des
Affaires étrangères, l’ex. néo-fasciste
Gianfranco Fini cf. [6]. Pas un mot sur ce
point central et hautement symbolique
dans le programme...
Vers un nouveau cours ?
Dès sa victoire électorale, Romano Prodi
annonce à la foule rassemblée à Bologne
que la première réunion du nouveau
Conseil des ministres décidera du retrait
des troupes italiennes de l’Irak. Le même
jour, bien que n’ayant pas abordé le
conflit israélo-palestinien pendant toute
la campagne électorale, il intervient
directement sur Al Jazeera. Et la polémique
commence. Après avoir affirmé
selon la chaîne que « la question palestinienne
est la mère de tous les problèmes
» au Moyen-Orient et qu’il faut
accepter les résultats des élections palestiniennes,
il aurait ajouté : « Je m’engagerai
au niveau européen pour définir
une nouvelle position (souligné par nous)
vis-à-vis du nouveau gouvernement
palestinien. J’observe avec beaucoup
d’attention les signaux d’ouverture exprimés
par le Hamas ». Immédiatement,
ces paroles provoquent une réaction de
Washington, ce qui prouve une fois de
plus son respect de l’autonomie des
Européens sur le Moyen-Orient...
Quelques heures plus tard, Romano
Prodi, s’adressant à la presse étrangère,
atténue ses propos : « Le gouvernement
entend agir en suivant la position européenne.
Nous reconnaissons les gouvernements
mais il y a quelques problèmes
liés à la reconnaissance de l’Etat
d’Israël et au terrorisme qui sont des
conditions importantes pour un dialogue
fort et constant », précise-t-il alors, selon
Il Manifesto. Romano Prodi « oublie »
alors la promesse d’intervenir pour modifier
la position de l’Europe sur le Hamas.
Le bureau de presse précise ensuite que
« la traduction en arabe a été erronée et
propose la traduction littérale : « Les
élections sont toujours des élections. Je
m’en tiens aux décisions de la Commission
européenne à ce qu’en dit
Solana : avoir une discussion avec le
Hamas sur quelques problèmes fondamentaux comme la
violence et l’acceptation
des accords
passés. J’entrerai
en jeu de manière
active en Europe
et nous verrons.
D’autre part il y a
eu des ouvertures
du Hamas qui sont
très intéressantes. »
Ce n’est pas forcément
ce qu’a dit
le traducteur mais
cette position elle-même n’aura certainement
plu ni à Washington ni à Tel
Aviv.
Au moment où ces lignes sont écrites,
la seule décision officiellement prise
par Romano Prodi en matière de politique
internationale est
le retrait des soldats italiens
d’Irak. Cette
annonce s’accompagne
d’une critique directe
de la politique américaine,
en particulier de
sa conception de la
sécurité et de la lutte
contre le terrorisme :
« Nous considérons la
guerre en Irak et
l’occupation du pays
comme une grave
erreur. Elle n’a pas
résolu, mais plutôt compliqué,
le problème de
la sécurité. Le terrorisme
a trouvé en Irak
une nouvelle base et de
nouveaux prétextes ». [7]
Pour la politique vis-à-vis du conflit
israélo-palestinien, le gouvernement qui
vient de s’installer n’a pas encore défini
de position. On doit noter cependant
une déclaration de la vice-ministre des
Affaires étrangères, Patricia Sentinelli,
répondant à la question : « Approuvez-vous
le choix des sanctions contre le
gouvernement du Hamas de Palestine ? »
« J’estime, a-t-elle dit, qu’il s’agit d’un
choix erroné. La politique devra avoir
un sursaut face au blocage des aides
qui frappe la population civile, femmes
et enfants qui meurent de faim. Le premier
pas de la Russie contre les sanctions
est un début, mais je crois que les
interventions financières devraient arriver
par l’ONU et être gérées par
l’ANP. » [8]
S’il veut montrer qu’il
change de politique par
rapport au gouvernement
sortant, Romano
Prodi aura à se prononcer
vite sur la question
de l’aide aux institutions
palestiniennes,
sur celle du dialogue
avec le gouvernement
que dirige le Hamas.
Sur le fond, quelle sera
sa contribution à un
processus politique au
cours duquel le Hamas
pourra reconnaître
Israël (sans que ce soit
comme aujourd’hui
une condition préalable)
; ce qui suppose, simultanément
qu’Israël reconnaisse le droit palestinien
à un Etat dans les frontières de
1967 avec comme capitale Jérusalem-Est ?
Pour le moment, Romano Prodi a téléphoné
au Premier ministre du gouvernement
palestinien Ismail Haniyeh et
au Premier ministre israélien, Ehud
Olmert. Il s’est limité à poser à Ismail
Haniyeh les conditions du quartette,
sans demander à son homologue israélien
quelque engagement pour arrêter
la colonisation. Une première occasion
manquée.
Globalement, le durcissement
des conflits
dans tout le Moyen-Orient, l’impasse américaine
en Irak, israélienne
en Palestine, la
tension avec l’Iran et
avec la Syrie obligent
le nouveau pouvoir italien
à repenser en profondeur
la situation du
Moyen-Orient et les
interventions militaires
italiennes. Après avoir
été la meilleure alliée des Etats-Unis en
Europe, l’Italie est amenée à revoir son
positionnement géostratégique et géopolitique
sur l’échiquier euro-méditérranéen
dans le cadre de l’Alliance atlantique.
C’est ce que Romano Prodi a
esquissé dans un article du Monde [9]
où, à travers une critique à peine voilée
de l’unilatéralisme américain, il a plaidé
pour le multilatéralisme et « pour une
collaboration entre l’Europe, l’Alliance
transatlantique, mais aussi les Nations
unies et les institutions financières de
Bretton Woods », une façon de réintroduire
l’ONU dans le jeu international.
Aujourd’hui, cela suppose des alliances
nouvelles avec ses voisins (Espagne,
France, Grèce...) et une bataille résolue
contre le « parti américain » à la fois en
Italie même (dont Berlusconi restera le
chef) et à l’extérieur.
Romano Prodi, on le sent bien, est déjà
soumis à des pressions internes et externes
exceptionnelles pour conditionner sa
politique. A commencer par « l’amicale
pression » des Etats-Unis et d’Israël.
L’« amicale » pression des Etats-Unis et d’Israël
Prévoyant la fin de Berlusconi, les Etats-Unis s’étaient préparés à exercer sur le
nouveau pouvoir italien des pressions
« amicales » pour éviter autant que possible
une remise en cause des « acquis »
de Silvio Berlusconi. D’où la réunion de
l’OTAN de février dernier. D’où, également,
des manoeuvres militaires de
l’OTAN, avec la présence d’Israël, maintenues au large de
la Sardaigne en
juin.
Dès le 9 mai, après
une froide et tardive
réaction de
George W.Bush
une fois le résultat
électoral confirmé,
Romano Prodi a
été reçu à l’ambassade
américaine
de Rome par le
vice-secrétaire
d’Etat américain,
Kurt Volker. A
l’issue de cette
rencontre, celuici
a tenu une
conférence de
presse, déclarant que Romano Prodi
avait garanti la continuité dans les rapports
entre l’Italie et les Etats-Unis et
que l’administration Bush « sera heureuse
de travailler avec le gouvernement
entrant ».
Du côté israélien, lors de la réception
le 3 mai, à l’ambassade d’Israël, à l’occasion
du 58 e anniversaire de la création
de l’Etat d’Israël, où étaient invités Silvio
Berlusconi et Romano Prodi, les
observateurs ont noté combien le premier
a été de beaucoup le plus applaudi.
Tout le monde politique, majorité et
opposition, était là. L’ambassadeur
d’Israël Ehud Gal a complimenté le
gouvernement... sortant : « Durant les
cinq dernières années, entre Israël et
l’Italie, il y a eu des relations extraordinaires
» a-t-il affirmé pour ajouter
ensuite : « Aujourd’hui, droite et gauche
n’existent pas (sic). Ce qui nous unit
n’est pas seulement une amitié entre
gouvernements mais entre pays et entre
peuples et c’est pour cela que vous êtes
venus si nombreux... Je dirais le double
de tous ceux que nous avons invités »,
a ironisé l’ambassadeur.
Le mouvement pacifiste frappe à la porte du palais Chigi [10]
Dès la victoire de Romano Prodi assurée,
la société civile, dans ses différentes
formes organisées (associations, collectivités
locales, syndicats...), s’est
d’abord mobilisée pour la fin de l’occupation
de l’Irak et aussi sur l’Afghanistan,
où opère aussi une mission militaire
italienne.
Mais pour tous, l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan,
la Palestine et Israël - sans oublier
l’Iran - font partie d’un même ensemble
géopolitique dont l’Italie, puissance
européenne méditerranéenne, est une
composante importante mais qui a manqué
d’initiative politique [11].
C’est le sens de la démarche de la
« Tavola per la Pace », qui regroupe six
cents ONG et collectivités locales représentant
plusieurs millions de citoyens,
qui a décidé de demander au nouveau
gouvernement un engagement précis :
établir un lien stable de dialogue auprès
de la présidence du Conseil qui permettra
à la société civile de disposer
d’un siège permanent de communication
et de travail avec le pouvoir politique.
Dans l’espoir d’une élaboration
concertée (entre gouvernement et mouvement
de solidarité) de politiques et
de décisions plus avancées. Et puis,
d’ici le 30 juin, dans le cadre d’une
mobilisation anti-guerre, une grande
manifestation est prévue au moment du
vote au Parlement sur le refinancement
des missions militaires à l’extérieur. La
solidarité avec la Palestine y sera très
présente.
La plus puissante ONG du mouvement,
l’ARCI (« associazione di promozione
sociale », un million d’adhérents), par
la voix de son président Paolo Beni, a pris position dans le même sens. Le secrétaire
général de la CGIL, Guglielmo Epifani,
a déclaré, le 27 avril, que « le gouvernement
Prodi doit activer des politiques
pour intervenir dans une situation qui est
en train d’échapper à tout contrôle. Je
pense à l’Irak mais je pense aussi et surtout
au conflit israélo-palestinien. Et je
pense à l’Iran. C’est-à-dire à une partie
stratégique du monde en ébullition.
Il faut une grande initiative diplomatique
» [12].
Pour leur part, les « Femmes en noir » italiennes,
très actives, ont écrit à Romano
Prodi pour lui demander « de s’engager
pour le dialogue, pour des conditions
de dignité égale et pour que les aides
internationales aux territoires palestiniens
ne restent pas bloquées... La paix
a déjà trop tardé. Les dégâts risquent
d’être irrémédiables pour d’autres décennies
ou siècles. Nous ne pouvons nous
taire ».
Aujourd’hui, la gauche de l’Union (communistes,
Verts, minorité des démocrates
de gauche) insiste pour qu’on n’oublie
pas la Palestine. Tout le problème est de
savoir si, par sa capacité d’initiative et
de confrontation-interpellation avec le
gouvernement, le mouvement de solidarité
réussira à créer au niveau des lieux
de décision un consensus politique important
en faveur d’une nouvelle politique
pour la Palestine.
On peut espérer que le mouvement aura
« intériorisé », au moins en partie, la leçon
de la mobilisation contre la guerre en
Irak et que, concernant la Palestine, il
ne tolèrera pas trop longtemps, après le
retour des troupes d’Irak, une politique
passive, médiocre et finalement en continuité
avec la précédente... Il s’agit en
effet que s’impose enfin une politique
européenne au Moyen-Orient. De ce
point de vue, l’attitude du nouveau gouvernement
sur le traité militaire avec
Israël donnera une indication précieuse
de sa volonté politique...
Bernard Ravenel