C’EST la vieille histoire du joueur qui perd : il ne peut s’arrêter. Il continue à jouer pour récupérer les sommes qu’il a perdues. Il continue de perdre et il continue de jouer, jusqu’à ce qu’il ait tout perdu : sa ferme, son épouse, sa chemise.
C’est la même chose dans le plus grand de tous les jeux : la guerre. Les dirigeants qui commencent une guerre et qui s’y enlisent sont contraints de creuser leur chemin de plus en plus profondément dans la boue. Cela fait partie de l’essence même de la guerre : il est impossible de s’arrêter après un échec. L’opinion publique exige la victoire promise. Les généraux incompétents doivent dissimuler leur échec. Les commentateurs militaires et autres stratèges en chambre demandent une attaque massive. Les politiciens cyniques surfent sur la vague. Le gouvernement est emporté par le torrent qu’il a lui-même laissé grossir.
C’est ce qui s’est passé cette semaine, après la bataille de Bint-Jbeil, que les Arabes ont déjà commencé à appeler avec fierté Nasrallahgrad. Dans tout Israël, le cri enfle : Entrez leur dedans ! Plus vite ! plus loin ! plus profond !
Le lendemain de la bataille sanglante, le gouvernement a décidé une mobilisation massive de réservistes. Pour quoi ? Les ministres ne le savent pas. Mais cela ne dépend plus d’eux, pas plus que des généraux. La direction politique et militaire est ballottée parr les vagues de la guerre comme un navire sans gouvernail.
Comme il est dit plus haut : il est plus facile de commencer une guerre que de la finir. Le gouvernement croit qu’il contrôle la guerre, mais en réalité c’est la guerre qui le contrôle. Il est monté sur un tigre, et il n’est pas sûr de pouvoir en descendre sans être mis en pièces.
La guerre a ses propres règles. Des choses imprévues peuvent arriver et dicter les étapes suivantes. Et les étapes suivantes ont tendance à aller dans une seule direction : l’escalade.
DAN HALUTZ, le père de cette guerre, pensait qu’il pouvait éliminer le Hezbollah avec ses forces aériennes, les plus sophistiquées, les plus efficaces et plus généralement les meilleures forces aériennes du monde. Quelques jours de pilonnage massif, des milliers de tonnes de bombes sur les quartiers d’habitation, les routes, les installations électriques et les ports - et c’est réglé.
Et bien non, il s’est avéré que ce n’était pas le cas. Les roquettes du Hezbollah ont continué de tomber sur le nord d’Israël, des centaines chaque jour. L’opinion s’est révoltée. On ne pouvait plus éviter une opération terrestre. D’abord des petites unité d’élites ont été engagées. Cela n’a servi à rien. Alors des brigades ont été déployées. Et maintenant des divisions entières sont nécessaires.
D’abord, ils voulaient annihiler les positions du Hezbollah le long de la frontière. Quand on a vu que cela ne suffisait pas, il a été décidé de conquérir les collines qui dominent la frontière. Là, les combattants du Hezbollah attendaient et ont causé d’énormes pertes. Et les roquettes continuent de voler.
Aujourd’hui les généraux sont convaincus qu’il n’y a pas d’autre alternative que d’occuper toute la zone jusqu’à la rivière Litani, à environ 24 kilomètres de la frontière, afin d’empêcher que des roquettes soient lancées à partir de là. Alors ils s’apercevoir qu’ils doivent aller jusqu’à la rivière Awali, 40 kilomètres à l’intérieur - les fameux 40 kilomètres dont parlait Menahem Begin en 1982.
Et alors ? L’armée israélienne sera déployée sur une large zone, et partout elle sera exposée aux attaques de la guérilla dans lesquelles excelle le Hezbollah. Et les missiles continueront de voler.
Ensuite ? On ne peut s’arrêter. L’opinion publique exigera plus d’opérations décisives. Les démagogues politiques donneront de la voix. Les commentateurs s’indigneront. Les gens dans les abris protesteront. Les généraux sentiront monter la pression. On ne peut pas garder indéfiniment des dizaines de milliers de réservistes mobilisés. Il est impossible de prolonger une situation qui paralyse un tiers du pays.
Tout le monde réclamera que l’on aille plus loin. Jusqu’où ? Vers Beyrouth au nord ? ou vers Damas à l’est ?
LES MINISTRES répètent à l’unisson. Non ! Jamais, au grand jamais ! Nous n’attaquerons pas la Syrie !
Peut-être que certains d’entre eux n’en ont réellement pas l’intention. Ils n’imaginent même pas une guerre avec la Syrie. Absolument pas. Mais les ministres se font tout simplement des illusions quand ils croient qu’ils contrôlent la guerre. La guerre les contrôle.
Quand il deviendra clair que rien n’y fait, que le Hezbollah continue le combat et que les roquettes continuent de voler, les dirigeants politiques et militaires seront confrontés à cette faillite. Ils devront rejeter la responsabilité sur quelqu’un. Sur qui ? Et bien, sur Assad bien sûr.
Comment est-il possible qu’une petite « organisation terroriste », avec quelques milliers de combattants en tout, continue de se battre ? D’où obtiennent-ils les armes ? Le doigt se pointera vers la Syrie.
Déjà maintenant, les commandants de l’armée affirment que de nouvelles roquettes sont sans arrêt envoyées de la Syrie vers le Hezbollah. Certes, les routes ont été bombardées, les ponts détruits, mais les armes continuent de toute façon d’arriver. Le gouvernement israélien demande qu’une force internationale soit stationnée non seulement le long de la frontière israélo-libanaise mais également le long de la frontière libano-syrienne. La file de volontaires ne sera pas longue.
Ensuite, les généraux demanderont le bombardement des routes et des ponts à l’intérieur de la Syrie. Pour cela, l’aviation syrienne devra être neutralisée. En bref, une vraie guerre, avec des implications pour l’ensemble du Moyen-Orient.
EHOUD OLMERT et Amir Peretz n’ont pas réfléchi à cela, quand ils ont décidé il y a 17 jours en hâte et le cœur léger, sans débat sérieux, sans examiner d’autres options, sans calculer les risques, d’attaquer le Hezbollah. Pour des hommes politiques qui ne savent pas ce qu’est la guerre, c’était une tentation irrésistible : il y avait une provocation claire de la part du Hezbollah, le soutien international était assuré, quelle merveilleuse occasion ! Ils feraient ce que même Sharon n’avait pas osé faire.
Dan Halutz leur a fait une proposition qui ne pouvait pas être refusée. Une jolie petite guerre. Des plans militaires étaient prêts et bien au point. Victoire assurée. D’autant plus que, de l’autre côté, il n’y avait pas une véritable armée ennemie, mais seulement une « organisation terroriste ».
Le fait qu’Olmert et Peretz n’aient même pas pensé au manque d’abris dans les villes du nord pour ne pas parler des implications économiques et sociales à long terme donne la mesure de leur ardente impatience. L’essentiel était de se lancer et de recueillir des lauriers.
Ils n’ont pas eu le temps de penser sérieusement aux objectifs de la guerre. Maintenant ils ressemblent à des archers qui tirent leurs flèches sur une feuille blanche et ensuite dessinent les cercles autour de la flèche. Les objectifs changent quotidiennement : détruire le Hezbollah, le désarmer, le chasser du sud Liban, et peut-être simplement « l’affaiblir ». Tuer Hassan Nasrallah. Récupérer les soldats capturés. Etendre la souveraineté du gouvernement libanais sur tout le Liban. Rétablir l’ancienne zone de sécurité occupée par Israël. Déployer l’armée libanaise et/ou une force internationale le long de la frontière. Réhabiliter la dissuasion. Marquer la conscience du Hezbollah. (Nos généraux aiment marquer les consciences. C’est un objectif merveilleusement sans risques, parce qu’on ne peut pas le mesurer).
PLUS la jolie petite guerre continue, plus il devient clair que ses objectifs changeants ne sont pas réalistes. Le groupe libanais qui dirige le pays ne représente rien qu’une petite élite riche et corrompue. L’armée libanaise ne peut pas et ne veut pas combattre le Hezbollah. La nouvelle « zone de sécurité » sera exposée aux attaques de la guérilla et la force internationale n’entrera pas dans la zone sans l’accord du Hezbollah. Et cette force de guérilla, le Hezbollah, l’armée israélienne ne peut pas la vaincre.
Il ne faut pas en avoir honte. Notre armée est en bonne - ou, plutôt, en mauvaise - compagnie. Le terme « guérilla (« petite guerre ») a été inventé en Espagne pendant l’occupation du pays par Napoléon. Des bandes irrégulières de combattantes espagnols attaquaient les occupants et les battaient. La même chose est arrivée aux Russes en Afghanistan, aux Français en Algérie, aux Britanniques en Palestine et dans une dizaine d’autres colonies, aux Américains au Vietnam et cela leur arrive aujourd’hui en Irak. Même si l’on pense que Dan Halutz et Udi Adam sont de plus grands commandants que Napoléon et ses maréchaux, ils ne réussiront pas là où ces derniers ont échoué.
Quand Napoléon n’a plus su quoi faire après son échec en Espagne, il a envahi la Russie. Si nous n’arrêtons pas l’opération, elle nous conduira à une guerre avec la Syrie.
L’entêtement de Condoleezza Rice contre toute tentative d’arrêter la guerre montre que celle-ci est en fait le but des Etats-Unis. Dès le premier jour de la présidence de George Bush, les néo-cons. ont appelé à l’élimination de la Syrie. Plus Bush s’enlise dans le bourbier irakien, plus il a besoin de détourner l’attention sur une autre aventure ;
A ce propos : un jour avant le déclenchement de cette guerre, notre ministre des Infrastructures nationales, Benyamin Ben Eliezer, a pris part à la cérémonie d’inauguration du grand pipeline qui transportera le pétrole des énormes réserves de la mer Caspienne aux port turc de Ceyhan, tout près de la frontière syrienne. Le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan évite la Russie et traverse l’Azerbaidjan et la Géorgie, deux pays étroitement alignés avec Israël comme la Turquie elle-même. Il existe un plan pour apporter une partie du pétrole de là le long de la côte syrienne et libanaise, à Ashkelon, où un pipeline existant le transportera jusqu’à Eilat pour qu’il soit exporté en Extrême-Orient. Israël et la Turquie ont pour rôle de sécuriser la zone pour le compte des Etats-Unis.
LE GLISSEMENT de la Syrie dans la guerre doit-il se produire ? N’y a-t-il pas d’alternative ?
Bien sûr, il y en a une : arrêter maintenant, tout de suite.
Quand le Président Lindon Johnson a senti qu’il se noyait dans le marais vietnamien, il a demandé avis à ses amis. L’un d’eux a répondu ces cinq mots : « Déclarez la victoire et partez ! »
Nous pouvons le faire. Cesser de s’investir de plus en plus dans une aventure perdue d’avance. Nous contenter de ce que nous pouvons obtenir maintenant. Par exemple : un accord qui déplacera le Hezbollah à quelques kilomètres de la frontière, le long de laquelle une force internationale et/ou l’armée libanaise sera déployée, et un échange les prisonniers. Olmert pourra présenter cela comme une grande victoire, prétendre que nous avions eu ce que nous voulions, que nous avons donné une leçon aux Arabes, que de toute façon nous n’avions pas l’intention d’obtenir davantage. Nasrallah clamera également une grande victoire, affirmant qu’il a donné à l’ennemi sioniste une leçon qu’il n’est pas prêt d’oublier, que le Hezbollah reste vivant, fort et armé, qu’il a fait revenir les prisonniers libanais.
Certes, ce ne sera pas beaucoup. Mais c’est ce qui peut être fait pour arrêter les pertes, comme on dit dans le monde des affaires.
Cela peut se faire. Si Olmert est assez habile pour s’extirper du piège, avant qu’il se ferme totalement,. (Comme le dit un sage proverbe populaire : une personne habile est une personne qui peut se sortir d’un piège dans lequel une personne sage ne se serait pas engagée.) Et si Condoleezza reçoit des ordres de son patron qui le permettent.
AU 17EME JOUR de la guerre, nous devons reconnaître que bientôt nous serons confrontés à un choix clair : se laisser entraîner dans une guerre avec la Syrie, intentionnellement ou non, ou obtenir un accord général dans le nord, qui, nécessairement, impliquera aussi Hezbollah et Syrie. Les hauteurs du Golan seront au centre de cet accord.
Olmert et Peretz n’ont pas réfléchi à cela dans ces moments d’intoxication le 12 juillet, quand ils ont sauté sur l’occasion de lancer une jolie petite guerre. Mais, ont-ils vraiment alors tout simplement réfléchi ?