A la fin de l’année 2003, est sorti un « Appel trans-courants de militants socialistes pour une paix juste et durable au Proche-Orient » signé par un nombre impressionnant de personnalités et de militants du parti socialiste (PS). Exprimant certainement la position majoritaire des militants et cadres du PS - en même temps qu’une crise de représentation entre direction et base du parti - cet appel, pour la première fois à cette échelle dans l’histoire du PS, rompt nettement avec le flou jusque là soigneusement entretenu sur la question palestinienne. Tout se passe comme si la campagne hystérique lancée contre Pascal Boniface qui avait le premier enfreint le tabou [1] s’était transformée en boomerang. Pascal Boniface poussé dehors du PS, se sont alors levés des dizaines de Pascal Boniface.
Embarras : c’est le terme qui photographie mieux que d’autres la situation du PS face à la politique du gouvernement Sharon.
Ni simple adhésion, ni opposition ferme à cette politique. Nostalgie des années passées - plutôt celles de Mitterrand que celles du Jospin d’après Birzeit - recherche continue d’un « équilibre » ou mieux d’une « « équidistance » de plus en plus intenable entre occupants et occupés, abri recherché dans le silence et la discrétion face à des situations qui en réalité nécessiteraient de la part des socialistes une prise de position claire et sans équivoque comme dans le cas du « mur » que condamne toute la communauté internationale - mais pas le parti travailliste israélien qui en est à l’origine... S’il ne se justifie pas, cet embarras s’explique et a des racines historiques tenaces.
Pendant plusieurs décennies, la social-démocratie française s’est située avec facilité du côté d’Israël, comme alliée du pouvoir israélien longtemps monopolisé, au moins jusqu’en 1977, par le parti frère fondateur, le Mapaï, ancêtre du parti travailliste actuel. Présentée comme étant celle d’un Etat socialisant et démocratique, la politique d’Israël a été l’objet d’un consensus quasiment indiscuté y compris au moment de l’expédition de Suez en 1956 et de la guerre des Six-Jours en 1967. L’opportunisme de Shimon Pérès symbolise bien et matérialise tout au long de cette période les liens étroits qui unissaient les deux partis frères.
Mais ce consensus n’avait pas, on le voit, comme fondement, la légitimité du droit international ou, plus tard, celle des luttes de libération nationale mais plutôt une sorte de « sens commun » dominant dans la société française d’après-guerre selon lequel la création de l’Etat d’Israël se situait dans le prolongement de la lutte antifasciste et constituait une réponse légitime à l’antisémitisme et au génocide.
Tels étaient les fondements historiques incluant les mythes fondateurs israéliens qui ont servi de base doctrinale à la position de la SFIO puis du PS, sans oublier le poids de la guerre froide, qui a placé Israël dans le camp occidental où se situaient aussi les socialistes. Mais on oubliait - ou on méconnaissait - l’autre, le Palestinien, la communauté arabe palestinienne. Telles sont les raisons morales, politiques et finalement stratégiques qui expliquent les liens organiques très étroits entre les deux partis dans un rapport de soutien réciproque inconditionnel.
Cette situation a perduré plus ou moins nettement jusque dans les années 1990 qui ont vu Lionel Jospin justifier en 1996 le bombardement absolument injustifiable d’un camp de réfugiés de l’ONU au Liban, à Cana. Il fallait « comprendre » Pérès qui avait ordonné cet acte face à un attentat terroriste.
Une évolution difficile
Bien sûr l’opinion du « peuple socialiste » a évolué, en particulier pendant la guerre du Liban et avec le massacre de Sabra et Chatila en 1982. Déjà, dans la deuxième partie des années 70, sous la poussée d’une nouvelle génération politique issue de la guerre d’Algérie mais aussi de mai 68, le PS commence à s’interroger. Des premiers contacts sont établis avec le Fatah permettant sa présence au Congrès de Metz en 1979. En même temps, le PS soutient le processus de Camp David qui aboutit au retrait de l’Egypte du Front arabe et qui permettra, comme on pouvait aisément le prévoir, à Israël d’attaquer tranquillement le front Nord, c’est-à-dire le Liban, où se trouvait la structure politico-militaire de l’OLP. Car bien entendu la « paix séparée » avec l’Egypte n’avait pas été sérieusement conditionnée à un processus de règlement négocié permettant de faire avancer la cause palestinienne. Le PS avait alors été le seul parti français à soutenir de manière acritique ce choix géostratégique très favorable à Israël et qui a coûté cher au mouvement palestinien.
En même temps, se préparant à arriver au pouvoir, François Mitterrand fait discrètement savoir aux Palestiniens qu’il est favorable à un Etat palestinien.
Arrivé au pouvoir en 1981, François Mitterrand donnera l’impression de faire un acte courageux en prononçant à la Knesset le terme OLP et en évoquant la possibilité d’un Etat palestinien [2] . Mais il est vrai que sous l’impulsion de Claude Cheysson, alors ministre des affaires étrangères, la France accorde une protection concrète à Yasser Arafat en l’aidant militairement à sortir de l’encerclement auquel il est soumis par Israël à Beyrouth en 1982 et par la Syrie à Tripoli en 1983.
Bientôt ce sera la guerre du Golfe en 1990-91 approuvée par le président Mitterand qui soutiendra aussi le processus de paix à Madrid et continué à Oslo mais sans s’interroger sur la « bonne foi » des négociateurs israéliens y compris travaillistes concernant la mise en œuvre des engagements pris.
Finalement on a assisté à une sorte de dédoublement de la position du PS : d’un côté le parti comme tel, à travers son secteur international, présente des analyses plus fines supposant le plus souvent une approche critique de la politique israélienne face à la question palestinienne mais essentiellement à destination interne, de l’autre ce sont les déclarations publiques des leaders médiatiques du PS qui, elles, sont toutes en faveur du pouvoir israélien en place.
Ce sont ces positions qui apparaissent comme le point de vue réel du parti socialiste. Cette situation atteint son paroxysme avec les fameuses et en réalité délibérées déclarations de Lionel Jospin concernant les « terroristes » du Hezbollah. Cette schizophrénie est devenue de plus en plus intenable à la fois du fait de l’évolution de la politique israélienne et de celle de l’opinion française y compris dans le « peuple de gauche » et donc dans le PS. Mais pendant l’Intifada, la capacité de blocage interne des partisans de Sharon-Pérès qui, bien que minoritaires, avaient les moyens de neutraliser tout engagement net du parti contre la politique du gouvernement israélien, ne pouvait tenir éternellement en dépit du refus prolongé de François Hollande d’ouvrir ou d’organiser le débat.
L’effet Boniface
Alors, inquiet de ce grand écart qui risque d’entraîner des problèmes y compris électoraux pour le PS, Pascal Boniface, chargé des questions stratégiques, écrit en avril 2001 une note interne à François Hollande pour attirer l’attention de la direction du parti sur cette situation.
Il termine ainsi sa lettre : « Il vaut certes mieux perdre une élection que son âme. Mais, en mettant sur le même plan le gouvernement d’Israël et les Palestiniens, on risque tout simplement de perdre les deux. Le soutien à Sharon mérite-t-il que l’on perde 2002 ?
Il est grand temps que le PS quitte une position qui, se voulant équilibrée entre le gouvernement israélien et les Palestiniens, devient, du fait de la réalité de la situation sur place, de plus en plus anormale, de plus en plus perçue comme telle, et qui par ailleurs ne sert pas - mais au contraire dessert - les intérêts à moyen et long terme du peuple israélien et de la communauté juive française. » [3]
Ce texte destiné à être confidentiel aboutit à...l’ambassade d’Israël. Il est finalement pour l’essentiel publié par Le Monde le 4 août 2001 [4] et suscite une très violente réaction quelques jours plus tard de l’ambassadeur Elie Barnavi [5] . La violence de la riposte ne s’explique pas par le contenu finalement assez banal de la note de Pascal Boniface. Elle tient à la prise de conscience - juste - que le bastion principal du pouvoir israélien en France, le parti socialiste, était désormais menacé. Il fallait parer aux urgences, empêcher les brèches de s’élargir, en bref réagir vite et brutalement. On connaît la suite : une extraordinaire mobilisation concertée contre la personne même de Pascal Boniface qui, ne se sentant que mollement défendu par la direction, est amené à démissionner de son parti.
Dans la foulée, conscient de l’irréversibilité du débat, les adversaires de Pascal Boniface s’organisent alors dans le Cercle Léon Blum présidé par Laurent Azoulay et inspiré par Dominique Strauss-Kahn [6] . Ce comité se présente comme une sorte de « comité de vigilance contre l’anti-sionisme et l’antisémitisme » [7] . En réalité un groupe de pression ultra pro-israélien de soutien inconditionnel à la politique des gouvernements d’Israël quels qu’ils soient et qui laisse craindre la constitution d’un lobby au sein du PS . [8]
L’OPA sur l’initiative de Genève
Or, par un hasard remarquable, ce comité très branché se trouve informé de l’initiative de Genève et va participer à une OPA sur cette initiative avec des personnalités qui lui sont proches comme Patrick Klugman, Bernard Kouchner, David Fuchs du cercle Bernard Lazare et Marc Lefebvre des Amis de La Paix Maintenant. Il s’agit d’en présenter une lecture israélienne la plus restrictive, se préparant une fois encore à accuser les Palestiniens, s’ils contestent cette version, d’être des menteurs ou des fauteurs de guerre. C’est le meeting de la Mutualité du 16 décembre où aucune des dizaines d’associations et organisations qui luttent pour une paix juste entre Palestiniens et Israéliens n’est invitée, à part le parti communiste représenté par Francis Wurtz. On a même refusé la parole à « Une autre voix juive », qui soutient l’accord de Genève. D’où un meeting absolument surréaliste où on entendit ceux qui n’avaient jamais levé le petit doigt contre la colonisation, contre les assassinats ciblés, contre la réoccupation militaire des territoires occupés, et qui taxent d’antisémitisme toute critique un tant soit peu forte de la politique de Sharon-Pérès. Tout s’est passé comme si, devant l’impasse de la politique de Sharon, et donc de la leur, ces personnages essayaient de se refaire une virginité de partisans de la paix sans, bien entendu, le moindre accent autocritique et sans dire le moindre mot sur le mur qui représente la contradiction la plus éclatante avec tout processus de paix, y compris celui proposé par l’initiative de Genève.
J’ai même entendu Alain Finkelkraut affirmer : « Si le Pacte de Genève se fracasse sur la revendication insensée du droit au retour en Israël et en Palestine (souligné par moi), c’est la guerre. ». Ce même soir, était distribué devant la Mutualité l’appel trans-courants des socialistes pour une paix juste au Proche-Orient (Joxe-Quilès). Le même soir, on pouvait lire dans Le Monde, sur toute une page, un plateau fourni de signatures de personnalités de « Une autre voix juive » annonçant leur soutien au Pacte de Genève et réaffirmant leur condamnation ferme de la politique du gouvernement Sharon.
C’est donc ce 16 décembre que les éléments du débat interne et externe du PS étaient publiquement posés. La dynamique des signatures du texte Joxe-Quilès (neuf ministres, la moitié du bureau national, la majorité du secteur international et des sections du parti socialiste hors de France, en particulier à Jérusalem, des partisans de DSK, etc.) est telle qu’elle devra amener le parti socialiste à mettre bientôt fin au flou artistique jusque là entretenu sur le Proche-Orient. Le Cercle Léon Blum, conscient d’être de plus en plus minoritaire dans le parti - ses bastions se limitent à Créteil, à Sarcelles, en partie à Paris et dans le sud de la France) - tente de freiner le mouvement en faisant exercer des pressions parfois dures sur les signataires qui ont pratiquement tous résisté.
Maintenant le CRIF lui même vient de décider de mettre tout son poids dans la balance en envoyant à François Hollande un document (confidentiel) de plusieurs pages qui entend disséquer et détruire, paragraphe par paragraphe l’argumentation du texte de la pétition trans-courants accusée de ne voir la douleur que d’un côté. Entre autres, le CRIF conteste - plus que Sharon qui l’a lui-même utilisé - le mot « occupation » et affirme qu’il n’y a pas de discriminations entre les « Arabes israéliens » et les autres citoyens israéliens. Cette sur-réaction qui ne peut devenir que contre-productive du fait même de son excès ne peut s’expliquer que par la peur du CRIF de perdre son hégémonie de fait sur le PS, ce qui représenterait effectivement une défaite majeure pour la politique du pouvoir israélien du fait même de la posture actuelle du parti travailliste de Pérès opposé à l’initiative de Beilin et prêt à retourner dans un gouvernement d’union nationale d’Ariel Sharon. On le voit, en raison même de l’héritage historique, la question de la position du PS français est aussi un problème crucial de politique intérieure en Israël.
Si, avec le PS, toute la gauche désormais pouvait critiquer d’une seule voix la politique israélienne actuelle, et à particulier, la construction du Mur, au nom du droit international à respecter et à faire respecter, les conséquences au niveau européen seraient importantes. Faudrait-il en conclure que la gauche en Europe serait devenue un réceptacle d’antisémites ?