Une autre question, elle, semble ne pas susciter de débat, au
moins public. C’est celle que pose le Sunday Times, début
décembre 2005 : « Israël se prépare-t-il à bombarder l’Iran ? »
Citant « des sources militaires », l’hebdomadaire britannique
affirme qu’Ariel Sharon a ordonné à ses forces armées de se
tenir prêtes à cette éventualité dès la fin mars 2006. La date ne
doit rien au hasard : le directeur de l’AIEA, Mohammed El
Baradeï doit présenter son prochain rapport sur l’Iran. La crise
pourrait, alors, se précipiter. En outre, selon le Sunday Times, la
fin mars serait le « point de non-retour » car l’Iran aura la capacité
technique d’enrichir suffisamment l’uranium pour fabriquer des
bombes.
De son côté, la presse israélienne conteste la réalité d’une telle
attaque, surtout sans un soutien américain.
Pour le moment, le programme nucléaire iranien reste toujours
affaire de diplomatie internationale. Jusqu’à quand ?
- © Hamed Najeeb
- La politique américaine
du « deux poids deux
mesures » vis-à-vis de
l’arsenal nucléaire
israélien et des
programmes nucléaires
au Proche-Orient.
Chaque jour ou presque durant
l’année 2005 la chronique nous
a longuement entretenus du programme
nucléaire iranien et des problèmes
qu’il pose à la communauté internationale,
ici réduite aux Etats-Unis et à
l’Union européenne, représentée par
l’Allemagne, la France et le Royaume
Uni.
Le souhait -répété - de Mahmoud Ahmadinijad
qu’Israël soit rayé de la carte du
monde, même s’il fait partie de la propagande
habituelle du régime iranien, a
provoqué une forte et légitime indignation.
Et l’on comprend qu’il ait suscité
de réelles inquiétudes au sein de la société
israélienne où le sentiment de menace
existentielle reste exacerbé.
A la lumière de ces développements
internationaux, une réflexion s’impose.
La violence verbale iranienne correspond-
elle à la réalité de la situation sur
le terrain ? D’une part, Israël est un pays
reconnu par une grande partie du monde
et bénéficie de soutiens internationaux
considérables. D’autre part, il jouit d’une
exceptionnelle puissance militaire qui
le rend capable de frapper de manière
décisive des ennemis potentiels plus forts en paroles qu’en réels moyens militaires...
Israël existe et personne ne peut mettre
en doute ou menacer son existence. Et
ce alors qu’en revanche, Tel-Aviv s’obstine
à ne pas reconnaître une fois pour
toutes le droit des Palestiniens à disposer
eux aussi de leur droit à exister comme
pays, comme Etat souverain sur la carte
du monde.
Qu’Ahmad Ahmadinejad, comme l’ont
fait certains régimes arabes, appuie ses
discours sur la situation palestinienne
pour prétendre les justifier n’y change
rien : quels que soient ses propos délirants,
rien ne laisse présager une menace sérieuse
sur l’existence d’Israël.
Traité de non prolifération : entre blocages et mystifications
Mais, une fois de plus, le non-dit est plus
important que ce qui est formulé, masquant
une fois de plus une réalité nucléaire
bien plus préoccupante. Aujourd’hui, en
l’état, Téhéran ne dispose pas de vraies
capacités nucléaires. Ce qui, est revanche,
n’est pas le cas d’Israël.
L’actualité nucléaire de cette année doit
être rappelée pour comprendre ce qui se
prépare réellement : l’hypothèse d’un
scénario de guerre nucléaire au Moyenorient
à partir d’une prolifération dont
Israël est fondamentalement responsable [1].
En mai dernier, l’échec de la septième
Conférence de révision du Traité de nonprolifération
(T.N.P.) a créé une situation
de blocage pleine de dangers sans précédent.
En effet, les Etats-Unis en décidant
de réaliser des armes nucléaires complètement
nouvelles - mini-bombes destinées
à être employées sur le champ de
bataille - veulent abolir la distinction
entre guerre conventionnelle et guerre
nucléaire. Ce faisant, ils rendront inopérant
le régime actuel de non-prolifération
car le traité actuel n’a pas prévu ces
nouveaux types d’armes. Face à ces
risques, l’Iran et la Corée du Nord n’en
sont qu’à leurs premières armes ... Très
loin derrière le Pakistan nucléaire (non
adhérent au TNP mais pro-américain),
ou encore l’Inde (également non adhérente
au TNP) avec laquelle Washington vient
de signer des accords de coopération
nucléaire « civile ». Mais n’est-ce pas ce
même « civil » qui a permis aux deux
pays de se doter la bombe ? Sans oublier
la capacité et les ambitions nucléaires de
l’Allemagne et du Japon.
C’est dans ce contexte qu’a été commémoré
début août le soixantième anniversaire
d’Hiroshima qui, au lieu d’inciter
à une réflexion approfondie sur
l’actuelle et folle course aux armements
nucléaires, a été littéralement pollué par
les présumées menaces de l’Iran ou de
la Corée du Nord.
Ces menaces nucléaires apparaisssent
en fait comme des problèmes politiques
qui pourraient être résolues pacifiquement
si Washington et Israël le voulaient
vraiment.
Parler aujourd’hui de « menace iranienne » sans évoquer la situation géostratégique
au Moyen-Orient sur le plan
nucléaire est une véritable mystification,
où le potentiel et le virtuel iranien
se substituent au réel israélien.
L’Iran et le nucléaire : du programme américain à la menace virtuelle
Les Etats-Unis sont, historiquement, la première
puissance à avoir organisé un supermarché
de la prolifération. Dès 1953, ils
lancent leur programme « l’Atome pour
la paix » afin de pouvoir exporter leurs programmes
nucléaires vers leurs alliés.
C’est ainsi que Washington, dès le début
des années 1970, promet au Shah d’Iran
un programme nucléaire pharaonique,
suivi par Paris et Berlin. Après le renversement
du Shah et l’installation du
pouvoir islamique s’ouvre une décennie
très agitée où la question nucléaire joue
un grand rôle. L’Iran, qui avait adhéré
au TNP depuis 1970, accepte les contrôles
de l’Agence internationale de l’énergie
atomique. Celle-ci n’a jamais cessé de
soutenir, jusqu’à ce jour, que Téhéran ne
met pas en oeuvre un programme militaire.
Certes la technologie d’enrichissement
de l’uranium est à double usage - civil
et militaire - mais personne ne s’est scandalisé
lorsque d’autres pays, comme le Brésil
ou la Corée du Sud, ont récemment réalisé
des expériences dans ce domaine.
L’AIEA, sous pression américaine mais
aussi européenne, voudrait à présent que
l’Iran suspende son activité d’enrichissement
de l’uranium. Mais, en échange,
l’Iran réclame des garanties pour sa sécurité
et un statut pleinement reconnu de puissance
régionale disposant d’une autonomie
stratégique.
En attendant, le fait est que Téhéran n’a
pas violé le TNP. Beaucoup, à Washington
comme en Europe, suspectent que
les intentions de son programme nucléaire
sont moins pacifiques qu’il ne l’affirme,
sans cependant le prouver.
Sur la base des faits, il est impossible de
condamner l’Iran ou de demander au
Conseil de sécurité de décréter des sanctions
comme le voudrait Washington.
En exigeant, aujourd’hui, la suspension
complète des activités d’enrichissement
de l’uranium, l’Europe va bien au-delà
des obligations du TNP qui, de fait,
l’autorise. Il n’existe pas de base juridique
pour saisir le Conseil de sécurité.
- © Khalil Abu Arafeh, Alquds.
- Le comité du prix Nobel à El-Baradeï : « concentrez-vous sur l’Iran et fermez les yeux sur Israël ».
Dans ces conditions,
le refus iranien était
inévitable. Téhéran
invoque, à juste titre,
la confiscation de tout
le processus technique
d’enrichissement par
« l’Occident » et une
politique de « deux
poids deux mesures »
selon laquelle ce qui
est légal et consenti
aux autres (selon les
règles mêmes du TNP)
serait refusé à l’Iran.
La référence évidente
est Israël, superpuisance nucléaire et
non signataire du TNP - sans que personne
ne s’en émeuve . Mais elle renvoit
aussi à tous ces pays qui, en dehors
du TNP, ont développé le nucléaire
jusqu’à la construction de la bombe
(Inde et Pakistan) - souvent avec l’appui
des Etats-Unis et parfois de la France ...
Le porte-parole du parlement iranien,
Ali Haddad Adel, peut ainsi être fondé
à demander pourquoi les puissances occidentales
préoccupées par l’accès à la
technologie nucléaire des autres pays ne
manifestent aucune sensibilité pour l’arsenal
atomique israélien.
Pour sa part, l’Europe, qui a pris l’initiative
politique, est accusée par Téhéran
de n’avoir pas tenu ses engagements
(sur la fourniture de technologie nucléaire
civile, l’entrée dans l’OMC, la levée des
sanctions américaines).
L’option nucléaire militaire est évidemment
présente en Iran. Avec la technologie
qu’il possède, il pourrait s’il le
décidait envisager de disposer de la
bombe d’ici 4 à 5 ans [2].
La menace iranienne se situe donc potentiellement
à cet horizon. Si Téhéran est
amené à quitter le TNP, il est possibe
effectivement qu’il se dote d’ici 2009-
2010 de l’arme nucléaire. Selon Ghassan
Salamé [3], « les opposants au régime
en place sont favorables à la poursuite
du programme nucléaire », dans la
mesure où l’Iran est environné de puissances
nucléaires (Russie, Pakistan, Inde
et Israël).
Israël et le nucléaire : une menace réelle
En fait, la première menace nucléaire
au Moyen-Orient est celle, réellement
existante, d’Israël [4] qui incite les pays
de la région à se doter à leur tour d’armes
de destruction de masse (A.D.M.) pour
« dissuader » Israël. Cet Etat non seulement
n’adhère pas au TNP, mais encourage
ainsi la prolifération des armes
nucléaires.
Pour mettre un terme à cette menace,
la Conférence du TNP en 1995 avait,
sous pression égyptienne, adopté une
résolution soutenue par les Etats-Unis,
la Grande-Bretagne et la Russie appelant
à « l’établissement au Moyen-Orient
d’une zone libre d’armes de destruction
massive ainsi que de leurs vecteurs
et, effectivement vérifiable ». En l’an
2000, à la Conférence suivante du TNP,
le soutien à ce projet a été réaffirmé, ce
qui supposait l’obligation d’Israël d’entrer
dans le TNP et de placer ses activités
nucléaires sous le contrôle de l’AIEA.
Or non seulement les Etats-Unis n’ont
rien fait pour rendre effectif ce projet
de dénucléarisation régionale, mais ils
ont élaboré une nouvelle doctrine dite
de contre-prolifération prévoyant l’usage
préventif de la force - y compris nucléaire - contre tout pays « hostile » qui essaierait
d’acquérir des ADM.
- © Amjad Rasmi
- Israël utilise les déclarations
de Ahmadinejad comme
paravent pour abriter son
propre arsenal nucléaire.
Malgré son rôle toujours plus dangereux
et déstabilisant l’arsenal nucléaire israélien - le seul au Moyen-Orient - continue
à être ignoré par les
gouvernements des
grandes démocraties occidentales.
C’est ainsi que
sont ignorées les résolutions
répétées par lesquelles
l’Assemblée
Générale des Nations
unies renouvelle « sa
condamnation du refus
d’Israël de renoncer à la
possession d’armes
nucléaires » et demande
au Conseil de sécurité de
« mettre les installations
nucléaires israéliennes
sous la juridiction de
l’AIEA ». [5] La situation
est rendue encore plus
dangereuse par le fait que le gouvernement
israélien entend conserver le monopole
des armes nucléaires en empêchant
les autres pays de la région de développer
des programmes nucléaires, même
civils...
L’ombre israélienne sur l’Iran
Pour Israël le problème iranien est simple :
il s’agit d’une réédition, en plus complexe,
du cas irakien qui avait amené l’aviation
israélienne a détruire le réacteur Osirak
près de Bagdad en 1981. Aujourd’hui,
pour Israël, il est tout aussi inacceptable
que l’Iran puisse détenir l’arme nucléaire
puisqu’il prône la destruction de l’Etat
d’Israël. Donc Tel-Aviv doit se préparer
pour une option militaire.
Or aujourd’hui l’alliance de la droite
israélienne et de la droite américaine,
toutes deux au pouvoir, permet de prévoir
la mise en oeuvre d’une stratégie
de force. Comme en atteste notamment
la rencontre entre Ariel Sharon et W.Bush
aux Etats-Unis, en avril 2004, au cours
de laquelle les discussions - en particulier
avec Dick Cheney - ont longuement porté sur le programme nucléaire iranien.
Pour Israël, ce programme est devenu une
obsession. Ariel Sharon a tout fait pour
convaincre Bush que Téhéran était proche
du « point technologique de non-retour ».
et qu’il fallait que le Conseil de sécurité
vote des sanctions. Mais la possibilité
qu’Israël agisse seul en attaquant les
installations nucléaires iraniennes n’a
pas été officiellement évoquée.
En conséquence, Ariel Sharon a demandé
à George W. Bush de faire pression sur
les Européens pour qu’ils convoquent
le Conseil de sécurité. Si personne ne
parle ouvertement d’attaque, l’hypothèse
reste de plus et plus évoquée par des
indiscrétions -calculées - très détaillées.
Israël annonce être prêt à bombarder les
sites nucléaires iraniens au cas où les
efforts diplomatiques ne déboucheraient
pas sur un arrêt du programme. Et l’on
susurre que les Etats-Unis n’y feraient
pas obstacle.
Pour le moment, Israël entend donner la
priorité à l’alliance nucléaire avec les
Etats-Unis, tout en accélérant le rapprochement
avec l’OTAN. Mais en tout état
de cause, Tel-Aviv se prépare militairement
(forces, plans, activités clandestines
en Iran, réactions nucléaires) pour
tous les cas de figure. [6].
Et Netanyahou recommande implicitement
des frappes militaires préventives
contre le potentiel nucléaire iranien. [7]
Etats-Unis : Valse hésitation
Les Etats-Unis, les premiers à alimenter
les ambitions nucléaires iraniennes
l’époque du Shah, déclarent aujourd’hui,
à l’instar d’Israël, que le programme
iranien est « inacceptable ». En fait, ils
font face à trois hypothèses : l’abandon
par l’Iran de son programme nucléaire
(inenvisageable) ; une issue diplomatique
en soutien aux Européens mais supposant
des concessions américaines ; et
enfin une menace et une intervention
militaire . Mais à quel coût politique ?
Pour le moment, ils se contentent
d’affirmer que « l’option militaire
est ouverte ». En même temps, la
responsabilité du « plan Iran » a été
confiée à Donald Rumsfeld, ministre
de la Défense, et le président américain
aurait autorisé l’infiltration en Iran de
commandos et d’unités de forces spéciales
pour recueillir des informations et, en particulier,
pour le repérage des cibles [8] en
liaison avec des spécialistes israéliens.
En fait, le Pentagone prépare, entre
autres, un scénario d’intervention militaire
visant une douzaine d’installations
avec des bombardiers furtifs B2.
Une stratégie commune israélo-américaine ?
Dans les années 1980, Ronald Reagan
avait déclaré Israël « allié stratégique »
et un mémorandum avait été conclu entre
les deux pays en 1986. Dans la foulée,
une assistance technique est fournie pour
qu’Israël développe ses propres missiles
nucléaires, ses satellites et sa technologie
spatiale. Avec la guerre du Golfe en
1991, Israël acquiert un système antimissiles
de théâtre (Patriot 3) et poursuit
le perfectionnement d’armes lasers.
Actuellement, en liaison avec la nouvelle
droite américaine, se profile l’emploi
préventif d’armes nucléaires.
En septembre 2004, Israël a signé un
contrat avec les Etats-Unis qui prévoit
la livraison de 5000 nouvelles bombes dont
500 seraient capables de pénétrer des
bunkers. Ces bombes peuvent aussi bien
être utilisées contre les Palestiniens que
contre les installations militaires iraniennes
grâce aux chasseurs-bombardiers
de type F15 et F-16.
Après l’élection du nouveau président
iranien, Israël a rouvert le dossier iranien
et invite le monde « à prendre une position ferme ».
Des deux côtés le scénario nucléaire se
précise : la même semaine Israël procède
à un tir d’essai de son missile antimissile
Hetz (l’Arrow américain) qui
intercepte un missile comparable au missile
balistique iranien. Shahab-3, potentiellement
capable d’importer une tête
nucléaire.
Et l’Iran confirme l’achat à la Russie de
systèmes anti-missiles Tor N-1, considérés
comme très performants pour intercepter
des avions ou des hélicoptères, des
missiles de croisière en balistique, ainsi
que des drones, à moyenne ou très basse
altitude.
Il est clair qu’un plan d’attaque, appuyé
par les Etats-Unis, sur les installations
nucléaires iraniennes est prêt. L’Iran a
averti qu’en ce cas, il effectuerait une
rétorsion contre l’installation nucléaire
israélienne de Dimona. Sharon pourrait
utiliser l’arme nucléaire [9].
Comment la France et l’Europe devraient-elles
agir pour conjurer une telle catastrophe ? En montrant leur volonté d’appliquer
de bonne foi la « Déclaration de
Téhéran » du 21 octobre 2003 : celle-ci
prévoit d’un côté l’engagement iranien
à développer son nucléaire exclusivement
civil sous contrôle de l’AIEA, de
l’autre l’engagement de l’Europe à coopérer
à la constitution d’une zone libre
d’armes de destruction de masse au
Moyen-Orient. Mais pour faire cela,
l’Europe devrait officiellement prendre
acte qu’Israël possède des armes
nucléaires et en demander le démantèlement.
On n’en est pas là.
Bernard Ravenel