Quelques centaines donc à avoir le droit
de travailler légalement de l’autre côté de la Ligne
verte pour une population active estimée à plus d’un
million et demi d’hommes et de femmes, tandis
que près de dix mille autres se vendent aujourd’hui
comme clandestins sur les chantiers de Jérusalem,
Haifa ou Tel Aviv. Une « vie de chien » et de fuyards
pour gagner quelques centaines de shekels dans
des conditions abominables ; celle d’hommes
devenus illégitimes sur leur propre terre, condamnés
à quitter leur domicile des semaines durant pour
risquer le moins possible de croiser la police des
frontières.
Qu’est-ce que ce quotidien veut dire ?
Témoignages croisés de Rafiq, maçon sans papier
dans la ville nouvelle de Modi’in, et d’Imad, travailleur
de terrain, employé par l’association israélienne
de défense des droits humains, Bet’selem.
« Chaque matin, les patrons viennent chercher
la main d’oeuvre qui leur manque »
« Je travaille à Modi’in depuis
longtemps, avant le début
de la deuxième Intifada.
Modi’in, c’est là bas, de l’autre côté de
la montagne, sur la route entre Jérusalem
et Tel Aviv. A l’époque, je gagnais
au moins 250 shekels par jour. J’y
allais en voiture et ne chômais jamais.
Maintenant, je gagne 150 shekels.
Cent cinquante shekels lorsque je
trouve à m’employer... Et quand je
suis payé.
PLP : C’est-à-dire ?
Rafiq : Au début de l’année, j’ai travaillé
trois mois sans l’être ; six mois
après, j’en suis encore à essayer de
récupérer la somme. Si tu veux savoir
quelle est ma vie, elle est celle là. Je
travaille pour 150 shekels, sans aucune
sécurité, sans casque, sans protection.
Prends ce que l’on te donne et
tais-toi. Sinon, on te dénonce à l’armée.
PLP : Dans ce cas ?
Rafiq : Dans ce cas, c’est la prison.
Et comment pourrais-je me défendre ?
De contrats, bien sûr, il n’y en a pas.
Rien n’est écrit. Rien n’est légal.
PLP : Comment faites-vous pour entrer en
contact avec un employeur ?
Rafiq : Il y a un endroit à Modi’in où,
chaque matin, les patrons viennent
chercher la main d’oeuvre qui leur
manque. On se poste là et on attend
qu’on vienne nous chercher. Un maçon,
un plâtrier, un charpentier : c’est à la
demande. Et s’ils n’ont pas besoin de
toi, tu déguerpis... Maintenant, il y a les
Chinois, ce n’est plus la même chose.
PLP : Les Chinois ?
Rafiq : Les Chinois, les Thaïlandais,
les Russes qu’ils ont embauchés pour
nous remplacer. Ils gagnent deux fois
plus que nous, ont des papiers, sont protégés,
ont des casques, des vêtements
de travail [1]. Je me souviens encore de
cette époque où l’on parlait de la création
d’agence d’intérim à Ramallah et
Tulkarem pour recruter du personnel
palestinien. Officiellement, ces entreprises
de travail temporaire étaient
palestiniennes. C’était en fait des sociétés
écran à capitaux israéliens essentiellement
à contourner le droit du travail
israélien. Mais même ça, on ne
peut plus l’espérer.
PLP : Quels contacts avez-vous avec les
travailleurs migrants ?
Rafiq : Aucun. De quelle façon pourrions-nous nous parler si nous le pouvions ? En quelle langue ? Ils ne parlent
ni l’hébreu ni l’arabe. Chacun de
son côté, c’est comme ça. Maintenant,
je peux aller jusque là bas, là où se
trouvent les gratte-ciels, là bas tu vois,
et ne rien trouver. Mais chaque jour
quand même je me lève à 4 heures du
matin pour faire à travers champs les
quinze kilomètres qui me séparent de
Modi’in. Je marche, je grimpe, j’évite
les soldats, et repars en espérant que
quelqu’un voudra bien de moi. En général,
la journée de travail est de 10 heures.
Et le soir, je fais le chemin inverse. Je
rentre, si tout va bien, vers minuit.
PLP : Vous ne pourriez pas légaliser votre
situation ?
Rafiq : L’obtention d’un permis de travail
en Israël ou dans les colonies dépend
de l’obtention auprès de l’armée israélienne
d’une carte magnétique. Pour
cela, il faut pouvoir faire la preuve que
l’on n’a jamais eu de problème de sécurité
: que l’on n’a jamais été arrêté,
jamais eu, même, un proche arrêté.
Ensuite, il faut bien sûr disposer d’un
certificat d’embauche, être marié, avoir
plus de 35 ans et avoir des enfants.
J’aurais pu essayer [2] mais, maintenant,
c’est trop tard pour moi. J’ai 40 ans, et
en ce moment la situation n’est guère
favorable. Israël accorde très peu de
permis. Je me souviens encore de cette
époque, avant la première Intifada, où
180.000 d’entre nous travaillaient en
Israël. Nous sommes six fois moins
actuellement...
PLP : Une fois que vous disposez d’un permis
de travail, combien de temps vos documents
sont-ils valables ?
Rafiq : La carte magnétique : un an ;
le permis de travail : trois mois renouvelables
mais ce, pour un employeur
et un seul.
PLP : Savez-vous quels types d’informations
sont consignés sur les cartes magnétiques ?
Rafiq : Absolument pas. Le nom, le prénom,
la date de naissance, j’imagine. On
dit aussi le nombre d’enfants, le passé
politique et les activités actuelles. Personne
ne sait exactement ce qui y est
consigné. Personne. Ce sont là juste
des suppositions.
PLP : Y a-t-il des accidents sur les chantiers ?
Rafiq : Et comment, qu’il y en a !
PLP : Et dans ce cas-là, comment les choses
se passent-elles ?
Rafiq : Si tu tombes, tu déguerpis, et
vite. Pas question que le patron te laisse
traîner.
PLP : Vous n’avez pas les moyens de vous
défendre, de faire valoir vos droits ?
Rafiq : Se défendre ! Se défendre
contre qui ? Contre l’armée ? [3]
« Ils dorment dans des lieux sordides, minuscules... »
« Je suis travailleur de terrain
en charge de la zone de
Jérusalem et de sa banlieue.
Je suis diplômé de l’université de
sciences humaines et sociales d’Amman.
Avant ce poste, j’ai été enseignant en
psychologie à l’université An Najah de
Naplouse, après avoir été instituteur,
ouvrier du bâtiment un temps, et éducateur
de jeunes enfants. J’ai 47 ans.
Je suis Palestinien. Depuis le début de
la deuxième Intifada, donc, un nombre
croissant de travailleurs palestiniens
viennent gagner leur vie en Israël dans
des conditions que l’on ne peut imaginer.
PLP : Quelles sont leurs conditions de vie ?
Imad : Condamnés par les barrages
à de longs trajets pendant lesquels une
interpellation est toujours possible, la
plupart d’entre eux choisissent, sont
contraints devrais-je dire plutôt, de dormir
sur place une semaine durant dans
les immeubles en construction dans lesquels
la plupart d’entre eux travaillent,
se cachant comme ils le peuvent, dans
les pièces les plus petites et les plus
sombres. Là où ils auront le plus de
chance de ne pas être repérés par la
police des frontières, changeant régulièrement
d’abris pour tromper sa vigilance.
Des lieux sordides et minuscules
que j’ai pu visiter dans lesquels ils se tiennent
parfois à une quinzaine, mangeant
ce que leurs employeurs ou des collègues
israéliens veulent bien leur ramener.
La plupart du temps, du pain et des
yoghourts, six jours sur sept.
PLP : Avec quelles conséquences psychologiques ?
Imad : De nombreux articles ont été
publiés dans la presse sur le sujet. Il
faut s’imaginer ce que représente la vie
de ces hommes condamnés à vivre de
la sorte six jours sur sept, partant le
samedi dans la nuit pour arriver à la
frontière de Jérusalem le dimanche à
l’aube, payant des sommes devenues
astronomiques à des compagnies de
taxi pour les mener jusqu’à leurs lieux
de travail, et revenant le vendredi soir
chez eux avant de repartir à nouveau.
Une semaine sans manger correctement,
sans se laver, dans une promiscuité
humiliante. Et s’ils évitent ainsi les
contrôles sur les checks points, ils ne
s’épargnent pas le risque toujours possible
d’une interpellation. Le coût est
énorme : une amende de plusieurs milliers
de shekels et la menace de plusieurs
semaines de prison. Quelle relation
peut-on avoir avec sa femme et
ses enfants, avec ses fils quand on
mène une vie de chien comme celle
que vivent les travailleurs clandestins ?
Et certains vont encore plus loin que
Jérusalem ou Tel Aviv. Il en est qui travaillent
pour des entrepreneurs de Netanya
ou Ber-Sheeva. Encore plus loin,
donc encore plus de temps de perdu,
encore plus d’argent à donner aux
« passeurs ». Des taxis qui désormais
bourrent leurs véhicules pour maximiser
leurs gains. Certains diront que les
travailleurs clandestins de Cisjordanie
n’ont qu’à faire le ménage chez eux :
empêcher les kamikazes de venir se
faire sauter en Israël.
Qui crée les kamikazes ?
Qui pousse les gens aux désespoir ?