Dans un excellent ouvrage paru
en 2002, The Occupation of Justice [1], David Kretzmer montre
comment la Cour suprême d’Israël a,
par sa jurisprudence, validé les principaux
aspects de la politique menée par le gouvernement
israélien dans le territoire
palestinien occupé : expropriation de
terres, installation d’implantations juives,
expulsions, démolition de maisons, etc.
Siégeant en tant que Haute Cour de Justice,
la Cour suprême d’Israël est habilitée
à statuer sur la légalité des décisions
adoptées par les autorités publiques.
Les Palestiniens des territoires occupés
sont ainsi autorisés à attaquer les mesures
prises à leur encontre par les autorités
militaires ou les gouvernements israéliens.
Si certaines décisions particulières
ont pu faire l’objet d’une condamnation
par la Cour suprême, jamais la politique
gouvernementale ne s’est trouvée remise
en cause en son principe.
A cet égard, on
peut dégager de la
jurisprudence de la
Cour suprême trois
caractéristiques : le
développement d’une
interprétation très partisane
du droit international
applicable,
en contradiction avec
la lecture généralement
admise, l’évitement
des questions
trop délicates -
comme celle de la
licéité des implantations
juives - et la prépondérance
donnée
aux motifs de sécurité
dans l’analyse de la légalité des décisions
mises en cause. Il est permis d’analyser
l’action de la plus haute juridiction
israélienne comme constituant un mode
de légitimation de la politique d’occupation
de l’État d’Israël, légitimation
destinée tant à l’opinion publique interne
qu’internationale. Il s’agit en effet de
présenter l’image d’un État démocratique
qui, même dans ses décisions concernant
les territoires occupés, soumet son
administration à la règle de droit et au
contrôle judiciaire de ses tribunaux.
Les deux décisions rendues à ce jour
par la Cour suprême concernant le Mur
israélien construit dans le territoire palestinien
occupé offrent des exemples particulièrement
emblématiques de la fonction
de légitimation remplie par cette
juridiction. Mis en cause sur le plan
international suite à la condamnation de
l’illégalité de l’édification du Mur par
l’Assemblée générale
des Nations unies puis
par l’avis du 9 juillet
2004, rendu par la Cour
internationale de Justice
(CIJ), l’État d’Israël a
indiqué qu’il poursuivrait
cette édification,
tout en se soumettant aux
jugements rendus par sa
Cour suprême quant à la
légalité du tracé choisi [2].
La Cour suprême est de
cette manière mise en
avant par Israël comme
une instance de contrôle
alternative permettant
d’écarter toute pertinence
aux décisions de la CIJ
ou de l’Assemblée générale,
tout en apparaissant comme un État
soucieux du respect du droit.
Une entreprise de légitimation de la construction du Mur
Dès la première décision, rendue le 30
juin 2004 dans l’affaire Beit Sourik Village
Council v. Government of Israel [3],
la Cour suprême a posé le principe selon
lequel la construction du Mur dans le
territoire palestinien occupé était, en
tant que telle, légale. En tant que Puissance occupante,
Israël est, selon la
Cour, habilité par
le droit international
humanitaire à
procéder à une telle
construction si elle
répond à des motifs
de sécurité. En
l’occurrence, la
Cour estime que ce
sont uniquement
des intérêts de
sécurité qui ont
motivé les autorités
israéliennes, et non
des mobiles politiques.
On trouve
là ce qui est une
constante de la
jurisprudence de la
Cour suprême, la
confiance quasi
absolue donnée
aux autorités militaires
lorsqu’elles justifient formellement
une décision par des raisons de
sécurité. C’est ainsi
que la Cour suprême
a pu, dans des décisions
antérieures, tenir
pour acquis que les
expropriations de
terres palestiniennes
afin d’y installer des
implantations juives
étaient bien réalisées
exclusivement à des
fins de sécurité. Dans
l’affaire Beit Sourik,
la Cour a considéré
que la preuve même
du caractère strictement
sécuritaire du
Mur devait être trouvé
dans le fait que le tracé du Mur ne suivait
pas la ligne verte (les « frontières »
de 1967), ligne politique, mais entrait
en territoire occupé, en fonction des
besoins de défense liés aux réalités topographiques
du terrain.
Dans la seconde affaire, Zaharan Yunis
Muhammad Mara’abe v. The Prime
Minister of Israel [4], la Cour suprême a
été amenée à approfondir son raisonnement
sur la légalité de l’édification
du Mur, afin de répondre à l’avis rendu
par la Cour internationale de Justice.
Selon la CIJ, l’illégalité du Mur puise
directement sa source dans l’illicéité de
l’installation des
colonies de peuplement
et de l’annexion
de Jérusalem-Est,
dont il constitue le
prolongement sur le
terrain. Dans sa décision
prononcée le 15
septembre 2005, la
Cour suprême
d’Israël a développé
une analyse visant à
rompre cette
connexion, lui permettant
d’affirmer
que le fait que le tracé
du Mur dans le territoire
palestinien occupé soit dessiné
de manière à inclure les grand blocs de
colonie n’est pas un motif permettant
de le considérer comme illégal. A cette
fin, la Cour suprême se fonde sur l’article
43 du Règlement de La Haye de 1907
concernant les lois et coutumes de la
guerre sur terre, qui charge la Puissance
occupante d’assurer la préservation « de
l’ordre et de la vie publics » dans le territoire
occupé. Elle estime que la défense
de la sécurité des Israéliens résidant en
territoire palestinien occupé est incluse
dans le champ de cette disposition, indépendamment
du fait de savoir si l’installation
de ces Israéliens est contraire
au droit international ou non. La Cour
conclut dès lors à la légalité de principe
de la construction du Mur en territoire
palestinien, tout en s’abstenant de se
prononcer sur la licéité des implantations
juives.
A l’évidence, ce raisonnement apparaît
juridiquement très contestable. L’article
43 du Règlement de La Haye ne saurait
en effet inclure dans l’« ordre et la vie
publics » qu’il s’agit de préserver des
situations établies illégalement par l’État
occupant. Le juge américain à la CIJ, M.
Buergenthal, bien qu’il ait été le seul
juge à voter globalement contre l’avis
du 9 juillet 2004, a adopté une position très claire sur la question, dans
sa déclaration accompagnant
l’avis :
« L’article 49 de la quatrième
convention de Genève [...] prévoit
que“la puissance occupante ne
pourra procéder à la déportation
ou au transfert d’une partie de sa
propre population civile dans le
territoire occupé par elle ”.
J’estime que cette disposition
s’applique aux colonies de peuplement
israéliennes en Cisjordanie
et que leur existence en constitue
une violation. De ce fait, les tronçons
du mur construits par Israël pour protéger
ces colonies constituent ipso facto
une violation du droit international
humanitaire ».
Dans sa décision du 15 septembre 2005,
la Cour suprême israélienne s’appuie à
de nombreuses reprises (neuf fois) sur
la déclaration du juge Buergenthal. Mais
étrangement, elle omet de se référer au
passage qui vient d’être cité lorsqu’elle
examine la problématique de la légalité
de la construction du Mur pour protéger
les implantations juives.
Dans les deux plaintes dont elle était
saisie, la Cour suprême n’en a pas moins
finalement conclu que certaines portions
de la partie du mur en cause n’étaient
pas légales. La Cour a en effet établi
que le tracé de la barrière devait répondre,
au regard du droit international et du
droit israélien, à un principe de proportionnalité,
exigeant
l’établissement d’un
équilibre adéquat
entre les impératifs
de sécurité et
l’impact humanitaire
sur les population
touchées [5]. Elle a
constaté dans les
deux affaires que cet
équilibre n’était pas
adéquatement réalisé
pour certaines
parties de la portion
de la barrière visée
par les requêtes et
en a donc ordonné la modification du
tracé. Cet aspect des deux décisions de
la Cour suprême est certainement celui
qui leur permet de remplir pleinement
leur fonction de légitimation de la
construction du Mur. Tout d’abord, le
« test de proportionnalité » réalisé par
la Cour est tout entier fondé sur le postulat
que la finalité poursuivie par l’édification
du Mur se résume strictement
à la préservation de la sécurité, et que
l’objectif poursuivi est dès lors parfaitement
légitime. Ensuite, le principe de
la construction d’un mur en territoires
palestiniens occupés n’est nullement
remis en cause, seul le détail de son
tracé, sur un plan très local, étant évalué.
Enfin, le fait de déclarer illégales certaines
portions du Mur contribue paradoxalement
à en conforter la légitimité,
en soulignant que l’existence d’un
contrôle judiciaire effectif permet de
garantir que le tracé définitif sera parfaitement
« humanitaire », incarnant un
équilibre jugé satisfaisant
avec les droits
de la population
palestinienne. On se
situe loin de l’avis
de la CIJ, qui a
conclu que « le mur
tel que tracé et le
régime qui lui est
associé portent
atteinte de manière
grave à de nombreux
droits des Palestiniens
habitant dans
le territoire occupé
par Israël sans que
les atteintes résultant de ce tracé puissent
être justifiées par des impératifs
militaires ou des nécessités de sécurité
nationale ou d’ordre public » [6].
Une volonté de délégitimation de l’avis de la CIJ
Les deux décisions rendues par la Cour
suprême dans les affaires relatives au
Mur visent également à délégitimer
l’avis rendu par la CIJ en juillet 2004,
qui conclut à l’obligation d’Israël de
cesser la construction du Mur et de
démanteler les portions déjà édifiées.
La première décision, rendue dans
l’affaire Beit Sourik, a été publiée le 30
juin 2004, neuf jours à peine avant le
prononcé annoncé de l’avis de la CIJ, ce
qui constitue certainement plus qu’un
hasard de calendrier. Il s’agit de montrer
qu’Israël n’a pas besoin d’une Cour
internationale pour évaluer la légalité
du Mur, ses propres instances judiciaires
étant mieux à même de le faire. Le jugement
de la Cour suprême va ainsi devenir,
sur le plan juridique, l’un des principaux
arguments du gouvernement
israélien afin de justifier le fait qu’il ne
tienne pas compte de l’avis de la CIJ, tout
en demeurant un Etat de droit.
La décision du 15 septembre 2005, relative
à l’affaire Zaharan Yunis Muhammad
Mara’abe, comporte une mise en
cause beaucoup plus frontale de l’avis
de la CIJ. Durant la procédure concernant
un autre plainte, la Cour suprême avait demandé au gouvernement qu’il
prenne clairement position sur l’avis de
la CIJ, ce qu’il a fait dans un mémorandum
dont un résumé a été publié en
février 2005 [7]. Dans la décision du 15
septembre 2005, la Cour suprême fait
siennes la plupart des critiques émises
par le gouvernement israélien à l’encontre
de l’avis de la CIJ, montrant une nouvelle
fois l’accointance qu’elle entretient
à l’égard des positions gouvernementales.
Pour la Cour suprême, la CIJ
se serait fondée sur des données factuelles
inexactes ou dépassées, aurait
négligé le terrorisme palestinien et n’aurait
pas tenu compte des spécificités propres
aux différentes sections du Mur. Ces
facteurs expliqueraient, selon la Cour
israélienne, qu’au départ d’un même
corpus juridique (le Règlement de La
Haye et la quatrième convention de
Genève), les deux juridictions avaient
abouti à des solutions largement opposées.
Cette critique de la méthode suivie
par la CIJ permet dès lors à la Cour
suprême israélienne de ne pas tenir
compte de l’avis pour apprécier la légalité
de la portion du Mur faisant l’objet
de la plainte déposée devant elle. Elle prétend
ainsi statuer sur la base de renseignements
plus précis, lui permettant
d’évaluer chaque parcelle du Mur au
regard des nécessités militaires et des
inconvénients subis par la population
palestinienne concernée. La volonté de
décrédibiliser l’avis de la CIJ se fait tout
à fait explicite dans la déclaration acerbe
du Vice-Président de la Cour accompagnant
le jugement. Celui-ci déclare
notamment que l’avis est fondé sur des
émotions et des opinions politiques, mais
non sur des faits établis. [8] En prenant
en considération l’avis de la CIJ tout en
le disqualifiant, la Cour suprême d’Israël
entend en neutraliser toute portée, pour
y substituer sa propre méthode du « test
de proportionnalité » ignorant toute
dimension politique dans le choix du
tracé du Mur, qui vise pourtant à placer
du côté israélien Jérusalem-Est et les
principales colonies juives.
L’entreprise de légitimation du Mur réalisée
par la Cour suprême ne semble en
définitive toutefois pas avoir convaincu
la communauté internationale, qui continue
à considérer clairement le Mur
comme totalement illégal [9], en dépit des
modifications de tracé intervenues en
février 2005, après la première décision
de la Cour suprême. La difficulté est
toutefois qu’en l’absence de mesures
efficaces adoptées par les États pour la
mise en oeuvre effective de l’avis de la
CIJ, le recours à la Cour suprême israélienne
est actuellement la seule voie qui
permette aux résidents palestiniens affectés
par la construction du Mur de
connaître une certaine amélioration de
leur sort, en obtenant certains changements
de tracé.
François Dubuisson